• 28, 29 et 30 août 1915

    [28 août] Ce matin je vais à la cathédrale aux obsèques de monsieur Henri Laboissière, négociant en bois, père de Mme Denoël, une dévouée infirmière de notre ambulance 1 bis.

    Je rencontre ce matin mon confrère Guenet, en permission, il a « bonne mine ». J’ai rencontré ces jours derniers M. Augé, peintre à Saint Gervais, lui, avait « mauvaise mine ».

    Pas de lettre de Charlot depuis plusieurs jours.

    Mon excellent confrère M. Lafargue a employé ses loisirs forcés à dresser le plan de ce que Blois « aurait pu être en 1914 ». Il me fait l’hommage de son œuvre en m’en envoyant un exemplaire.

    C’est une œuvre d’artiste et de Blésois.

    Blois, ville d’art, véritable musée de la Renaissance, devait être artistement conçue. Hélas ! Toutes les administrations qui se sont succédé - celle de M. Eugène Riffault exceptée – n’ont fait que gâcher le « reliquaire d’art » qu’était Blois. Crimes sur crimes ont été commis ! Peut-on se servir d’autres mots quand on voit ce qui a été fait des merveilleux jardins du Roi et de l’enclos des Lices !

    Cette horrible forteresse qu’est l’école de l’avenue Victor-Hugo, cette gare de trente-sixième ordre de la ligne d’Herbault ! C’est de la goujaterie sans pareille ! Et tant d’autres choses !!...

     

    6_Fi_018_01688

    Blois.- Avenue Victor Hugo et école.- 6 Fi 18/1688. AD41

     

    Hélas ! Beaucoup de choses sont perdues, tout remède est vain, mais d’autres peuvent être sauvées de l’incurie bête de nos édiles. M. Lafargue leur trace nettement le travail. Sa conception est celle d’un artiste, mais sa conception, aussi, est celle d’un Blésois, et elle est pratique et réalisable.

    On ne peut que féliciter mon éminent confrère de sa savante et belle étude.

    [29 août] Aujourd’hui dimanche célébration de la fête de Saint Louis. Saint Louis, roi de France, protégez, sauvez la France !...

    M. Daveau[1], garde voie en Seine-et-Marne, m’envoie une carte représentant « La passerelle en bois de la propriété de Mme Delbet, indiqué aux Allemands par une domestique et où passèrent 18 000 hommes, lors de la marche sur Paris, il y a un an ! »

    Âgée et souffrante, Mme Delbet fut forcée par les brutes d’officiers boches d’assister, écœurée et épouvantée, au défilé de ces 18 000 sauvages.

    C’est donc une carte intéressante.

    M. Daveau me dit qu’il a fait bon voyage de retour à son poste de garde voie et qu’il a repris son service. « Daveau G.V.C. poste 21. Cormeaux, par La Ferté-Gaucher (Seine-et-Marne). »

    Henri Corbin, menuisier, rue Musnier, retourne au front et vient me dire « au revoir ». Je lui souhaite de le revoir bientôt.

    Aujourd’hui, à 3 h, à Blois, le général Maunoury, le vainqueur de la bataille de la Marne, vient remettre la croix de la Légion d’honneur et la croix de guerre au sous-lieutenant Leblond, blessé grièvement le 9 juin, à l’assaut de Neuville-Saint-Vaast, amputé de la jambe droite, hospitalisé à l’ambulance 115 installée, à Blois, dans l’ancien évêché. Monseigneur Mélisson, assisté de M. le chanoine Augereau, aumônier de l’ambulance 115, vient assister à la cérémonie et pénètre, pour la première fois, dans le palais épiscopal qui a abrité, pendant de longues années, de monseigneur de Berthier à monseigneur Laborde, de 1697 à 1906, les évêques de Blois. Coïncidence et rapprochement. Monseigneur salue le glorieux blessé, le général Maunoury, aveugle, [est] conduit par la générale Maunoury.

    La remise, bien émouvante, des décorations, se fait sur la petite terrasse de l’évêché, attenante au palais. Il y a une foule de plusieurs milliers de personnes. Je n’ai pu y aller, mais je tenais à citer cette cérémonie.

    La foule acclame le général des vivats de « Vive Maunoury ! Vive le général ! Vive le vainqueur de la Marne ! »

    Le cortège rentre dans le palais où M. le chanoine Augereau souhaite – dans une poésie comme il sait les faire – la bienvenue au général.

    « Général, la foule est venue

    vers l’ambulance, à flot pressé ;

    Par ma trop faible voix émue

    avec nos soldats, Blois salue

    le grand chef et le grand blessé.

    En vain le barbare s’acharne…

    Le châtiment n’est plus lointain,

    à la bataille de la Marne

    vous avez forcé son destin.

    Si face à l’atroce tranchée,

    Où le guetteur jamais ne dort,

    sanglant, la paupière arrachée,

    vous tombâtes, à demi-mort,

    ils n’ont pu tuer la lumière,

    du fier regard intérieur

    qui, jusqu’à l’extrême frontière,

    les tiendra – regard de vainqueur…

    Et le cri qui déjà s’élance

    sous le ciel moins noir, c’est le cri

    dont toute l’âme de la France

    vibre avec sa reconnaissance :

    gloire au général Maunoury ! »

    Puis les blessés chantent « le chant des blessés » dont les paroles sont encore de M. l’abbé Augereau.

    « Nous revenons des batailles

    où les plus superbes tailles

    ploient sous le fer et le feu ;

    où, parmi les cris de haine,

    innombrable et souveraine,

    la mort nous parlait de Dieu.

    Pour refouler le Barbare

    un français n’est pas avare

    de son cœur ni de son sang ;

    nous avons donné du nôtre,

    mais s’il en faut encor d’autre,

    chacun redira : Présent !...

    Qu’importent la chair meurtrie

    et la mort, si la Patrie

    revit un grand Renouveau ;

    et si le vent de victoire

    soulève au soleil de gloire

    les trois couleurs du Drapeau !

    Nous gardons au fond de l’âme,

    Comme un legs sacré, la flamme

    Des preux sans orgueil, sans peur ;

    nous aimons d’amour fidèle

    ceux qui, sous le noir coup d’aile,

    sont tombés au champ d’honneur.

    De l’Artois jusqu’à l’Argonne

    leur mot d’ordre ardent résonne :

    « Tenez ferme et jusqu’au bout !

    Tant que des bandits sauvages

    dans nos bois, sur nos rivages,

    un seul restera debout ! »…

    Ah ! que notre chère France

    plus noble de sa souffrance,

    et plus forte, au prochain jour,

    répande à travers le monde

    l’espoir d’une paix féconde

    par le fraternel amour !...

    Nous revenons des batailles

    où les plus superbes tailles

    ploient sous le fer et le feu ;

    où, parmi les cris de haine,

    innombrable et souveraine,

    la mort nous parlait de Dieu. »

    [30 août] Enfin ! voici une lettre de Charles datée de la tranchée, le 26 août, avec des feuilles de rose dedans. Mais sa lettre, comme tant d’autres, manque d’intérêt : « Il va bien, il souhaite que je sois de même, etc, etc. ». C’est toujours la même rengaine, et je sais ce qu’il va me dire avant de décacheter sa lettre, il manque complètement d’imagination et ne se donne pas de migraines à m’écrire. Il me demande aussi si j’ai reçu son colis ; je suis comme sœur Anne, j’attends toujours et ne vois rien venir ! J’attends, depuis bientôt deux mois, son fameux colis de son béret, ses cartes postales et ses coquillages !...

    Je reçois une carte postale, beaucoup plus intéressante, de Camille Robert (de Saint-Gervais) représentant une superbe vue intérieure de l’église dévastée d’Haraucourt (côté du chœur).

    « Mon bon monsieur Legendre,

    Je viens de changer d’adresse et de régiment, mais toujours près de l’ennemi, mas enfin je me fais toujours pas de chagrin. Je tiens du reste à vous envoyer une petite photo prise directement à Armaucourt, petit pays aujourd’hui en ruines. Le lendemain d’une relève de tranchées. Voyez que le moral est bon. Vous aurez la bonté de la montrer à tous mes camarades et amis.

    Recevez – monsieur Legendre – mes sincères salutations.

    C. Robert

    Mitrailleur de la brigade, 206e d’infanterie, secteur 136. »

    Et dans l’enveloppe est jointe une photographie drôle au possible ! Elle représente « une noce de poilus ! » Dans quelque maison en ruine, nos braves poilus ont trouvé des hardes : jaquettes, huit-reflets[2], redingotes, etc. Ils s’en sont affublés. Et voici le marié joyeusement habillé d’une redingote, son chapeau haut-de-forme à la main, ayant au bras une mariée moustachue, la tête couronnée d’oranger, en corsage vague et en jupe quelconque. Voici le maire coiffé d’un gibus qui met sa main sur le cœur de la « jeune » mariée, son écharpe municipale est représentée par un cordon avec gland énorme, puis les témoins habillés aussi comiquement, dont l’un d’eux, il me semble, a une salade à la boutonnière en guise de gardénia. Enfin – gugusse de la troupe ! – voici Camille Robert, affublé d’une ample redingote, le chapeau melon sur le crâne de la tête, qui souffle dans un trombone bosselé et quelque peu « blessé ».

    C’est là de l’esprit français et de la franche gaieté ! En effet le moral est bon.

    Amusez-vous bien !

    Camille Robert a écrit au dos :

    « Nos poilus sur le front. – Souvenir d’Armaucourt. – campagne 1915. - à monsieur Paul Legendre. C. Robert, mitrailleur de la brigade, 206e régiment d’infanterie secteur 136. »

    C’est gentil et cela me fait plaisir.

    [1] de Candé.

    [2] [Chapeau haut-de-forme]