• 31 août, 1er et 2 septembre 1915

    [31 août] Voici une longue et bonne lettre que je reçois du bon Paul Robert.

    « P. Robert                                                                          Saint-Maixent

    Élève-aspirant – 3e compagnie                                              dimanche après-midi

    École militaire – Saint-Maixent

    (Deux-Sèvres)

    Mon bien cher Paul

    Ayant toute mon après-midi de libre je suis heureux d’en profiter pour venir faire un brin de causette avec toi. Je crois ne t’avoir donné que quelques détails pas très longs sur mon départ du dépôt et mon arrivée ici.

    C’est le 5 de ce mois que j’ai appris cette bonne nouvelle : mon admission comme élève-aspirant à Saint-Maixent. Je n’ai pas besoin de te dire combien j’ai été heureux de ce bon résultat et puis, surtout, parce que j’allais remettre un peu de baume dans le cœur de mes pauvres parents. Je comptais en effet demander une permission aussitôt le résultat connu, et voilà que le mercredi soir suivant, en rentrant d’une manœuvre de deux jours, que trouvais-je pour moi au bureau de la compagnie ? Une permission de huit jours qui me tombait du ciel. Tu juges de ma joie. Le jeudi matin je me mettais en route à midi, et le soir - à 8 h – je me mettais à table au milieu des miens. J’ai trouvé mes parents bien affligés, mais malgré tout bien courageux. Je ne puis te dire l’impression que j’ai ressentie en renvoyant ces figures aimées, ce cher foyer, après une si longue séparation. Pendant huit jours ce fut la douce vie de famille, bien assombrie, hélas ! par le souvenir, toujours présent à la mémoire, du cher disparu.

    Après huit jours d’un doux repos dans ma famille je suis revenu à Savigny, mais pas pour y rester bien longtemps, devant être rendu ici pour le 25.

    Mardi matin nous quittions à deux le 20e, passions quelques heures dans la capitale et arrivions, ici, mercredi matin. La première impression de part et d’autre a été bonne. Nous aurons beaucoup à faire puisque le cours ne dure que trois mois, mais j’espère bien qu’à la fin de ce stage j’en sortirai aspirant. Aussi dès maintenant je vais prendre mes moyens pour y arriver.

    Ce n’est plus du tout la même vie qu’au dépôt. La vie de l’école ressemble beaucoup à la vie de caserne, mais avec quelques petits avantages, un lit, nourriture excellente ; c’est tout un apprentissage à refaire, mais avec un peu de bonne volonté, on y arrivera facilement.

    Que deviens-tu, mon bien cher Paul ? À mon tour de te demander ce que tu fais ; santé, bonne toujours j’espère. Et la bonne maman comment se trouve-t-elle ? Comment va sa santé ?

    Nous voilà rapprochés, mon cher Paul. Il me semble que Blois n’est plus bien loin de Saint-Maixent, surtout lorsqu’on compare la distance qui nous séparait lorsque j’étais à Beaune. Je n’ose espérer avoir ta visite un de ces dimanches.

    Pour moi je ne veux rien te promettre à ce sujet car les permissions sont inconnues à l’école. Enfin, mon bien cher ami, si nous ne pouvons nous revoir pendant ces trois mois je ferai tout mon possible à mon retour pour passer par Blois. J’ai trouvé ici quelques bons camarades, comme la ville n’a rien du tout d’attrayant, lorsqu’il fera beau le dimanche, nous pourrons aller faire de bonnes promenades ensemble.

    J’espère que ce « Petit Journal » réparera un peu mon long silence, maintenant que nous voilà rapprochés, je ne serai plus si longtemps sans t’écrire. En attendant, mon bien cher Paul, le plaisir d’avoir de tes nouvelles je t’embrasse bien affectueusement.

    Respectueux hommages à ta bonne maman.

    Bien à toi : P. Robert »

    Je suis très fier de l’avancement de mon cher ami Paul.

    M. Groussin, de Bourgueil, m’écrit qu’ils ont toujours – à Bourgueil – leurs soldats.

    Ce soir – à 5 h – il fait beau, je vais, tranquillement, à bicyclette, par la levée de la Loire jusqu’à Chailles et je reviens par l’idéale allée en forêt (la petite Suisse blésoise !)

    [1er septembre] La retraite des Russes semble s’arrêter.

    Mademoiselle Chibourg[1] m’écrit qu’elle hospitalise aux Rochères des soldats blessés, en convalescence

    « Le bon Dieu m’est venu en aide, me dit-elle, en m’envoyant un gentil artilleur, en convalescence, peu de temps après le départ de mon cher petit zouave. Lorsque la semaine prochaine ce brave garçon repartira – hélas – un autre prendra la succession. Ils ne se plaignent point chez moi… et moi je suis très très heureuse de faire tout ce que je puis pour ces malheureux qui sont sans famille ou des pays envahis !! En reconnaissance, du matin au soir, ils m’aident, soignent le cheval, arrosent avec moi. »…

    Voilà de la vraie charité et cela ne me surprend pas de mademoiselle Chibourg si bonne, si charitable.

    Mon excellent confrère M. Lafargue, actuellement en villégiature à Pornichet (Loire-Inférieure), en réponse à la lettre que je lui ai envoyée pour le remercier de son remarquable travail sur « ce que pourrait être Blois en 1914 », m’envoie sa carte sur laquelle il écrit :

    « Je ne peux pas laisser sans réponse votre si aimable lettre et si flatteuse pour moi, veuillez agréer, mon cher confrère, mes vifs remerciements. Depuis bien des années j’enrageais de voir estropier, mutiler, amputer, etc. Blois que j’aime tant ! Je m’en suis plains à qui de droit, sans résultat !

    L’accalmie chez nous m’a engagée à réunir le plus gros de ce que j’avais sur le cœur, à le mettre sur le papier, et à l’offrir à la ville, en lui déclarant que j’étais à sa disposition pour parfaire l’étude d’un plan général, en vue d’exécution, de la ville de Blois. Qu’en fera-t-on ?

    Mille mercis et bien à vous. A. Lafargue »

    Voilà nos édiles municipaux prévenus, puissent-ils faire appel à la savante érudition d’art de mon éminent confrère. Je le souhaite.

    Ce soir je vais à Candé à bicyclette ; aller par la forêt, l’allée de la Chesnaie, le rein, le château de la Chesnaie ou le château Rouge (comme on voudra) assassiné par son seigneur et maître : le marquis de Beaucorps ! ; puis Villelouet, Madon, la Garenne (où se trouve un délicieux manoir de la Renaissance, malheureusement abandonné et habité par des paysans qui n’en connaissent pas la beauté et le détériorent sans savoir. Comme j’aimerais le restaurer et lui rendre tout son cachet primitif !

     

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    Les Montils.- Manoir de la Garenne XVIe siècle.- 6 Fi 147/27. AD41

     

    À Candé je fais visite aux familles Revault et Daveau et je reviens par les Montils – où je m’arrête – et la forêt. Bonne promenade !

    [2 septembre] Pégoud, le fameux aviateur est tué à bord de son aéroplane pendant une chasse avec d’autres aéroplanes ennemis.

    Je vais passer l’après-midi aux Terrasses, à Chambon (où je commence les vérifications). Je fais part au colonel Nitot de l’opinion du général Maunoury qui, à une personne[2] qui le voyait, et me l’a redit, affirmait que la guerre devait durer encore un an jusqu’en octobre 1916 ! Le colonel me dit que « c’est son avis aussi ! » Alors ! Alors !!

    Je vais et reviens par le tramway. Quels beaux paysages que ceux de la vallée de la Cisse ! Déjà l’automne lève des voiles, vers le soir.

    Ce matin j’assiste au service célébré à la cathédrale pour le repos de l’âme de Jacques Filly, mort pour la France !

    Pendant que je suis à Chambon vient pour me voir Marcel Perly qui arrive en permission de 7 jours ! Je regrette, en rentrant, de n’avoir pas été là. Maman le reçoit et lui offre une bonne bouteille de vin blanc bouché. Il me laisse une flèche boche en acier (celles que les aviateurs allemands jettent – par milliers – de leurs aéroplanes) ; ces flèches légères, de la hauteur où elles sont jetées, représentent environ un poids de 10 kilos lorsqu’elles arrivent à terre ; elles transpercent un homme de part en part, lorsqu’elles atteignent la tête, la mort est instantanée. Mon musée des choses de la guerre s’agrandit bien petitement, mais je constate – avec peine – comparé à ce que je fais pour lui – que ce n’est pas Charles qui l’augmente le plus. Enfin !

    [1] Château des Rochères, par Cellettes.

    [2] M. Marchand, père, entrepreneur de peinture, rue Robert-Houdin, à Blois.