• 11, 12 et 13 juillet 1915

    11, 12 et 13 juillet 1915

    [11 juillet] Le temps est venteux et à la pluie. Cependant il se maintient et reste simplement venteux toute la journée.

    Sur la terrasse de l’évêché a lieu un théâtre de verdure, avec le concours d’artistes de Paris, sous la présidence et au profit des blessés des ambulances de Blois. Fête de charité !

    Voilà deux mots qui s’accordent mal : fête et charité !! Comment peut-on s’amuser, prendre part à une fête, dans les temps tristes actuels, alors que tant de braves jeunes gens souffrent, tombent sur les champs de bataille, que les vides se font dans les foyers, que le deuil est partout ! Et s’amuser sous le prétexte de la charité ! C’est le plus complet abaissement que je connaisse. Prétendre, avec des airs d’emprunt, et de circonstance, faire acte de charité ! Et ne pouvoir faire la charité qu’en s’amusant !! Donnez et restez chez vous ! Comment comprend-on la charité ? La vraie, la seule, se fait sans bruit. Toute autre, n’est pas, ne peut pas être la charité. Nous verrons, du reste, ce que les pauvres blessés récolteront. Attendons !

    René Daveau m’envoie une carte me disant qu’il vient passer la journée à Blois, sans doute pour assister à la fête ! Voilà encore des gens qui comprennent la charité d’une drôle de façon ; c’est à fréquenter les gens qu’on les connaît. René viendra dimanche dépenser bêtement son argent, alors qu’il n’envoie même pas à Charlot, sur le front, qui se bat pour lui, pour nous – comme Berthe le fait, comme je le fais – un colis, ne serait-ce qu’un simple paquet de tabac.

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    Vineuil.- Les Noëls. Le transformateur électrique.- 6 Fi 295/7. AD41

     

    Aussi le tantôt, Robert et moi, à bicyclette, nous déguerpissons aussitôt le déjeuner et allons par les Noëls, Morest, Maslives, Chambord ; en forêt de Boulogne – dans l’allée de Bracieux – nous nous asseyons sur le bord du fossé, parmi la mousse et la bruyère. Qu’il fait bon ! Les chênes et les sapins s’étendent tout autour de nous et le vent chante dans leurs branches. Nous repartons – après un long arrêt – avec des bottes de bruyère fleurie. Nous passons à Bracieux, les Ponts d’Arian, Tour-en-Sologne, Clénord et Blois.

    René et un de ses amis de Candé, Robert Mestivier, passent à la maison, revenant de la « fête de charité ! » - dont l’organisation laissait à désirer – disent-ils – nous les retenons à dîner.

    J’ai reçu, ces jours derniers, de Cherbourg, 20 F. qui me sont envoyés par l’autorité maritime, pour le mois de Charlot.

    Je reçois une lettre intéressante de Corbin, le brave menuisier de la rue Musnier, en Vienne, en réponse à une lettre que je lui ai écrite.

    « 7 juillet 1915

    Monsieur Legendre

    C’est avec un grand plaisir que j’ai reçu votre lettre du 29 juin, car pour celui qui est au front c’est un grand réconfort que de recevoir des nouvelles des amis et du pays. Tous les soirs la distribution du courrier est attendue avec impatience, et personne n’y manque, et une lettre venant du pays vous apporte un peu de tout ce qu’on a laissé là-bas. Dans les moments tragiques c’est surtout la vision du clocher, qui se présente à vous, après les siens. J’en ai déjà vécu pas mal de ces mauvais moments et, malheureusement, cela n’est pas fini, car l’on parle à présent d’une campagne d’hiver. L’hiver dans la tranchée, monsieur, c’est une chose terrible et on en frémit rien que d’y penser. L’hiver dernier j’étais à Vauquois, nous avions de l’eau jusqu’aux genoux et l’on ne pouvait faire du feu que la nuit venue, les tranchées étaient dans le bas de la pente, les boches, eux, occupaient la crête, leurs tranchées devaient être beaucoup plus saines que les nôtres, et la pente leur permettait de nous envoyer des grenades qu’ils faisaient rouler jusqu’à nos tranchées. Quand nous sommes partis de là le régiment était tellement fatigué que l’on fut obligé de nous emmener au repos en automobile. Cet hiver nous serons sans doute un peu mieux, car tout ce beau temps nous avons aménagé nos tranchées et vous ne pouvez vous figurer, monsieur Legendre, les terrassements qui ont été faits. On pourra dire que l’infanterie a travaillé, il n’y a pas d’armes qui ait été à la peine comme elle. Les plus heureux ce sont les artilleurs, ils ont eu des pertes sérieuses au début car ils ne se dissimulaient pas assez, mais aujourd’hui ce n’est plus la même chose ; je connais des pièces qui tirent depuis quatre à cinq mois au même endroit et qui ne sont jamais inquiétées. Pour nous il n’en est pas de même car le séjour dans la tranchée devient de plus en plus intenable ; au début les boches nous envoyaient des grenades, des boîtes de singe, tout cela n’était pas très dangereux, puis vinrent les crapouillots qui étaient insignifiants au début, les colis-postaux, sorte de caisse qui n’était en somme qu’un crapouillot à parois de bois, mais tout cela est à peu près disparu.

    Aujourd’hui ce sont les crapouillots à ailettes qui vont peser jusqu’à cinquante kilogrammes, qui font autant de dégâts que le cent cinq, car l’on a beau dire les boches ont une excellente artillerie ; puis les torpilles aériennes, les gaz asphyxiants, puis enfin les mines ; j’ai été en visiter quelques-unes, c’est un travail gigantesque. J’en ai vu une qui a environ soixante mètres de long, au bout l’on a creusé deux puits d’environ six mètres de profondeur, du fond desquels l’on creuse encore des galeries dans la direction des tranchées boches, ces galeries n’étaient qu’ébauchées quand j’y suis descendu. Pensez, monsieur Legendre, qu’il a fallu sortir toute la terre à la main, dans de petits sacs et la porter souvent très loin. Le génie travaille aux mines, l’infanterie en sort la terre et la transporte. Je souhaite comme vous, monsieur Legendre, que cette terrible guerre finisse au plus tôt, mais cela ne me semble pas près et combien encore doivent y rester ! Par ici l’on ne voit que des tombes à chaque pas, et que vont devenir les malheureuses veuves et les pauvres enfants. Car le plus malheureux ce n’est pas celui qui reste ici, c’est ceux qui restent au pays. Je vous remercie bien, monsieur Legendre, de vous être occupé de moi[1]. Je crois déjà vous devoir beaucoup et pouvez croire à ma reconnaissance pour tout ce que vous avez déjà fait pour moi, et si je rentrais dans une usine quelconque, pour ma femme et mes petits-enfants, je ne saurais, monsieur Legendre, comment vous affirmer ma reconnaissance ; car l’on a beau dire les anciens sont peu nombreux. Il y a quelques jours l’on a demandé les plus anciens pour les envoyer en permission, et bien dans la compagnie il en fallait dix huit et je me trouve être le quatorzième, moi qui voilà dix mois qui suis sur le front. Je suis bien heureux de pouvoir aller voir mon vieux Blois, ma famille et mes amis, et vous pensez, monsieur Legendre, avec quelle joie cette nouvelle a été accueillie. Nos permissions sont établies pour huit jours, nous irons lorsque le bataillon sera au repos, ce qui demande au moins une douzaine de jours. Pourvu qu’il n’arrive rien de fâcheux d’ici là ? Enfin j’espère que la Divine Providence me protégera et que le Bon Dieu, que je prie souvent, ne m’abandonnera pas. Soyez-sûr, monsieur Legendre, que si j’ai le bonheur d’aller chez moi, ma première visite sera pour vous.

    Je m’arrête ici, monsieur Legendre, en souhaitant que ce petit mot vous trouve en bonne santé, ainsi que madame votre mère, à qui vous direz bien des choses de ma part. Recevez, cher monsieur, en même temps que l’assurance de mon dévouement toute ma reconnaissance. Je vous salue et vous serre cordialement la main.

    H. Corbin, soldat au 113e d’infanterie, 5e Cie, 2e escouade, secteur postal n°9. »

    Voilà une longue et très intéressante lettre d’un brave soldat qui ne se plaint pas, et fait son devoir très modestement, très naturellement.

    [12 et 13 juillet] La « nièce » Marthe de Candé m’envoie une bonne carte de

    « Candé. Dimanche soir

    Cher oncle Paul

    Merci beaucoup de l’amabilité que vous avez de me donner des nouvelles de Charlot. Je vous en suis très reconnaissante. J’apprends avec plaisir qu’elles sont toujours très bonnes, et je désire, de tout mon cœur, que cela continue. Merci aussi d’avoir bien voulu y joindre son adresse. Je n’ai pas eu d’autres lettres de lui que celle que je vous ai montrée. Je comprends bien qu’il est toujours malheureusement bien exposé et toujours dans un poste dangereux. Hélas ! que deviendront ces malheureux s’ils doivent passer un second hiver. Enfin ! espérons en des jours meilleurs et au prochain retour de tous ceux qui nous sont chers. Recevez cher « oncle Paul » de ma tante et de moi, nos meilleures amitiés.

    “Nièce Marthe”. »

    La « nièce Marthe » est une bonne fille ! Elle a bon cœur.

    Le soldat Labaye (de Cellettes) qui est du côté de Baccarat (Meurthe-et-Moselle), le meilleur ouvrier du régiment – paraît-il – pour creuser des mines, m’écrit pour affaires du bâtiment.

    René Daveau m’envoie une carte humoristique « Guillaume part en guerre ! », il me remercie de l’avoir retenu à dîner dimanche, et me dit « qu’il est arrivé en bon porc et à bon port, à 9 h 30 du soir ! »

    Berthe nous écrit qu’ils ne peuvent avoir de vacances encore cette année, en raison du personnel absent, mais qu’ils arriveront dans la nuit du 13 au 14, pour passer la journée du 14 juillet avec nous, et repartir le lendemain matin ; leur belle-sœur Eugénie les accompagnera. C’est peu, mais ce court séjour sera mieux que rien.

    Hélas ! les tristes craintes de mon cher ami Paul Robert (de Lunéville) étaient fondées. Mon excellent ami, monsieur Henri Robert (de Lunéville) m’écrit :

    « Lunéville, le 10 juillet 1915

    Mon bien cher ami

    Je viens vous faire part d’une bien triste nouvelle, notre cher fils aîné, Jean, a succombé ! Reparti au front vers le 17 mai, il a été fait prisonnier le 22, après avoir été blessé, je crois, très gravement ; je ne sais ni où, ni quand il est décédé !

    La Croix-Rouge de Genève m’écrit que des soldats allemands ont constaté son décès ; son livret, en effet, et les objets trouvés sur lui ne laissent aucun doute à cet égard.

    C’est doublement douloureux pour nous de penser qu’il a succombé entre les mains de l’ennemi, sans même une parole française près de son dernier soupir.

    Et notre pauvre Paul qui était si fier d’avoir bien réussi la 1ère partie de son examen d’élève officier, quel ne va pas être son chagrin, lui qui était si uni à son frère.

    Voulez-vous, cher monsieur, lui écrire ; vos sentiments que je sais si affectueux pour lui, seront un réconfort bien utile en de si douloureux moments, je vous en remercie et vous prie d’agréer, un souvenir bien affectueux et bien attristé.

    Henri Robert »

    Pauvres chers amis ! Combien je prends une part douloureuse et bien sincère à leur patriotique épreuve. J’écris aussitôt à monsieur Robert et à Paul mes sentiments de franche amitié, et – chrétiens éprouvés qu’ils sont – leur montre la confiance qu’il faut avoir dans les promesses éternelles de Dieu. Prions-ensemble ! Et là – dans mon bureau - j’ai la photographie de ce père si heureux, entouré de ses deux fils. Hélas ! un vide immense vient de se creuser à sa droite. Déjà matériellement atteint, lors de l’occupation de Lunéville par les Allemands, voilà mes chers amis atteints dans la plus chère de leurs affections.

    Afin qu’on le sache, et c’est un honneur et un devoir pour moi de le faire savoir, je place au-dessus du portrait de Jean cette épitaphe :

    « MORT POUR LA PATRIE

    MAI 1915 »

    Ce soir je vais à l’ambulance, mais la nuit se passe dans le calme le plus fatigant qu’il soit. En raison de la longueur de la guerre, l’ambulance – comme les gens – est obligée de faire des économies. Les petites sœurs servantes de Marie, qui venaient la nuit, ne viennent plus (elles étaient payées, donc raison d’économies) ; les becs de gaz sont éteints dans les salles, et, jusqu’au lever du jour, on reste dans l’obscurité. Pour toujours dire, franchement, ce que je pense, je trouve mal que les petites sœurs se fassent payer. Est-ce que les pauvres soldats qu’elles soignent, eux, vendent leur santé ; et ceux qui meurent vendent-ils leur vie ? C’est mal de se faire payer.

    Charlot m’écrit :

    « La tranchée, le 10 juillet 15

    Cher monsieur Paul

    Aujourd’hui j’ai reçu une lettre de vous datée du 6, avec beaucoup de reproches[2]. Mais vous ne recevez pas toutes mes lettres car je vous fais réponse aussitôt, en vous parlant toujours de ce que j’ai reçu. Je remercie bien Mme Legendre de sa bonne carte ; ainsi que je vous l’ai dit j’ai reçu vos lettres et je vous ai envoyé une lettre de remerciements. Pour les photos je vous ai écrit que je les avais trouvées très bien, et j’avais écrit à Robert en lui disant d’en faire d’autres. Je les trouve très bien, c’est bien fait. Enfin je vous remercie beaucoup et je ne vous en veux pas, au contraire vous avez raison de me rappeler à l’ordre. Je suis très bien dans ma nouvelle compagnie ; tant qu’à Pierre je ne le vois plus, mais je le verrai quand je voudrai, je n’aurai qu’à demander une permission au lieutenant et elle me sera accordée. Vous ne me parlez pas si vous avez reçu l’argent de mon mois. Avez-vous reçu la lettre dans laquelle je vous disais de m’envoyer une paire de lunettes. Ce n’est pas toujours facile à faire de longues lettres, et on ne peut pas dire ce que l’on fait. Je ferai mon possible. Embrassez bien Mme Legendre pour moi. Bien le bonjour à Robert. Je termine en vous embrassant de tout cœur.

    Votre neveu à la mode de France qui ne vous oublie pas. Viard Charles »

    Comme Berthe, Arthur et Eugénie arrivent cette nuit par le train de minuit vingt-trois – pensons-nous – nous partons ce soir – mardi – vers 11 h 30 de la maison, pour aller au devant d’eux à la gare. Au coin du pont de Vienne, la sentinelle fait les cent pas, le fusil sur l’épaule ; la nuit est noire, et les lumières des becs de gaz se reflètent dans les flaques d’eau ; là-bas, sur la côte des Grouëts, un serpent lumineux roule ses anneaux : c’est un train qui descend vers Tours. La sentinelle vient à nous, tenant toujours son fusil sur l’épaule gauche, elle lève son bras droit au ciel, d’un geste d’alarme : « Quelle catastrophe ! Quelle catastrophe ! » nous dit-elle. Et comme nous restons là, bouche bée, ne comprenant rien à cette exclamation « Quelle catastrophe ! reprit-elle, quelle catastrophe ! » Et ses yeux se roulaient, hagards. « Ca y est » - me dis-je à part-moi – il est fou » « Quoi donc ? lui dis-je, à moitié rassuré, regardant avec anxiété presque sa baïonnette qu’il faisait miroiter « Quoi donc ? Une catastrophe… de chemin de fer ? – Mais non ! La guerre !! – Ah oui ! la guerre ! » Il était temps qu’il s’en aperçoive, depuis un an bientôt qu’elle durait. « Pourvu, ajouta-t-il – pendant que nous nous éloignions – que nous soyons vainqueurs ! – Nous le serons ! » Nous le laissâmes, seul, dans la nuit, déambulant et gesticulant.

     

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    Blois.- Les rues Denis-Papin et du Commerce.- 6 Fi 18/843. AD41

     

    Rue Denis Papin nous rencontrâmes Berthe, Arthur et Eugénie ; ils étaient partis par un train plus rapide que celui que nous pensions, celui que nous avions aperçu roulant vers la côte des Grouëts. Nous revînmes avec eux, après les embrassades naturelles. Au pont de Vienne, le même factionnaire voulut nous tenir un dialogue : « Je suis souffleur à l’Odéon ! » nous dit-il. Il se croyait, sans doute, à une tragédie ! Le pauvre homme nous amusa fort. Les 12 coups de minuit sonnaient lorsque nous arrivions à la maison. Tout dormait.

    [1] Je me suis occupé, en effet, sur l’avis donné par le ministre de la guerre, de le faire entrer dans une fabrique d’hélices d’aéroplanes. Réussirai-je ?

    [2] Je lui avais écrit que ses lettres n’étaient pas intéressantes « Bonjour ! Bonsoir ! Je me porte bien, etc. ». C’était toujours le même thème.