• 9, 10 et 11 août 1915

    [9 août] Que dire de la guerre ? Rien. Ça n’avance à rien. C’est toujours la même chose.

    Le bon Dargent m’envoie une lettre

    « Le camp des Trois-Jurés (?) [Aux Eparges] le 6 août 1915 – vendredi

    Nous sommes dans les tranchées de Calonne en ce moment (Meuse)

    Mon cher monsieur Legendre

    Vous ne pouvez vous figuré ce que j’ai été heureux en recevant de vos nouvelles depuis si longtemps que je n’avait attendu parler de monsieur Legendre ci les deux cartes mon fait une grande surprise. Je vous dirais mon cher monsieur Legendre que je suis toujours en très bonne santé pour le moment mais bien fatigué car nous n’avons pas beaucoup de repot en ce moment et je pence que la présence de ma lettre vous trouveras en bonne santé ainsi que madame Legendre, aussi, aujourd’huie nous somme en repot pour une journée ou deux mais ce n’est pas beaucoup juste le temps de se nettoyer et de laver notre linge que voila quinze jours que nous n’avons pûts le faire, et c’est même trop longtemp sans ce changer, c’est pour cela que nous avons des petits camarades avec nous qui ne sont pas faciles à çe débaracers d’eux. Mais il faut bien espéré que sa vat bientôt se terminer cette salle guerre qui nous tiens depuis un an sans gagner un seul sous et toujours en dépenser et bien du mal comme réçompense sa fini par devenire trop long pour des hommes de notre âges sa n’est plus la les belles et bonnes journées passées dans l’ambulance de Blois bien soigner comme je l’ai été par ma Sœur Marcelle et entouré de bons amis comme monsieur Legendre et de bons camarades aussi. J’ai écrit tous de suite à mon camarade Charle tous aussito que j’ai eût son adresse j’attent sa réponce d’un jours ou l’autre. Bien le bonjour à ma Sœur Marcelle et à ma Sœur Emma, ainsi qu’à madame Legendre de ma part si vous plais.

    Je vous serais éternellement reconnaissant pour tout le bien que vous m’avez toujours fait. Daigner agréer monsieur Legendre l’assurance de mes sentiments les plus respectueux ainsi que l’hommage de ma profonde gratitude.

    Votre tous dévoué ami qui vous serre cordialement la main de bien loing.

    Dargent Patrice. »

    Le brave et bon Dargent ! Il ne sera jamais professeur d’orthographe.

    Je vais ce tantôt aux Montils (aller et retour par le tramway électrique). Il fait une chaleur sénégalienne. Tant mieux !

    En rentrant je trouve une superbe carte (Nancy la Fontaine d’Amphitrite et la grille de Jean Lamour)

    « 6 Août 1915

    Monsieur

    Me rappelant à votre bon souvenir, vous envoie à mon retour sur ce front de combat l’espoir en un prochain retour. Toujours courage et confiance. Bien des choses aimables à votre mère.

    Civilités. A. Roch. »

    C’est mon brave voisin, M. Roch, décoré de la croix de guerre, que j’ai invité l’autre jour à déguster une bonne bouteille, pour arroser son passage parmi nous. Cela l’a touché, sans doute ; il s’en est souvenu. Tant mieux !

    Monsieur le chanoine Pasquier[1], ancien aumônier des Ursulines, vient de mourir. C’était un bon et saint prêtre. C’était un grand chercheur de champignons. Je l’ai vu bien des fois allant faire sa cueillette en forêt de Blois, il aimait ça. Qu’il repose dans la paix éternelle !

    [10 août] Allons bon ! Charlot m’écrit :

    «……………. le 6 août 15

    Cher oncle

    Étonnez-vous pas à présent si vous recevez moins souvent de mes nouvelles, car on a plus le droit de mettre ni où l’on est, ni parler du front. Mais je serais heureux de recevoir souvent de vos nouvelles (je vous écrirai toujours : je suis en bonne santé). Embrassez-bien madame Legendre pour moi. Je termine en vous embrassant de tout cœur.

    Viard Charles.

    Je suis toujours plein de poux, et je ne suis pas le seul. On se nettoie, 3 minutes après on en a autant.

    Signé : Pouilleux. »

    Alors les familles ne vont plus rien savoir des leurs. C’est l’isolement complet. Que craint-on ? Que va-t-on faire ? Certainement il faut obéir aux chefs ; la discipline est une raison de la victoire.

    M. Roch a écrit la même chose que Charles à sa femme ; or l’un est dans les Flandres, l’autre est en Argonne, et ils ne se connaissent pas, donc les ordres qui viennent d’être donnés sont exacts.

    N’insistons pas et acceptons ce sacrifice.

    René, « neveu n° 3 » de Candé m’envoie une carte « la chapelle du château de Villelouet, à Chailles ». Il me dit que M. Daveau, garde des voies, va venir en permission la semaine prochaine et qu’il espère me voir à cette occasion.

    [11 août] Ce matin je vais en automobile au Dangeon. C’est pour moi une vraie corvée parce que je déteste de plus en plus l’automobile, c’est – pour moi – un mode de transport stupide et fatiguant.

     

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    Neung-sur Beuvron.- Moulin de Groselay.- 6 Fi 159/54. AD41

     

    Il fait très chaud. Et justement, avant d’arriver à Neung, voici une panne d’essence. Enfin, après avoir démonté le carburateur, avalé de l’essence en soufflant dedans, mis de l’huile aux mains, je repars ; mais j’ai une peur terrible d’une nouvelle panne, une crevaison, je ne sais quoi ; j’en tremble ! Ah ! C’est charmant. Je suis sur des charbons ! Entre Marcilly et le Dangeon, nouvelle panne. Ah ! zut ! Je ne veux plus rien savoir, je bazarde ma voiture, j’en ai assez ! Mais, avant, il faut rentrer à Blois ! Après la même opération que tout à l’heure je repars et j’arrive au Dangeon. J’ai rendez-vous avec M. Mallard, père, qui revient de Vichy. Il est en retard, les entrepreneurs MM. Porcher (de Romorantin) et Tripault (de Marcilly) s’en vont. Je vais au devant de M. Mallard, un grand, gros et fort homme, qui marche très mal ; ancien constructeur de navires et armateur à Saint-Malo, c’est l’homme juste et bon par excellence.

    Il a eu, là-bas, à Vichy, durant sa cure, d’intéressantes conversations sur la guerre avec des notabilités politiques en vue. M. Delahaye, sénateur de Maine-et-Loire, lui a dit en quelle détresse nous nous trouvions lors de l’avancée des Prussiens sur Paris. Ceux-ci aidés par les Caillaux, les Ullman, Messimy[2], arrivaient à bride abattue, sûrement sur Paris. Poincaré voulut démissionner, ce fut de la détresse. La France alla à deux doigts de sa perte. Dieu ne le voulut pas. Il fit, ce que les catholiques français appelleront « Le miracle de la Marne ! »

    Il y eut une entrevue à Paris entre Kitchener, le généralissime anglais, Poincaré, le gouverneur Michel[3], et les ministres.

    « Messieurs l’Angleterre et la Belgique continueront seuls à se battre, puisque vous avez peur ; nous succomberons, nous le savons, mais l’histoire de l’Angleterre enregistrera une page belle et héroïque entre toutes. Quant à la France elle sera anéantie et son histoire si glorieuse finira dans une lâcheté. Quant à vous – en se retournant vers le général Michel – si vous étiez en Angleterre, par votre incapacité, vous seriez jugé séance tenante et passé au poteau. Je n’insiste pas, messieurs ; l’Angleterre fera son devoir, la France sait maintenant si elle doit faire le sien[4]. »

    On sut ce qui se passa, le remplacement de Messimy au ministère de la guerre par Millerand, le renvoi du général Michel par le général Gallieni. Aussitôt des ordres furent donnés, le gouvernement se sauva à Bordeaux, la retraite des Allemands commença. Elle s’arrêta lorsque nous ne pûmes plus les poursuivre, faute de munitions. Ils se fortifièrent dans les tranchées, dans les carrières, dans toutes les positions qu’ils avaient achetées, préparées durant des années, sous l’œil opaque de notre gouvernement français. Ils y sont encore.

    Ainsi me disait le bon M. Mallard, comme il le dit à M. le curé de Marcilly que nous étions allés voir, ainsi qu’à tous ceux qui voulurent l’entendre.

    Après notre visite des travaux du Dangeon qui lui fit un grand plaisir puisqu’il envoya à ses enfants, à Rennes, le télégramme suivant : « Enchanté de ma visite Dangeon avec Legendre » nous revînmes vers le bourg, où nous déjeunâmes à l’hôtel de la Croix Blanche.

     

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    Marcilly-en-Gault.- La Place.- 6 Fi 125/2. AD41

     

    Enfin, après deux nouvelles pannes en cours de route, à 4 h nous étions à Blois. Enchanté d’être arrivé et ne voulant plus entendre parler d’auto ; bien décidé à vendre la mienne.

    Ce soir je vais – comme tous les soirs, du reste – au salut de la neuvaine. Il n’y a presque personne et sur le seuil des portes, et jusque devant l’église, les gens paressent, sont assis, rient, gesticulent, cancanent. Et la petite assistance qui prie Dieu d’arrêter la guerre est composée, en majeure partie, de gens qui n’ont personne à la guerre ; tandis que je vois, à toutes les portes, et j’en connais, des gens qui ont des leurs sur le champ de bataille, ils se lamentent, ils se plaignent et ne prient pas Dieu de leur venir en aide. Ah ! Comment s’étonner de ce qui nous arrive. Peuple frivole et ingrat ! La France est bien malade !...

    Charlot m’envoie le portrait de son ami : Marcel Descamps (un très gentil garçon, à l’air brave et doux) ; c’est aussi un Nivernais.

    « Le 8 Août 15

    Cher oncle

    J’ai reçu des nouvelles de Robert et dans sa lettre j’ai trouvé 3 photos. Ah ! J’ai rigolé 5 minutes ! Vous étiez habillé en paysan ! À présent j’en ai beaucoup de photos. Je joins à la lettre la photo de mon copain Marcel, vous pourrez la garder. Marthe m’a écrit en me disant que sa tante avait décidé de m’envoyer du tabac, vous pourrez la remercier pour moi quand  vous passerez là-bas ; c’est du bon monde. Elle me dit que vos visites se font de plus en plus rares, c’est vrai vous n’avez plus vos coquins de neveux pour aller voir les demoiselles de Candé, mais ça reviendra peut-être plus tôt qu’on le pense, peut-être pas pour longtemps, mais ça sera une surprise, histoire d’aller vous dire bonjour. Embrassez bien Mme Legendre pour moi. Je suis en bonne santé et je désire que ma lettre vous trouve tous de même à la maison. Votre neveu à la mode de France qui vous embrasse bien fort.

    Viard Charles. »

    Dans son allusion aux 3 photos de Robert, il en est une où je suis photographié en « Mossieu » et 2 où je suis habillé en blouse, un panier au bras, un énorme parapluie de mon grand’père ; j’ai quelque faux-air avec le portrait de Paul Bernard, en poète solognot. C’est pourquoi Charlot dit : « Ah ! J’ai rigolé 5 minutes[5] ! Vous étiez habillé en paysan ! »…

    Marcel Descamps m’a l’air d’un bon gars !

    [1] Rue des Rouillis, n° 14.

    [2] [Joseph Caillaux, président du conseil 1911-1912 ; Émile Ullman, directeur du Comptoir national d’escompte ; Adolphe Messimy ministre de la Guerre 1911-1912].

    [3] [Victor-Constant Michel, gouverneur militaire de Paris, remplacé par Joseph Gallieni].

    [4] Paroles de Lord Kitchener, généralissime.

    [5] Phrase qui lui est familière.