• 6, 7 et 8 août 1915

    [6 août] Ce matin je vais à la messe dite, par les soins de la conférence Saint-Vincent-de-Paul, à la cathédrale, pour notre excellent confrère, et mon cher ami : M. Boucher.

    Et ce soir, je vais à l’enterrement de la femme[1] d’un locataire de maman, revenu du front malade de « la poitrine ». C’est sa femme qui part la première, laissant 3 petits enfants. Que de misères !

    À ce sujet disons ce que sont devenus nos locataires.

    Maison rue Ronceraie, n° 1

    Mme Turmeau, bibliothécaire à la gare des tramways à vapeur. Son fils aîné (directeur de la succursale de la Société Générale de Romorantin – son seul soutien) est mobilisé ; son fils cadet, René, disparu depuis le combat de Morhange est probablement tué.

    M. Bottereau (employé aux cafés Caïffa), mobilisé, dans l’Argonne.

    Maison rue des Chalands, n° 62

    M. Martial Bernard, électricien, prisonnier en Allemagne.

    M. Beaucher, couvreur, réformé à la suite d’une maladie contractée sur le front.

    M. Bodier, cordonnier, mobilisé, est parti sur le front dernièrement.

    M. Arnoult, livreur, mobilisé est aux Dardanelles.

     

    6_Fi_018%00852

    Blois.- Rues des Chalands. Le quai.- 6 Fi 18/852. AD41

     

    De sorte qu’en vertu du moratorium : 1° à Noël 1914 : à la maison de la rue des Chalands, un seul locataire a payé son loyer ; à la rue Ronceraie les deux ont payé. 2° à la Saint Jean 1915 (jusqu’à ce jour) un seul locataire a payé, rue des Chalands, et encore parce que ce locataire est parti, et encore, pour cette cause a été obligé de payer. Et il faut bien payer les impôts ! Et voilà les beautés du moratorium ! Un autre scandale de la guerre.

    Henri Corbin m’envoie une « vue de l’église en ruine de Clermont-en-Argonne ». Il me dit

    « Les fêtes du 14 Juillet ne se sont pas très bien passées ici ; les Allemands nous ont attaqués le 13, et mon régiment a eu 1 500 à 1 800 disparus ou prisonniers, nous avons relevé 500 blessés. Les pertes totales s’élèvent à environ 6 000 hommes, c’est le seul résultat qu’aient gagné les Allemands, car nous n’avons perdu que 500 mètres en profondeur sur 2 kilomètres de longueur, et c’est surtout à son artillerie et à ses gaz asphyxiants que l’ennemi doit son succès. »

    Mon confrère Guenet auquel j’avais écrit pour lui dire que j’ai refusé une affaire professionnelle qu’il devait faire, me remercie de mes sentiments à son égard et me dit que, venant en permission, vers le 25, il viendra me serrer la main.

    Robert nous écrit pour nous remercier des bonnes vacances qu’il a passées avec nous.

    « Vous m’avez, par vos soins, remis sur pied et il ne paraît plus maintenant des fatigues que j’avais lorsque je suis arrivé chez vous. Il faut dire que ces 2 mois se sont passés très rapidement et très agréablement grâce aux bonnes promenades en bicyclettes ou en auto que j’ai faites avec mon oncle. Je tiens, également, à remercier mon oncle de m’avoir fait passer mon permis de conduire, ce qui me servira certainement plus tard. »

    Il nous raconte aussi ses pas et démarches dans Paris, pour trouver une place ; il n’a encore rien trouvé ; il espère.

    « J’ai reçu – dit-il aussi – une lettre de Charles. Il dit qu’il y a beaucoup de blessés mais pas de tués. Il a été brûlé à la figure par une bombe qui a blessé un de ses camarades à la tête et aux reins. Il est agent de liaison du lieutenant et en allant porter un pli, il a été enterré par un éboulement de tranchée, il a dû prendre son pli entre ses dents pour s’en tirer. Il est toujours très fatigué.

    Dimanche, mes parents recevaient une lettre de lui, datée du 29. Il dit être proposé pour la croix de guerre et pense l’avoir prochainement. Il se plaint d’être dévoré de poux.

    Enfin lundi matin nous avions une carte de lui venant de Nieuport. »

    Madame Vautier, de Cherbourg, m’écrit à la date du

    « 2 août 1915

    Cher monsieur et ami

    Merci de votre bonne lettre et aussi de tout le dérangement causé par le rapatriement de mon mari ; et à la messe que nous avons fait dire pour remercier la Sainte-Vierge de nous l’avoir rendu, nous avons bien prié, mon mari et moi, pour que le Bon Dieu et la Sainte-Mère vous rendent au centuple tout le bien que vous faites ; mon mari, en Allemagne, avait promis à la Sainte-Vierge qu’aussitôt rentré en France il ferait dire cette messe, et vous le pensez – cher ami – nous l’avons fait de grand cœur, et nous avons prié pour la fin de cette triste guerre ; mon mari me dit que vraiment il y a encore beaucoup de soldats dans tous les camps, car il a voyagé un peu de tous les côtés en Allemagne, pour les convois de blessés prisonniers, ce qui lui a permis d’examiner tous les camps. Tous les soldats allemands sont habillés à neuf et d’une uniformité parfaite, ce qui prouve qu’ils ont encore des réserves, enfin espérons et ayons confiance, mais ce sera encore long.

    Mon mari est entré à l’hôpital, sans cela il vous aurait écrit lui-même, mais la fièvre l’a pris et avec cela la dyspepsie, pas d’appétit, il est très faible ; il a maigri de 16 kilos ; ce qui prouve ce qu’il a souffert, du reste tous ses camarades sont comme lui et sont tous à l’hôpital. Enfin espérons que de bons soins et une convalescence le remettront de toutes ces fatigues, mais après pour repartir où ?? Dieu seul le sait.

    Notre petit Charles m’a écrit hier me faisant part de sa nouvelle citation et pense avoir la croix de guerre, et lors de ma visite à mon mari, à l’hôpital, quand je lui ai fait part de cette bonne nouvelle, il en était ravi, et nous le sommes tous deux, d’autant plus pour vous, cher monsieur ; espérons qu’il continuera toujours dans cette bonne voie et que, plus tard, il fera votre consolation et votre joie. Je lui ai répondu aussitôt que mon mari était rentré et je pense qu’il va être heureux de ce retour. Enfin j’espère bien – et je souhaite de tout mon cœur – ainsi que mon cher mari – après cette triste guerre, faire votre aimable connaissance. Merci donc encore, cher monsieur et ami, que le Bon Dieu vous donne la santé, ainsi qu’à madame votre mère et à tous ceux qui vous sont chers. Mon mari vous présente tous ses respects, cher ami, et nos affectueuses salutations.

    M. Vautier »

    [7 août] Comme il n’y a presque plus de blessés et de malades (15 pour total) à l’ambulance, j’écris au commandant Brenet, administrateur, de ne plus me convoquer pour les veilles de nuit, tant qu’il n’y aura pas de nouveaux blessés ou malades. Il n’y a rien à faire, les nuits sont mourantes. J’ai horreur de l’inactivité. Je ne veux pas être le veilleur qui se couche sur une chaise longue, qui dort et ne veut pas s’occuper des malades ; je veux être celui qui soigne, qui veille à tous les chevets, qui guérit, qui console, qui donne son affection et la bonne parole, qui ne veut pas connaître la contagion, le danger et la peine, je veux être tout cela ; comme je l’ai été cet hiver. Sans tout cela, où il n’y a rien à faire, je ne veux rien être. Je veux être utile ou je ne veux rien être.

    [8 août] Actuellement se célèbrent, déjà, les anniversaires de la guerre. A cette occasion, sur l’initiative des cardinaux de France, une neuvaine nationale a lieu pour demander à Dieu la fin du triste fléau actuel. Commencée hier au soir, la neuvaine finira le 15 août au sanctuaire de Notre-Dame-des-Aydes. Chaque soir, au salut, en plus des prières habituelles sera récité ou chanté le « miserere ». Le jour de l’Assomption, il sera remplacé, à la procession du vœu de Louis XIII, par les litanies de la très Sainte-Vierge.

     

    6_Fi_034_00551

    Chambord.- Château. Procession du Vœu de Louis XIII.- 6 Fi 34/551. AD41

     

    Je suis allé à la neuvaine – hier au soir – il y avait peu de monde.

    Charlot m’envoie une jolie plaquette que Joséphine Latrasse lui a envoyé, avec ses souhaits affectueux, et il me dit :

    « Oostduinkerke le 4 août

    Cher oncle

    Nous venons de tirer 48 h de tranchées continuellement sous la pluie ; à présent nous voilà partis sur l’hiver, mais faut bien s’y faire. J’ai reçu une joli carte de Joséphine, je vous l’envoie, vous la mettrez de côté. Je suis toujours fatigué, mais je désire que ma lettre vous trouve en bonne santé, ainsi que votre mère.

    Bien le bonjour à Mme Legendre. Je termine en vous embrassant de tout cœur.

    Votre neveu : Viard Charles

    J’ai reçu votre carte de Bourges, ainsi que celles de Marthe et Robert. Quant aux poux, j’en ai toujours et je ne suis pas le seul. Le flacon que vous m’avez envoyé pour les moustiques, ça n’y fait rien du tout. Pas moyen de prendre des bains, nous n’avons pas le temps, et puis on a pas le droit. »

    [1] Femme Beaucler, 27 ans, rue des Chalands.