• 16 et 17 juillet 1915

    [16 juillet] Sur une très jolie carte Paul Robert m’apprend, hélas ! le deuil qui vient de le frapper :

    « Savigny, dimanche soir

    Bien cher Paul

    Cette fois c’est bien tristement que je viens t’écrire ces quelques mots. Mes pauvres parents ont appris dans le courant de la semaine dernière, par la Croix-Rouge de Genève, le décès de mon pauvre grand frère. Je n’ai pas besoin de te dire combien cette nouvelle me peine et c’est les larmes aux yeux que je t’annonce en quelques mots la perte si douloureuse qui nous frappe en ce moment. Mes pauvres parents étaient déjà dans une très grande anxiété, lorsque la nouvelle leur est parvenue, alors qu’il y avait encore un peu d’espoir. Tu juges de leur peine.

    Que de familles seront donc en deuil et combien manqueront à l’appel, à la fin de la campagne. Mon bien cher Paul, je recommande mon pauvre frère à tes prières et puis, aussi, tu penseras à celui qui t’appelle son grand’frère et qui reportera sur toi l’affection qu’il avait pour le sien. Tu voudras bien présenter à ta bonne maman mon respectueux souvenir et crois-moi – bien cher ami – malgré ma grande peine ton ami toujours bien affectueusement dévoué.

    Ton petit Paul. »

    Le bon et brave Paul !

    Voici encore une autre réponse que je reçois pour M. Henri Corbin :

    « Construction d’appareils aériens Hélices

    Les fils de Régy frères

    120-122, rue de Javel (15e)

    Paris, le 14 Juillet 1915

    Monsieur Paul Legendre,

    architecte, 3 rue Bertheau, Blois.

    Monsieur,

    Nous avons l’honneur de vous accuser réception de votre lettre du 10 courant nous recommandant M. Corbin, entrepreneur de menuiserie, et nous demandant de le faire détacher à notre usine.

    Nous serions très heureux de vous être agréables mais nous sommes obligés de prendre tout d’abord dans les ouvriers qui faisaient partie de notre personnel au moment de la mobilisation. De plus, nous n’avons demandé le retour que de 4 ouvriers ; nous trouvons aisément le personnel dont nous avons besoin dans les menuisiers, ébénistes, etc. Nous notons quand même votre demande et si, par la suite, il nous était possible de vous donner satisfaction, nous n’y manquerions pas. Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de notre considération distinguée.

    Les fils de Régis. »

    Le pauvre M. Corbin n’a pas de chance.

    En ville le bruit circule que ces jours derniers, vers le 14 Juillet – le combat dure encore, dit-on – le 113e a été, en partie détruit, en Argonne, au ravin des Murissons. Le commandant Baron serait tué ; Jean Guilpin[1], tué ou prisonnier ; le lieutenant Jolain[2], tué ; sur 3 000 hommes, 700 seulement seraient restés. C’est un vrai massacre et le pauvre 113e – déjà décimé – n’a pas de chance. C’est au 113e que sont la plupart des Blésois, aussi conçoit-on l’alarme que cela donne ici. Les lettres des combattants n’arrivent plus ; c’est de l’angoisse pour les pauvres parents qui en attendent. C’est au 113e que sont Marcel Perly, Édouard Cottereau, mon voisin, Henri Corbin et beaucoup d’autres.

    Mort d’un de nos bons confrères de la conférence de Saint-Vincent-de-Paul de Blois : monsieur Gaston Duflos de Saint-Amand, trésorier-payeur général honoraire, chevalier de la légion d’honneur, rappelé à Dieu à l’âge de 70 ans.

    [17 juillet] Les nouvelles se précisent et semblent se confirmer – hélas ! - pour l’attaque du 113e.

    Un gentil et modeste blessé : Edmond Cassan que j’ai rencontré cet hiver à l’ambulance, m’écrit :

    « Mardi 13 Juillet

    Très cher ami

    Ici c’est véritablement l’enfer, j’assiste tous les jours à des combats épouvantables, où les boches font l’impossible pour nous enfoncer, mais en vain. Leurs pertes sont énormes, les nôtres, hélas ! sont très élevées. Voilà quelques temps déjà que j’ai été affecté comme mitrailleur et je vous assure – cher ami – que je m’acquitte, ainsi que mes camarades, de la tâche qui nous incombe, mais nous souffrons. Parfois, un peu trop du bombardement, surtout depuis que nous sommes sur une plate-forme, presque à découvert, ce qui est plutôt désagréable, avec la guerre actuelle. En toute sincérité je ne vous cacherai pas que nous souhaitons la paix pour quitter au plus vite ces lieux de mort et d’horreur. Ma santé est assez bonne, vu les souffrances et fatigues que nous endurons mais j’ai parfois des étouffements occasionnés par mes battements de cœur[3].

    … Agréez – cher ami – mes meilleures amitiés et bons souvenirs. Edmond Cassan

    54e d’inf. 4e section de mitrailleurs, secteur postal 33. »

    Pauvre jeune homme !

    Mon excellent ami l’abbé Joseph Perly m’envoie son portrait en brancardier « poilu », avec (écrit au dos) :

    « Affectueux souvenir à mon meilleur ami. Joseph Perly. Argonne, 18 Juillet 1915 ».

    En toute sincérité s’il ne m’avait dit que c’était lui je ne l’aurais pas reconnu, tellement il est changé. « ce poilu » l’abbé Perly ?!

    Il y ajoute une carte représentant les ruines d’Avocourt (Meuse).

    « Bien cher ami. Deux mots seulement n’ayant pas le temps de vous écrire aussi longuement que le 28 Juin, pour vous dire que je suis toujours en bonne santé. De Marcel j’attends une lettre avec impatience car ils ont eu à subir une formidable attaque. La bataille a duré 3 grands jours, et une lutte nouvelle et incessante. Ci-joint un souvenir d’un vieux poilu de l’Argonne, souvenir qui, je l’espère, vous sera agréable.

    Maman m’apprenait, dans sa dernière lettre, la mort de ce pauvre Henri Henriot[4] ; hélas ! que de victimes ! que le Bon Dieu m’épargne de vous annoncer un semblable malheur !

    Bien affectueusement je vous embrasse.

    Joseph Perly. »

     

    obus de 420

    Un obus de 420 exposé dans la Cour d'Honneur des Invalides, 1915.- Agence photographique Meurisse.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2549)

     

    Pierre Gallon m’écrit du

    « Camp Galimard, le 13 juillet 15

    Monsieur Legendre

    … Nous ne restons pas inactifs, nous avons travaillé 40 heures sur 48, à refaire des gourbis qui pourront, je crois, résister presque à des 420, car les boches ont recommencé à se servir de ce calibre. Nieuport est bombardé, avec ça ; alors quand nous sommes en réserve, nous bouchons ces trous de marmites ; nous n’avons pas une minute de tranquillité. A part cela « je ne m’en fais pas « de trop[5] », de même que les copains. L’autre jour que nous allions en réserve aux caves, nous avons reçu une pluie formidable, mouillés jusqu’aux os, personne ne se plaignait, et après nous être changés et avoir avalé un bon quart de jus, nous avons poussé la romance tout le restant de la nuit ; c’est là tout le mauvais sang que nous nous faisons.

    Je n’ai pas revu Charles, ni je n’ai pas eu de ses nouvelles, depuis qu’il a changé de compagnie ; comme le service est organisé, nous ne pourrons jamais nous voir ; quand son bataillon est dans un endroit, le mien est dans l’autre ; nous allons être obligés de correspondre par lettres, c’est tout de même malheureux, mais c’est pourtant comme ça. Il m’est très difficile d’aller le rejoindre à sa compagnie, même avec l’aide de quelque autorité ; il faut que je trouve un quartier-maître de la 8e Cie qui veuille permuter avec moi, pour aller à la 2e, ce n’est pas très commode. Je regrette beaucoup, car on s’accordait bien tous les deux.

    Je n’ai manqué de faire la tournée de bistrots que vous me conseilliez ; quelques canons de vin, de temps en temps, c’est bon pour chasser les idées noires.

    … Je suis au repos dans les dunes pour 4 jours ; demain 14 Juillet, à moi tout le bonheur, je suis de garde au poste de police, pendant 24 heures ; je ne pourrai pas aller au feu d’artifice ; Charles va jouir du coup d’œil, il arrive aux tranchées demain soir, il pourra voir une quantité de fusées lumineuses.

    J’ai reçu vos 2 petites photographies qui m’ont bien fait plaisir ; je vous en remercie.

    Donnez le bonjour, de ma part, à votre maman et recevez, M. Legendre, l’assurance de ma plus sincère affection.

    Votre petit ami : Pierre. »

    Le farceur de Pierre !

    Gervois m’envoie une jolie carte de Sarlat « La Lanterne des morts, XIIe siècle ». Il me donne de ses nouvelles.

    Une lettre de Charles :

    « La Tranchée le 15 juillet 15

    Cher oncle,

    J’ai reçu les lunettes, elles m’ont grand fait plaisir, elles sont très bien et je vous remercie beaucoup.

    J’ai reçu la photo de Robert, il est très bien. Remerciez le bien pour moi, en attendant que je lui écrive, car en ce moment on n’a pas le temps. On s’attendait à quelque chose pour le 14, mais jamais ça n’a été plus tranquille, aussi bien d’un côté que de l’autre. J’ai reçu des nouvelles de Mme Gérardin, elle m’envoie un petit colis ; c’est une brave dame ! Elle a appris que son fils avait été touché, mais, en ce moment, il est en très bonne santé. L’autre jour les boches nous ont canonné, il y a eu une dizaine de tués et une vingtaine de blessés ; mais, moi, je suis toujours en bonne santé.

    La montre marche très bien, mais la lampe est cassée. J’ai écrit à Joséphine de m’envoyer des fromages de Gy, et je suis sûr qu’elle va me les envoyer de suite et qu’elle va être contente. Ah ! la brave fille ! Quand vous m’enverrez un colis ne mettez jamais de sardines, car on en a toujours de trop. Chocolat, saucisson, tabac, voilà les choses qui me feraient le plus plaisir (confitures). Embrassez-bien, Mme Legendre. Bonjour à Robert. Je termine en vous embrassant de tout cœur

    Votre neveu : Viard Charles. »

    [1] Fils du régisseur de Chaumont-sur-Loire.

    [2] Fils de M. Jolain, avocat à Blois, petit-fils de mon excellent client et ami M. Edmond Riffault.

    [3] Il est atteint d’une maladie de cœur assez accentuée.

    [4] Un pauvre petit domestique du château de l’Aubraye, à Gy (Loir-et-Cher) !

    [5] C’est le mot en faveur dans la marine.