• 20 et 21 juillet 1915

    [20 juillet] Ce matin, en rentrant de l’ambulance, nous allons en auto, avec Robert, par la forêt (la route de Cour, l’allée de Chailles, la route de Cellettes, l’allée verte, l’allée de Seur) où je donne les derniers conseils à Robert pour la conduite de l’auto, car, ce soir il passe son examen de conduite de voitures automobiles. Tout va très bien. Nous revenons par les Montils.

    Et ce soir, à 5 h, dans la cour de la gare, très encombrée, puis par « les Allées » jusqu’à la forêt, avec un ingénieur des mines de Tours, il passe son examen. Le résultat en est très satisfaisant et il est reçu.

    Aussi, pour le récompenser, je lui promets – si le temps le permet- de lui payer, demain, une promenade en auto à Bourges. Il sera le conducteur de la voiture ; il en a le droit maintenant, puisqu’il est autorisé et chauffeur breveté.

    [21 juillet] Ce matin les gens du quartier sont levés de très bonne heure ; les femmes surtout. Je ne sais quel « fumiste » a fait courir le bruit que ce matin des prisonniers boches devaient prendre le premier train des tramways à vapeur de Sologne, à destination de communes où ils doivent être employés aux travaux des champs. Toujours est-il que de toutes les rues, surtout du démocratique quartier de la rue Croix-Boissée, débouchent des groupes de femmes en souliers plats, en jupons courts (comme Perrette !), les cheveux en désordre, pérorant et gesticulant ! Des bandes d’enfants mal éveillés, à peine vêtus, se bousculant ! C’est d’un comique achevé.

    « Les v’là ! les v’là » crie un loustic. Et chacun de courir, et les « commères » de jacasser, en prenant forces « prises » de tabac ! Prises nécessaires pour voir les boches… qui ne vinrent pas. Et pour cause.

    Par petits groupes les curieux s’éloignèrent, les curieuses rentrèrent chez elles, elles auraient mieux fait de ne pas en sortir, la propreté de leur « intérieur » s’en serait ressenti. Ô combien !

    Beaucoup de femmes de mobilisés sont intéressantes, beaucoup – encore plus – ne le sont pas.

    Comme le temps est au beau, Robert au volant – à tout seigneur tout honneur – nous partons, en auto - pour Bourges, capitale du Berry.

    Nous aurons toute la Sologne à traverser car nous passons par Bracieux, Neuvy et Neung, afin de nous arrêter au Dangeon, voir mon chantier.

    Mais, en passant au bourg de Marcilly, tout derrière le chevet de l’église, l’auto s’arrête. Quelle panne ? J’essaie de remettre en marche, impossible. C’est la panne ! La panne angoissante et entêtée, car rien n’est plus entêtée - et capricieuse – qu’une panne. En vain nous changeons l’eau trop chaude par de l’eau plus froide, en vain nous graissons, le moteur refuse de repartir. La guigne ! Machinalement je revisse un écrou de courant électrique, le moteur repart. Veine ! Nous en profitons et repartons au plus vite, afin de rattraper le temps perdu. Dans le bourg les gens montrent des têtes curieuses aux portes et aux fenêtres. Nous nous arrêtons quelques kilomètres plus loin au Dangeon. Je m’y arrête juste le temps de voir mes travaux et nous repartons.

    La Sologne, belle et attirante défile sous nos yeux, avec ses bois, ses landes couvertes de fougères – infinis de dentelles – ses tapis de bruyères fleuries - épiscopale saison – ses fermes perdues dans les frondaisons, ses cultures, ses villages, ses croix au coin des bois, ses belles allées, ses agrestes pavillons de chasse, son innombrable gibier, ses étangs, ses imposants châteaux. C’est une ravissante et reposante région. Le calme y règne, on s’y sent en sécurité, la rêverie pend aux aiguilles des pins, le vent chante dans les sapinières, les lapins se dressent sur leurs pattes, les pies s’envolent vers quelque mauvais coup à faire, les écureuils font des prodiges de saut d’un arbre à un autre, le pic-vert tambourine l’écorce des vieux chênes ! Il y aurait tout à dire, tout à citer, tout est prenant et débordant de poésie, jusqu’aux faines qui tombent sur la mousse, jusqu’aux champignons qui poussent, et – pourquoi pas ? - jusqu’aux porcs qui groïnent dans la terre, ça et là, cherchant quelque truffe.

    Voici des allées qui s’allongent à perte de vue, dans des espaces presque infinis, jusqu’à des châteaux somptueux.

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    Salbris.- Rue de la foire.- 6 Fi 232/43. AD41

    Nous passons à Salbris aux maisons basses et rouges ; voici Nançay – dans le Cher – à la belle église neuve, au vieux château imposant et princier ; Neuvy-sur-Barangeon, Allogny – à l’orée de la forêt d’Allogny – après une hauteur d’où le regard s’étend à des lieues et des lieues à la ronde. Quel idéal panorama ! Le temps est avec nous, pas trop chaud, « à point ». En passant près d’une petite maison à Neuvy, la porte est défendue par des soldats en armes qui montent la garde. Peut-être il y a-t-il des prisonniers dans cette maison ? Nous le pensons.

    Nous prenons bientôt la grand’route et nous arrivons à Bourges. Le paysage est changé, ce n’est plus ma Sologne, nous le regrettons.

    Nous remisons l’auto à l’hôtel de France et nous déjeunons au même hôtel, rue Moyenne. Il est 11 h 30. La salle à manger de grandes proportions, décorée prétentieusement, d’un goût que je n’aime pas, est presque remplie d’officiers et sous-officiers. C’est que Bourges avec ses régiments et son école d’artillerie, ses ateliers de pyrotechnie, son aérodrome voisin du Camp d’Avord, est une importante station militaire. Les fantassins, les artilleurs, les pyrotechniciens, les aviateurs voisinent aux tables et à la table d’hôte où nous sommes ; nombreuses sont les décorations qui constellent les poitrines.

    Après le déjeuner - qui fut quelconque – nous nous promenons dans les rues de la ville ; la place Cujas, la place Planchat ; l’hôtel Jacques Cœur construit par le fameux argentier de Charles VII ; la vaste et merveilleuse cathédrale (quant à la hardiesse de sa construction), mais surchargée d’un amoncellement de sculptures horribles (quant à la décoration). Pour le dire en passant je n’aime pas cette débauche – à bien des points de vue – de sculptures bizarres, risquées et indécentes quelquefois, laides et disgracieuses souvent. Comme en poésie, comme en harmonie, il faut que l’ensemble forme un tout qui plaise et attire ; loin de là cette forêt de scènes plus ou moins convenables, où les diables inconvenants voisinent avec des saints, forme une bouillie qui fatigue la vue, arrête la vision du tout et ne représente qu’un chaos confus et choquant. Je n’aime pas cela.

    L’intérieur de la cathédrale imposant d’allure, ne me séduit pas, je l’avoue ; les détails me déplaisent et la tenue me chagrine. J’aime les cathédrales, celle-ci - en dépit de ses nombreux admirateurs – ne me retient pas.

    À côté j’admire un square à la française de grande allure, qui encadre bien le côté de la cathédrale. Nous descendons ensuite par des rues bordées de vieilles maisons intéressantes, aux pignons de bois, aux cours intérieures pavées. Nous visitons 2 petites églises quelconques – Saint Bonnet (en reconstruction) et Notre Dame.

    Dans les rues des soldats passent, beaucoup ont la croix de guerre. De la terrasse d’un café de la place Cujas où nous nous reposons, nous apercevons passer le poète berrichon, Jean Rameau, maître-sonneur de cornemuse, aux grands cheveux blancs, à la figure large, éclairée de deux yeux sympathiques et francs, coiffée d’un large feutre. C’est le barde berrichon !

    Il faut repartir, car il est 4 h, et nous nous dirigeons vers l’hôtel de France. Mais sapristi de sapristi ! Voilà encore le moteur qui nous fait des farces et ne veut pas marcher ; il nous semble que le radiateur fuit. Je cours chercher un mécanicien, il resserre deux colliers, il tourne la manivelle et, enfin, nous partons. Nous avons perdu une demi-heure aussi Robert actionne-t-il la vitesse ; si bien qu’en passant en plein Mehun-sur-Yèvre - où c’est jour de marché – la voiture passe par-dessus un superbe chien, genre épagneul ; la pauvre bête est venue se fourrer sous la voiture. Comment l’éviter ? C’était impossible. Je me retourne, les gens accourent, mais le chien n’a rien car il se sauve en hurlant. Pauvre bête ! Naturellement nous ne nous arrêtons pas, au contraire. Mais après Vignoux, dans une côte, nous nous arrêtons de force, le moteur s’arrête encore ! C’est désolant !

    Nous voilà en panne en plein Berry, loin de Blois, nous voilà frais ! Nous regardons dans le moteur, et naturellement nous ne voyons rien ; le moteur ne veut plus repartir. Qu’a-t-il ? C’est désespérant. J’envie une voiture à âne qui passe, des bicyclettes qui circulent. J’envisage la perspective, un instant, de remiser la voiture quelque part, n’importe où, et de rentrer par le train. Mais quel détour à faire ? Prendre un petit tramway jusqu’à Vierzon, puis de là passer par Orléans, changer de train aux Aubrais. À quelle heure arriverons-nous cette nuit ? Et comme maman va être en peine ! Soudain, à force de chercher, voilà le moteur qui marche ! Vite nous montons et nous partons. Est-ce une fausse alerte ? Mais non ! Nous roulons. Nous atteignons bientôt Vierzon que nous traversons sans encombres. Cela va bien ! Cela allait trop bien, car aux dernières maisons de Vierzon, dans une pente, nous voilà encore en panne !

    C’est navrant ! Je tonne contre l’auto, dis que je ne veux plus en faire, que je vais « bazarder » ma voiture, je ne veux plus en entendre parler ! Quel instrument capricieux. « C’est le plus exigeant des domestiques » me disait Me Jolain, mon avocat ; cela est vrai.

    J’en suis malade et navré.

    En vain Robert court-il chercher de l’eau à un ruisseau voisin, afin de rafraîchir le radiateur, rien n’y fait, le moteur reste récalcitrant. Je démonte le carburateur de toutes pièces et le nettoie, souffle dedans à en avaler de l’essence – ah ! quelle noce ! – je remonte le tout. À ce moment une dame, conduisant une auto, passe et m’offre du secours ; je remercie l’aimable chauffeuse de ses services, lui disant que « ce n’est qu’un coup de chaleur ! » ; au fond je n’en sais rien. Je fais revenir l’essence, Robert tourne la manivelle, le moteur ronfle, nous repartons.

    Je suis sur un volcan et, à tout instant il me semble que nous allons nous arrêter. Quelle partie de plaisir ! Le soleil baisse, l’horloge tourne ; arriverons-nous avant la nuit ? À cette pensée de voyager la nuit je frémis ; mon accident d’auto me revient à la pensée et je me vois, encore, en collision avec une voiture.

    Nous dépassons Thenioux, entrons – enfin – en Loir-et-Cher à Châtres, passons à vive allure à Mennetou. J’envie le sort d’heureuses familles qui paisiblement, sans souci d’une panne ou d’un accident, pêchent à la ligne dans les eaux poissonneuses du canal. Le paysage est ravissant, mais je ne vois rien, je ne veux rien voir, j’ai hâte d’être arrivé. Ma poitrine est haletante et ma gorge est serrée, la panne sème la peur dans mon esprit. Quel voyage !!

    Langon, puis Villefranche sont bientôt passés.

     

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    Villefranche-sur-Cher.- Rue de la Gare.- 6 Fi 280/38. AD41

     

    J’entre en Sologne et je commence à respirer, car il me semble que je suis plus « chez moi » et, déjà – loin encore cependant – je dis qu’en cas de panne, je pourrais rentrer à Blois à bicyclette ou à pied ! à pied !...

    Nous traversons Romorantin - c’était le marché, puis bientôt Mur-de-Sologne, dont le clocher est toujours privé de sa flèche.

    En face la Cailleterie je me sens plus à l’aise ; si la panne nous prenait nous recevrions une bonne hospitalité chez mon excellent client et ami M. de Bournonville. Les belles landes étendent leur tapis de bruyère violette, et les sapinières silhouettent leurs sapins rugueux sur un horizon de pourpre. Quel ravissant décor ! Mais vlan ! Une autre panne ! La cinquième de la journée. Un pneu arrière est crevé.

    J’aime mieux cela ! Si toutefois on peut préférer avoir un pneu de crevé. Je veux dire que dans cette panne là, on y voit quelque chose. En cinq minutes – montre en main – nous montons la roue de secours et nous repartons.

    Arriverons-nous ? Et cette panne sera-t-elle la dernière ?

    Bientôt Cour-Cheverny, puis Clénord sont dépassés. Je respire encore davantage, car dans cette région je suis presque en famille. Nous passons la forêt de Russy, puis Saint-Gervais, et – enfin ! - vers 8 h nous arrivons rue Bertheau !... Ouf ! Quel soupir de satisfaction ! Enfin nous voilà arrivés !

    Quelle partie de plaisir ! Ah oui ! Je m’en souviendrai ! Je ne saurais dire combien je suis heureux d’être arrivé, et je préfère « mon Blois » à Bourges. C’est une ville qui me laisse une mauvaise impression et que je n’aime pas. Sont-ce mes pannes qui en sont la cause, ou bien les rues pavées avec des pavés pointus, ou les rues tortueuses, ou sa cathédrale ? Je ne sais. Ce que je sais c’est que je n’aime pas Bourges. Enfin m’en voici revenu et c’est le principal.

    Mais en arrivant j’apprends une douloureuse nouvelle. Mon bon, mon excellent ami, mon cher vieil ami : M. Anatole Boucher[1], est mort hier au soir – 20 Juillet – au lendemain de la fête de Saint Vincent-de-Paul, âgé de 66 ans, au cours d’une crise cardiaque dont il était atteint depuis plusieurs mois. Cette nouvelle me cause une peine profonde, car j’avais pour mon vieil ami une réelle affection, qu’il me rendait du reste. Je perds en lui un bon conseil, un excellent conseil.

    Dévoué humblement aux œuvres religieuses, membre de la conférence de Saint Vincent-de-Paul de Blois, charitable et condescendant, d’une charité entendue et cachée, d’une grande humilité et d’une science profonde et rare des choses religieuses, d’une érudition toute personnelle concernant l’histoire de la religion, et doué d’une mémoire étonnante sur les faits, les dates et les actes religieux. C’était un vrai bénédictin dans le monde, c’était un saint, et c’est tout dire. Chaque matin – l’hiver comme l’été – il assistait à la messe matinale de 6 h, qu’il servait souvent. La conférence de Saint Vincent-de-Paul n’avait pas de membre plus assidu.

    Je me souviens [de] l’inoubliable voyage que je fis à Rome, en [1909], où nous étions allés assister au congrès des conférences de Saint Vincent-de-Paul et à la béatification de Jeanne d’Arc.

    Pauvre cher ami ! Il nous a quittés pour un monde meilleur. Ses mérites, ses vertus lui vaudront – dans le ciel – la récompense éternelle.

    [1] 12, rue du Grand Remenier à Blois.