• 25, 26, 27 et 28 juillet 1915

    [25 juillet] C’est le jour de départ de notre Robert, qui rentre à Paris. Le cher enfant a passé, en Blésois, de bonnes vacances, et il a repris de la mine. Il emporte son brevet de chauffeur qu’il a reçu, justement, ce matin.

    Je le conduis au train de 5 h 29 du soir.

    Vers quelle époque reviendra-t-il ? Habituellement il arrive ; mais, maintenant, tout est changé.

    Le voilà parti ! Mais, lui, ne part pas sur le front et je le reverrai ; son départ est moins pénible. « Bon voyage ! »

    Ce matin, justement, nous est venue une lettre de son oncle, M. Eugène Randuineau, chef de gare à la gare du Nord (la Chapelle).

    « Paris, 24 Juillet 1915

    Chère madame

    Cher monsieur Paul

    Au moment où vous allez vous séparer de votre grand Robert pour le rendre au tourbillon parisien, je viens m’acquitter d’une petite dette que je considère comme un premier devoir. Par vous madame Randuineau est rentrée enchantée de son voyage à Blois.

    Je vous en remercie.

    Le bon accueil et la large hospitalité sont de tradition dans le Blaisois, non seulement vous les transmettez mais encore en élargissez très agréablement le souvenir ; encore une fois « merci ». Cette semaine nous avons reçu les trains de blessés [de] retour d’Allemagne. Jusqu’alors c’est ce qui m’a le plus impressionné depuis la guerre. La joie de ces braves après un long exil, retrouvant leur famille, entourés des Dames de France, des membres du gouvernement ; enfin tout était fait pour leur faire oublier leurs douleurs.

    Ce matin le général Pau leur disait : « vous arrivez, non pour apprendre la victoire encore lointaine, mais préparée d’une manière sûre et certaine. » Puisse-t-il dire vrai ? Parmi les infirmières se trouvait madame Saincère, dont le mari, également présent, a été préfet de Loir-et-Cher, à Blois.

    Je vous quitte chère madame et vous, monsieur Paul, qui faites également votre devoir auprès des blessés, en vous promettant lors de mon passage à Blois d’aller vous adresser, de vive voix, tous mes remerciements. Madame Randuineau se joint à moi pour vous adresser, avec notre meilleur souvenir, l’expression de notre bonne amitié.

    Votre vieil ami. E. Randuineau. »

    Charlot m’écrit de

    « Nieuport le 22 juillet 15

    Cher oncle,

    Voilà 6 jours que je n’ai pas reçu de vos nouvelles mais j’espère en recevoir un de ces jours. Je suis toujours en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve de même. Sur le front c’est toujours la même chose ; beaucoup de mes copains pensent passer un autre hiver, mais moi je dis que la guerre sera finie avant, et vous verrez que ce sera fini. Les boches sont fichus et bien fichus ! Ils ne seront pas près de nous taper dessus. Le bruit court toujours qu’on va aller aux Dardanelles ; nous n’irons pas, mais je serais content d’aller en démolir quelques unes de ces têtes de Turcs. Embrassez bien Robert pour moi. Bien le bonjour à Robert.

    Je termine en vous embrassant de tout cœur.

    Viard Charles, fusilier marin.

    Bien le bonjour à Candé, ainsi qu’à M. le curé ; vous pourrez leur dire que je ne me fais toujours pas de bile, et que tous ont espoir que nous aurons la victoire. À bientôt. Charles. »

    À la lettre était jointe une superbe fleur jaune, bien séchée, cueillie dans les dunes sans doute.

    [26 et 27 juillet] Une allocation est donnée aux femmes des mobilisés depuis le début de la guerre. C’est un scandale !

    Beaucoup de ces femmes qui travaillaient ne travaillent plus, ne veulent rien faire. Comment donc ! On les paie, elles vivent de leurs rentes, c’est parfait. Elles ne paient pas leurs loyers, autorisées par le moratorium, elles vivent grassement aux frais de la « princesse ». Certaines, en l’absence de leur mari, sont d’une inconduite notoire. Certaines, qui sont dans l’aisance, touchent l’allocation quand même, elles volent la France (j’en connais) ; certaines, qui sont dans la misère, ne touchent rien. C’est un scandale de la guerre !...

     

    femmes de soldats

    Épouses de soldats en file d’attente dans un dépôt de nourriture.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (382)

     

    Je vais à l’ambulance, mais toute la nuit c’est d’un calme tel (car il n’y a presque plus de blessés) que je rentre ce matin avec la décision de ne plus y retourner tant qu’il n’y aura pas plus de blessés et malades.

    Ce soir je vais aux Montils par le tramway électrique et reviens de même.

    Ce soir, je vais – après dîner – au salut du mardi pour les soldats, à la cathédrale. L’allocution est faite par M. l’abbé Besnard, vicaire à la cathédrale, aumônier militaire aux armées, actuellement en permission.

    Le bon M. Perrochon m’écrit entre autres choses : « Vive la Saint-Paul passée ! Et que la guerre finisse ! Berthe nous écrit pour nous dire que Robert est bien arrivé dimanche soir à Paris, et elle nous remercie des bonnes vacances que nous lui avons fait passer. Tout le bonheur était pour nous.

    « Nous avons reçu hier matin, dit-elle, une lettre de Charles qui datait du 21 ; il se porte bien, son lieutenant l’a photographié au téléphone, s’il lui en donne il nous en enverra une. Je lui ai écrit samedi et expédié un colis en même temps, j’ai fait pour le mieux, je lui ai mis du chocolat, du tabac, différentes boîtes de conserves et un flacon de moutarde. Je vous avais entendu dire qu’il aimait ça ; il écrira à Paul probablement lorsqu’il l’aura reçu. »

    [28 juillet] Je retourne aux Montils par le tramway et je reviens de même. Le temps est incertain.

    Le gouvernement fait un appel d’or, et chacun – ceux qui en ont – de porter leurs pièces d’or ! C’est un devoir, je le comprends, cependant faut-il pouvoir le faire. Il n’est pas suffisant de penser aux autres, faut-il penser à soi ! Soyez assuré que les autres, surtout le gouvernement, ne penseront pas à vous.

    Ceux qui en ont des tas dans leurs coffres-forts pourront les porter, et ils n’auront aucun mérite, cependant que ne les exalteront pas, et avec quelle injuste fierté ne montreront-ils pas leur reçu (certificat de patriotisme) qui leur sera donné contre leur or, avec de beaux billets car s’il est donné 100 F en or, il est remis 100 F en billets ! L’or afflue aux guichets de la Banque de France, disent les journaux. Ce sont les journaux qui le disent. Or, je me méfie des journaux et de ce qu’ils disent, depuis qu’ils nous annoncent tant de nouvelles sur la guerre, démenties par des blessés ; depuis que certains articles sont signés de gens qui font, justement, tout le contraire de ce qu’ils écrivent.

    Je connais des gens immensément riches – qui sont d’une ladrerie sans égale et qui prêchent de verser son or. S’il fallait que ces prétendus patriotes de la plume versent tout leur or, ils en mourraient de chagrin. N’en doutez pas.

    Cette guerre, après tant d’autres choses, m’a rendu philosophe.

    Madame Turmeau, notre locataire de la rue Ronceraie – pour laquelle j’ai écrit au ministère de la guerre – dont le fils : René est disparu depuis les combats du 22 août 1914 – il y a bientôt un an – reçoit une lettre de la Croix Rouge de Genève.

    « Le ministère de la guerre allemand, dit cette lettre, l’avise que des soldats allemands ont trouvé sur le champ de bataille une plaque portant le nom : René Turmeau, classe 1911, et le numéro matricule ».

    Qu’est-ce à dire ? Hélas !

    Ayant écrit à M. Riffault pour lui demander des nouvelles de son petit-fils, le lieutenant René Jolain, qui était porté disparu depuis le sanglant combat du 14 juillet au ravin des Murissons, je reçois de lui la lettre ci-dessous :

    « 27 juillet 15

    Cher monsieur Legendre

    Merci des bonnes nouvelles que vous me donnez de votre santé, et des souhaits que vous faites pour les miens. Mon fils va mieux, mais on vient de lui prolonger jusqu’au 25 août son congé de convalescence : et c’est le 25 août  qu’il a eu le genou traversé par une balle.

    La dernière lettre de René Jolain est datée du 10 Juillet, il était au ravin des Murissons, or les 12 et 13 juillet, ce ravin a été très bombardé, et le 113e de ligne a perdu du monde, surtout des prisonniers, dont le commandant Baron.

    Aussi jugez de notre inquiétude. Ses parents sont à Wassy, et seraient près de lui s’il était dans une ambulance du front…

    Je vous serre bien cordialement la main

    E. Riffault. »

    Je prends part à l’inquiétude de mon excellent client et ami M. Riffault.