• 18 et 19 juillet 1915

    18 et 19 juillet 1915

    [18 juillet] Le généralissime des armées françaises vient de décider que des permissions seront données aux soldats mobilisés, de 4 jours ou de 8 jours, suivant les besoins, à la condition d’avoir fourni 8 mois consécutifs au front.

    Et déjà les permissionnaires arrivent ; ils viendront à tour de rôle. Qu’ils sont heureux de revoir leur famille, leur père, leur mère, leur femme, leurs enfants ! Qu’il fait bon respirer l’air pur du pays ! Le pays ! Quel mot magique qui, bien des fois, dans le danger des tranchées, a dû leur rappeler le passé !

    Le pays !! C’est pour eux la maison natale, le foyer, les êtres chers, le quartier, le clocher de la paroisse, la cloche du village, la rivière où ils prennent leurs ébats aux temps des chaleurs, la petite place, les rues familières, les parents, les amis, les maisons hospitalières, le cimetière, le patron, l’usine, le champs,  « la pièce » où le blé pousse si bien, le petit bois rempli de fraîcheur, le petit sentier, les mille riens connus qui – au loin – prennent une importance énorme, c’est aussi l’air, l’air pur du village, du hameau ou de la ville aimée, nul air ne fait tant de bien que celui-là, comme il sent bon ! Comme il repose ! et comme il donne des forces !

    Le pays c’est tout cela ! Tout cela mêlé, pêle-mêle, se pressant à l’esprit !! Le pays c’est la vie même ! c’est le « pourquoi » de cette guerre ! c’est la raison de cette lutte immense et cruelle !

    Défendre son pays, son champ, sa maison, ses enfants, tous les siens, son clocher, de l’invasion de l’ennemi, n’est-ce pas la suprême lutte !!...

    Oh ! Dans le noir de la tranchée, les dunes des Flandres aux flancs escarpés de l’Alsace, que de souvenirs se pressent à l’esprit des braves soldats. Ils revoient tout cela ! Ils vivent tout cela !! Le pays !...

    Mot d’amour et d’ivresse qui transporte au suprême bonheur d’ici-bas !

    Le pays !...

    Ils vont le revoir, ils en jouiront, ils se mêleront à sa vie, ils reverront leurs familles !...

    Et ils arrivent les permissionnaires, gais, heureux, assez propres – dans la moyenne – le teint hâlé, la barbe longue, la démarche pesante et sûre ! Comme ils sont heureux !

    On les entoure, les mains se serrent, on les embrasse, on les questionne. Et eux répondent sobrement, joyeusement, remplis de confiance. Les plus curieux veulent connaître des détails et la fin de la guerre. Mais eux, en bons soldats qui obéissent à un ordre, répondent discrètement, sans préciser, mais assurant la victoire.

    La victoire ! Ils la sèment autour d’eux en répandant la confiance. Ce sont les semeurs de bonnes nouvelles, les gais serveurs d’espérance ; ils la sèment à pleines mains !

    Semailles fécondes qui porteront des fruits !

    Toute la France labourée en profondeur, ensemencée d’espérance par nos permissionnaires, rendra des moissons de gloire au jour prochain de la victoire !...

    Ils se répandent dans nos rues nos chers « poilus », et les villes et villages prennent – pour quelques jours – l’aspect militaire qui impressionne et fortifie. Nombreux sont ceux qui portent, fièrement, sur leur poitrine la croix de guerre. Elle se détache modestement, dans l’éclat de son bronze, mais les yeux la découvre, elle fascine, elle attire. « Celui-là est un brave ! » dit-elle ! et on se découvre presque, on se découvre même, - certains hésitent cependant – c’est un brave qui passe. On le regarde, on se retourne, on le suit des yeux. C’est un brave qui passe !

     

    croix de guerre

    Groupe de soldats arborant la croix de guerre.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (476)

     

    On l’arrête aussi et sa croix est admirée. On la soupèse avec la main, ses sabres croisés sont déclarés heureux, et la date qui éclate au revers « 1914 et 1915 » semble – pour beaucoup – indiquer la terminaison de la lutte pour cette année.

    Ce n’est pas une preuve !

    Et les jours de permissions passent, coulent, s’évanouissent. A peine commencés déjà ils sont finis ! Et chacun reprend résolument le chemin de la gare, après avoir embrassés les femmes et les enfants, des larmes – cela se comprend, cela étonnerait qu’il en fut autrement – coulent sur les visages, mais eux, toujours gais, le cœur serré peut-être, repartent au front, la tête haute, fiers du devoir qui les attend.

    « Puisqu’il faut y retourner, allons-y ! Vive la France ! »…

    Ils sont partis ! Ils ne reviendront qu’à la fin de la guerre. Reviendront-ils ?...

    Dieu seul le sait !... Ils partent, le souvenir les suit, le devoir les précède !...

    Que Dieu les protège !...

    « Bien le bonjour. J’ai vu Pierre, il est en bonne santé » m’écrit Charlot, sur une carte représentant un convoi de ravitaillement sous l’avalanche des obus, en Belgique.

    En même temps je reçois de lui une lettre datée du

    « Camp Calimart le 17 juillet 15.

    Cher oncle, me dit-il

    Hier j’ai reçu le colis il m’a grand fait plaisir, tout était en bon état. J’ai tout trouvé de ce que vous m’avez annoncé et je vous remercie beaucoup. Ce soir nous partons dans les tranchées ; La dernière fois nous avons eu un blessé qui est mort peu après, il avait reçu une balle dans la tête. Dans votre dernière lettre vous me dites que vous avez reçu les 20 F à la fin du mois vous allez peut-être en recevoir 25 F. Si vous vouliez avoir la bonté de m’envoyer 10 F cela me ferait grand plaisir. Voilà 4 jours que je n’ai pas reçu de vos nouvelles, mais j’espère en recevoir aujourd’hui. Sur le front c’est toujours la même chose, mais j’ai grand espoir que cela ne durera pas longtemps. Je ne me fais toujours pas de bile. Je laisse venir le temps comme il vient, ce n’est plus l’hôpital. Mais j’aime encore mieux être aux tranchées que d’être à l’hôpital. Embrassez bien Mme Legendre pour moi. Bien le bonjour à Robert. Je termine en vous remerciant tous, car vous avez tous mis la main au colis, et en vous serrant cordialement la main. Votre neveu. Viard Charles »

    Après-midi nous allons à bicyclette, Robert et moi, à Amboise, par la rive droite ; par les paysages délicieux des Grouëts, de Chouzy, Lescure, Veuves, le chantier de Limeray et le faubourg de Notre-Dame-du bout-des-Ponts d’Amboise. Le temps est favorable pour une belle excursion en Touraine, et le soleil accroche des rayons dorés aux arbres et aux champs. Quels beaux horizons ! Nous nous rafraîchissons et revenons par le tramway électrique, bondés de permissionnaires qui arrivent ou qui partent.

    [19 juillet] Ce matin je vais aux obsèques de M. de Saint Amand, en l’église cathédrale.

    On me cite un cas de profond amour de la terre. À l’Orme–Cochard, tout près de Blois, sur la commune de Chailles, le fils unique du fermier, revenu de la guerre amputé d’une jambe, reformé – hélas ! – après de longs mois de souffrances, voulut reprendre ses travaux journaliers au grand air des champs. Il y avait quelques pièces à labourer ; bravement, joyeusement il se remit à la charrue, commandant aux chevaux, fier de faire claquer le fouet, conduisant le soc avec la sûreté d’un pilote, heureux d’ouvrir le sillon et d’en soulever – comme une vague – un repli fécond et nourricier, entouré par une bande de poules et de poulets qui se battaient lorsque la charrue mettait à découvert un ver ou un insecte. Quelle joie pour le brave garçon de reprendre sa vie, au grand air, au bon air du val de la Loire ! Comme cela valait mieux que l’air enfiévré, rempli de mille odeurs pharmaceutiques des ambulances, où – tout l’hiver - il était resté.

    Pauvre garçon ! Comme il était heureux ! C’était bien la juste récompense de son sacrifice. Mais – hélas ! – ici-bas, le sacrifice n’est jamais complet ; il ne s’achève que pour recommencer.

    La plaie de son moignon pas assez ancienne, pas assez fermée et pas assez robuste, sous les coups de la fausse jambe de bois qui – dans le sillon – derrière la charrue – s’enfonçait à ne plus s’arracher, se déchira, se tuméfia, devint noire, les douleurs revinrent, sourdes et bénignes d’abord, intolérables et cruelles ensuite. Le gai laboureur devint triste. Il fut obligé de s’arrêter.

    Finis les chansons qu’il lançait joyeusement dans les airs en regardant la glèbe !

    Les chevaux piaffent d’impatience à l’écurie ! Le soc de la charrue se rouille. Les poules attendent, tristes et roulées en boule, le laboureur qui ne vient plus.

    Il est reparti le joyeux laboureur ! Dans une ambulance de la grand’ville une nouvelle opération a été jugée nécessaire. Le pauvre garçon va avoir la jambe à nouveau sectionnée. Il se résigne, il accepte son nouveau sacrifice, et il espère reprendre, plus tard, sa place à la charrue. Laissons-lui cette douce et consolante illusion ! Sur le sol de France, actuellement, que de laboureurs lui ressemblent. Hélas !...

    Ce soir je vais à l’ambulance, où il n’y a presque plus de blessés ; quinze au total.