• 2,3 et 4 juillet 1915

    2, 3 et 4 juillet 1915

     

    [2 juillet – La Visitation] La lettre journalière de Charles.

    Cour sur LoireRetable du choeur la Visitation

    Cour-sur-Loire.- Église Saint-Vincent.- La Visitation.- CAOA. AD41

     

    « Nieuport, le 29 juin 15

    Cher monsieur Paul

    Hier j’ai reçu un vrai courrier : 7 lettres. J’ai reçu une lettre de vous, 3 de Candé, une du directeur avec ses petits pioupious, une de Robert qui m’a fait bien plaisir. Je vous que vous ne vous ennuyez pas trop, c’est ce qu’il faut. Quand vous irez à Candé souhaitez bien le bonjour. Je me vois dans l’impossibilité d’écrire à tous. Je suis toujours en bonne santé, et j’espère que ma lettre vous trouvera tous de même. Vous me parlez de Leprêtre[1], moi je l’ai vu plusieurs fois, c’est un grand ami à Pierre, il était dans la même escouade que lui. Je termine en vous embrassant de tout cœur. Embrassez bien Mme Legendre pour moi. Bien le bonjour à Robert. Viard Charles. »

    [3 juillet] Mon excellent ami Paul Robert m’écrit :

    « Savigny, 30 juin 1915

    Bien cher Paul

    Je suis tout honteux sais-tu de m’être ainsi laissé devancer dans nos mutuels souhaits de fête. Crois bien que ceux que je t’envoie n’en sont pas moins bien sincères et bien affectueux. Je souhaite vivement que ta santé soit toujours bonne et surtout aussi celle de ta bonne maman. Il est aussi un vœu bien cher que je formule une fois de plus aujourd’hui, c’est celui de nous revoir bientôt réunis afin de fêter la délivrance de notre cher pays. J’espère que nos prières y contribueront un peu et ne feront qu’aider les succès de nos frères d’armes. Tu seras, sans doute, étonné de me savoir à Savigny, alors que le dépôt est toujours à Beaune. Nous sommes ici depuis un mois. Savigny est un hameau à 6 kilomètres de Beaune, hameau qui se trouve dans une charmante vallée, entourée de montagnes verdoyantes. Je n’ai pas besoin de te dire si je me trouve heureux, autant qu’on peut l’être d’habiter ainsi la campagne. Mon escouade se trouve logée dans les communs d’un château. Je couche dans la serre, le reste dans une remise. Nous avons le bonheur d’avoir à notre disposition un parc où je me retire souvent lorsque je veux être un peu tranquille soit pour écrire ou lire. Tu vois mon bonheur, et pourtant je t’assure bien qu’au fond j’ai souvent de bien tristes pensées maintenant. Mon frère Jean est reparti au front le 14 mai et depuis le 22 mai nous n’en n’avons plus de nouvelles. Nous demandons des renseignements partout afin de savoir ce qu’il est devenu. Tu juges de l’anxiété continuelle de mes pauvres parents ; je reçois encore une lettre ce soir et toujours pas de nouvelles. Quelle triste existence ! Mais il ne faut pas désespérer et avoir confiance quand même et malgré tout. La Providence qui nous a si bien protégée jusque maintenant continuera, je l’espère bien, à nous protéger jusqu’au bout. En tout cas, mon bien cher Paul, je te demande tout spécialement de penser à mon cher Jeannot dans tes prières. Tu comprends que, malgré la position où je me trouve maintenant, et aussi la bonne amitié de mes collègues de la section où je suis, je ne suis pas sans penser plus d’une fois ce que devient mon frère. Je ne crois pas t’avoir dit que je préparais, en ce moment, mon examen d’aspirant[2]. J’ai été content du résultat de la 1ère partie, j’espère qu’il en sera de même pour la seconde qui doit se passer la semaine prochaine. Je me recommande à ce sujet à tes bonnes prières.

    T’ai-je dit aussi que je faisais de la photo ; père a eu la gentillesse de m’envoyer un petit Kodak 4 1/2 x 6 – qui me donne de très bons résultats. J’en suis très content et j’espère, lorsque je retournerai sur le front, que je pourrai en prendre quelques-unes. Mon bien cher Paul je me vois forcé de te quitter, non sans te remercier ainsi que ta bonne maman de vos affectueux souhaits. Au revoir, cher ami, je t’embrasse bien affectueusement. Toujours bien à toi.

    P. Robert »

    Je comprends les inquiétudes de ce pauvre Paul et je mêle mes prières aux siennes.

    J’avais envoyé une carte de félicitations le 1er juillet à ce bon M. de Samboeuf[3], à l’occasion de son anniversaire, son 86e anniversaire. Il me répond par une carte :

    « Ernest de Samboeuf

    remercie bien sincèrement monsieur Legendre de l’amabilité qu’il a eue en se souvenant de son anniversaire ; merci des bons souhaits de longues années, cela n’est plus de mise pour un vieux qui entre aujourd’hui dans sa 87e. Que Dieu daigne seulement lui permettre de voir l’écrasement de la maudite race teutonne, et après cela il s’en ira en paix. Bien à vous. E. S. 1er juillet 1915 »

    J’avais envoyé une carte postale religieuse et patriotique à M. le curé de Candé, avec un mot le remerciant de l’hospitalité si aimable qu’il m’a offerte souvent. Il me répond ce matin :

    « Candé le 2 juillet

    Mon cher monsieur

    Laissez-moi vous remercier de votre excellent et religieux souvenir qui m’a fait très grand plaisir. Croyez bien que je n’oublierai pas dans mes prières votre petit marin. Chaque matin, à la messe, je recommande à Notre Seigneur ceux qui me sont chers et particulièrement, en ce moment, ceux qui sont dangereusement exposés et qui font si vaillamment leur devoir. Son nom s’ajoutera à une liste déjà longue. C’est tout ce que les invalides comme moi peuvent faire. Espérons que cela aura cependant quelque valeur auprès de Dieu !...

    C’est avec le plus plaisir, cher monsieur, que j’ai pu vous donner une hospitalité bien passagère. J’espère que vous voudrez bien me continuer ce plaisir et revenir me voir quand vous viendrez à Candé. Maintenant « l’oncle Paul » se doit à tous ses neveux et nièces. Hélas ! mon âge me refuse ce privilège. Il me confère seulement celui d’ami qui m’est très précieux. Je m’en autoriserai pour prêcher mes paroissiens les poissons du Beuvron et leur demander de sacrifier leur vie et d’accueillir généreusement les hameçons piscicides[sic]qui nous vaudront de plus fréquentes visites.

    De mon côté, cher monsieur, je ferai mon possible à mon prochain voyage à Blois d’aller vous dire un petit bonjour.

    Veuillez me permettre de vous offrir pour Mme votre mère tous mes respectueux sentiments et pour vous et votre neveu toutes mes meilleures amitiés.

    G. Labbé »

    Voilà une lettre d’un brave et bon pasteur !

    J’apprends la mort de Gabriel Leloup, tué à l’ennemi, à l’âge de 41 ans. Commerçant à Bruxelles, il était rentré en France lors de la mobilisation, avec son ami (et mon ami) Fénélon Mignon, également commerçant à Bruxelles, ayant épousé, tous les deux, deux jeunes filles belges. Fénélon Mignon, qui était auxiliaire, retourna en Belgique (c’était avant l’invasion ; c’était en août 1914, ils étaient venus me voir à leur passage en Blésois) ; Gabriel Leloup resta, fut incorporé. Il vient de trouver une mort glorieuse, le 9 mai dernier.

    Quant à Fénélon Mignon, rentré en Belgique, jamais plus je n’ai entendu parler de lui. A-t-il été fait prisonnier, comme tant d’autres ? A-t-il été tué ? Où est-il ? Je l’ignore.

    [4 juillet] C’est dimanche ! Il fait une chaleur tropicale. Histoire d’avoir un peu de fraîcheur nous allons – après midi – chercher quelqu’endroit poissonneux sur les bords du Cosson, au-delà de Vineuil, mais toutes les pêches sont gardées. Force est de déguerpir et, prenant notre résolution de la chose, sous le soleil de plomb, nous émigrons sur les rives ombreuses du Beuvron, aux Montils, où, dans le parc du docteur Corby, nous « trempons du fil dans l’eau », jusqu’au soir, pour prendre « une ablette ».

     

    6_Fi_147%00029

    Les Montils.- Le Beuvron et le Moulin de Rouillon.- 6 Fi 147/29. AD41

     

    Mais qu’il fait bon ! Le soleil couchant se mire dans les eaux clames de la rivière, tapissées de fleurs immaculées et de feuilles de nénuphars, zébrées par les ondes mourantes que produisent des gamins qui, en bande, prennent leurs ébats joyeux au gué voisin.

    Et en forêt – revenant à l’allure trop vive de nos bicyclettes – qu’il fait délicieux !

    Tout cela captive, fait oublier les horreurs de la guerre.

    Darras – par une lettre et une carte – m’envoie de ses nouvelles et me remercie de l’accueil que j’ai eu pour lui. Je crois bien qu’il quitte Bordeaux.

    [1] Le frère d’un blessé qui est à l’ambulance salle 2 ; ce frère - m’a-t-il dit - est inscrit maritime (comme lui) et est au 1er régiment de marins, 1er bataillon, 4e Cie. Je l’avais écrit à Charles.

    [2] Qui équivaut – depuis la déclaration de guerre – au grade de sous-lieutenant.

    [3] Ancien capitaine de zouaves ; à Blois, rue du Haut-Bourg [Saint-Jean], 8.