• 14 et 15 juillet 1915

    [14 juillet] Il est une heure lorsque nous regagnons nos chambres. J’ai sommeil ayant déjà passé l’autre nuit à l’ambulance et étant allé aux Montils – à bicyclette – le tantôt.

    Malgré cela – ce matin – tout le monde est sur pied de bonne heure ; c’est qu’il ne faut pas perdre une seconde de cette seule journée de vacances.

    Le facteur, ce matin, dépose son courrier. Voyons-le !

    Pendant qu’Arthur va au Guimier[1] à bicyclette, voir son père, ses frères, belle-sœur et nièce, et que Robert, qui est devenu un chauffeur émérite, y conduit sa mère et sa tante, en automobile, je décachette les lettres.

     

    En voici une de Charles :

    « La tranchée le 9 juillet 1915

    Cher monsieur Paul

    Depuis le 30 je n’ai pas reçu de vos nouvelles, j’espère qu’elles sont toujours bonnes. Comme j’ai changé de compagnie elles mettent plus longtemps. Depuis hier au soir je suis dans la tranchée ; il y avait 48 h que la pluie tombait ; on est parti dans les tranchées avec la pluie sur le dos ; on avait de l’eau jusqu’aux genoux dans les boyaux. Je suis tombé trois fois à plat ventre dans la boue, tellement que ça glissait. Ah ! il y avait de jolis bonshommes ! Mais on ne se faisait pas de bile, et tout le monde rigolait. À présent on donne des permissions sur le front, mais il faut 6 mois de front ; donc je vais aller vous voir dans quatre mois et demi, à moins que je sois mort, mais il ne faut pas penser à cela. Des permissions de 8 jours ça me ferait passer 6 jours chez vous, mais c’est dans 4 mois 1/2 ; ça vient tous les jours.

    J’espère que ma lettre vous trouvera tous en bonne santé. »

    Après l’embrassade habituelle, il termine en disant :

    « Je vous envoie mes cartes, ainsi que le béret, par un petit colis, et toutes sortes de coquillages. »

    Voici aussi une lettre de :

    « Paris, le 12 Juillet 1915

    L’hélice intégrale - 52 rue Servan

    Anciens établissements Chauvière

    Société anonyme au capital de 1 700 000 francs »

    En réponse à ma lettre que j’avais écrite pour faire entrer M. Corbin dans cet établissement.

    « Monsieur Paul Legendre

    architecte,

    3 rue Bertheau, Blois

    Monsieur

    Nous avons l’honneur de vous accuser réception  de votre lettre du 10 Juillet, et regrettons de ne pouvoir utiliser monsieur Henri Corbin. Notre ancien personnel nous a été en partie rendu, et suffit actuellement à nos besoins.

    Recevez, monsieur, nos sincères salutations

    Chauvière. »

    La correspondance vue je pars aussi, à bicyclette, pour le Guimier. À quelques maisons, et aux édifices, les drapeaux flottent ; simple et seule démonstration de la fête nationale cette année.

    Par les Granges, Saint-Sulpice et Saint-Lubin, j’atteins le Guimier. Le temps est ravissant, pas trop chaud. Au Guimier je trouve tout le monde à table, je m’y mets aussi et déguste les bons mets de la campagne. Qu’il fait bon dans les champs !

    Il nous faut être de retour pour midi à Blois. Robert repart donc en auto, avec son chargement ; Arthur et moi nous repartons à bicyclette. Nous arrivons pour « redéjeuner ». Après-midi, Robert conduit son père – en auto – jusqu’à la Chapelle-Vendômoise.

    Nous nous restons à la maison. Le soir – après dîner – nous allons tous – excepté maman – jusqu’au pont de Saint-Gervais et nous revenons pour nous coucher. Ainsi se passe – en famille – cette journée de la fête nationale.

    [15 juillet] Voici maintenant une lettre du « 11 juillet 15 » de Charles, datée de « la ferme Labeur. »

    « Cher monsieur Paul

    Hier j’ai reçu 10 lettres, il y en avait un peu de partout. J’en ai reçu 3 de vous, Joséphine, son frère. Je suis content que vous écriviez, cela me fait plaisir ; tous les 8 jours je reçois une ou 2 lettres d’elle ; c’est une brave fille. Si vous n’avez pas reçu les 20 F. dont je vous ai parlé vous allez les recevoir un de ces jours ; si j’avais su je ne vous les aurais pas envoyé car ça fait toujours beaucoup d’inconvénient, et ils m’auraient toujours servi. Je n’ai pas encore reçu le colis que vous vouliez m’envoyer, mais n’oubliez pas de mettre du tabac s’il n’est pas parti[2]. Vous ne me dites pas ce que vous avez mis dedans[3], vous devez me cacher quelque chose.

    Enfin je vais bien voir quand je le recevrai. Sur le front c’est toujours la même chose ; peu de morts et peu de blessés. J’attends de vos nouvelles, car elles me font toujours un très grand plaisir. Bien le bonjour à Mme Legendre, ainsi qu’à Robert. Je termine en vous embrassant de tout cœur. Votre neveu qui pense à vous.

    Viard Charles.

    J’ai reçu des nouvelles de madame Thibaudier[4], mais j’ai écrit à Mme Gérardin[5] 3 lettres, je n’ai pas reçu  de ses nouvelles. »

    Je reçois aussi une lettre de Saint-Paryse, de Joséphine Latrasse qui me donne de ses bonnes nouvelles :

    « J’ai reçu – me dit-elle – des nouvelles de Charlot aujourd’hui, toujours aussi gai, aussi gentil. »

    Je reçois aussi une superbe carte de sa sœur : Berthe Latrasse, de Saint-Pierre (elle représente la fontaine Saint-Lazare, à Autun) ; elle me donne également de ses nouvelles et me dit en avoir reçu de bonnes de Charles.

    Nous allons reconduire Berthe et Arthur, qui repartent déjà pour Paris. Leur séjour n’a pas été long ; malheureusement.

    Le tantôt j’accompagne Robert et sa tante Eugénie qui partent pour le Guimier. Robert qui, les autres jours, a pu se faire délivrer un sauf-conduit, ne peut s’en faire donner un parce qu’il n’a pas de sauf-conduit. Chinoiserie administrative !

    Au Guimier nous goûtons avec de la crème délicieuse, au parfum de terroir, veloutée et exquise ; avec du bon pain frais de la campagne, le pain de « cuisse », comme on l’appelle, c’est un régal divin !

     

    120_Fi_00396

    Moissonneuse-lieuse et famille Serreau-Pinon.- Louis CLERGEAU, 1907.- 120 Fi 396. SAMPP/AD41

     

    Après le goûter nous allons par les champs avec le grand-père, M. Denis Randuineau. On fauche les avoines par ici ; là-bas les grandes moissonneuses ébattent leurs grands bras, un rythme captivant se fait entendre, les épis se couchent, ils sont happés, liés, ligotés et les gerbes – telles des victimes – jonchent le sol. Quelle poésie pénétrante !

    Nous rentrons à Blois par l’allée de Bégon, en forêt ; Bégon qui a donné son nom à cette fleur gracieuse et charmante : le bégonia.

    [1] Ferme de la commune d’Herbault.

    [2] Il est parti, et il y a du tabac.

    [3] Le petit curieux !

    [4] Infirmière de l’hôpital 1 bis.

    [5] Infirmière du même hôpital.