• 22, 23 et 24 août 1915

    [22 août] Ce matin j’accompagne à la gare la famille Verdier qui reconduit l’ami Paul au train de 9 h 40. Il repart reprendre sa place, après 4 jours de permission ; il va rejoindre son poste à Troyes (Aube). Bon voyage et bon et prochain retour !...

    René Labbé m’écrit

    « 20 août 1915

    Cher monsieur Paul

    Je pense avoir la joie d’aller vous rendre une bonne visite d’ici quinze jours. Quelle joie me procure cette douce perspective, c’est indescriptible ; je compte, en effet, bénéficier de 6 jours de permission. Chacun son tour n’est-ce pas ? Merci de votre bonne lettre, pardonnez-moi surtout d’être si en retard pour y répondre, mais les préoccupations ne manquent pas au front, il y a toujours quelque chose à faire. Votre lettre, si éloquente en expression, m’a fait revivre bien souvent toute cette poésie, parfois douloureuse, du cher pays. Il est doux de revivre ce passé tant regretté, mais il est consolant d’entrevoir un avenir rayonnant sous le beau soleil de la grande victoire.

    Espérons en Notre-Dame-des-Aydes. Espérons, qu’avec la conscience du devoir accompli, je reviendrai la prier et la remercier au pied de son sanctuaire béni.

    Croyez-moi toujours – cher monsieur Paul – votre petit ami très affectueusement dévoué.

    R. Labbé. »

    Le bon René est toujours le brave des braves, le poète simple et de cœur, qui s’exprime avec éloquence. C’est un brave cœur et une nature affectueuse.

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    Blois.- Rue du Commerce.- 6 Fi 18/695. AD41

    Je reçois aussi une lettre d’affaires de M. Levasseur (propriétaire du grand bazar de la rue du Commerce) actuellement fourrier au 1er génie, aux armées (environs de Soissons).

    Les blessés et malades sont moins nombreux dans les ambulances du 5e corps, c’est pourquoi je ne vais plus – pour l’instant – à l’ambulance 1 bis, et c’est pourquoi j’inscris l’état civil de loin en loin.

    Je suis resté à la fin d’avril. Je reprends :

    État civil des ambulances de Blois

    Le 7 mai : Pierre-Henri Lhermitte, 18 ans, soldat au 113e régiment d’infanterie (Hôtel-Dieu).

    Le 13 mai : Émile Hamont, 25 ans, soldat au 113e régiment d’infanterie (Hôtel-Dieu).

    Le 17 mai : Jules-Joseph Vulin, 21 ans, soldat au 3e zouaves (rue des Écoles).

    Le 25 mai :Émile Quantin, 26 ans, soldat au 113e régiment d’infanterie (Hôtel-Dieu).

    Le 30 mai : [Henri] Marcel Guérard, 20 ans, soldat au 37e régiment d’infanterie (rue Franciade).

    Le 2 juin : Benjamin-Julien Taquet, 23 ans, soldat au 2e régiment d’artillerie coloniale (rue du Grain d’Or)

    Raymond Auguste Fleury, 27 ans, soldat au 156e régiment d’infanterie (Hôtel-Dieu).

    Le 4 juin : Victor-Louis Tessé, 20 ans, soldat au 113e régiment d’infanterie (Hôtel-Dieu)

    Julien Bourdon, 20 ans, soldat au 68e régiment d’infanterie (collège).

    Le 5 juin : Georges Delbecq, 28 ans, soldat au 18e bataillon de chasseurs à pied (Hôtel-Dieu).

    Le 19 juin : Maurice Sachet, 28 ans, soldat au 4e régiment colonial (8 avenue de Médicis).

    Le 21 juin : Clovis-Jules Caille, 42 ans, soldat au 39e territorial (Hôtel-Dieu).

    Le 28 juin : Victor-Ernest Blanchecotte, 27 ans, soldat au 113e régiment d’infanterie (rue Franciade).

    Le 5 juillet : Cyrille-Augustin Girard, 43 ans, sergent à la 5e section d’infirmiers militaires (Hôtel-Dieu).

    [23 août] La nouvelle nous parvient aujourd’hui. À la date d’hier l’Italie déclare la guerre à la Turquie… et, par ricochet – en attendant que ce soit directement – à l’Allemagne. Bravo l’Italie ! Vive la vaillante sœur latine !! Terre des arts, des beautés et des sublimes courages. Vive à jamais l’Italie.

    Berthe m’écrit

    « Paris, 21 août 15

    Mon cher Paul

    Un mot à la hâte pour te dire que nous avons reçu une lettre de Charles qui se porte bien, il pense en avoir fini avant l’hiver car « ça cogne dur et les boches n’en peuvent plus » ; espérons-le pour tous. Il demande une pipe ; nous lui en expédions une aujourd’hui avec du tabac, un saucisson, du chocolat et des confitures de ma façon ; j’ai fait quelques pots de prunes et j’en ai empli une boîte à rillettes à son intention. Je lui ai mis ce qu’il avait demandé en remerciant de l’autre colis. Je pense que vous vous portez bien tous, pour nous la santé est bonne ; Robert est content de sa place, je crois que ça va marcher ; nous serons bien heureux s’il peut être tranquille pour l’hiver. Il a envoyé, ces jours-ci, des cartes à Candé. À bientôt de tes nouvelles. Embrasse maman pour nous et pour toi un bon baiser de

    ta sœur Berthe. »

    Le sapristi gourmand de Charlot s’en paie des bonnes choses ! Du saucisson, du tabac, une pipe neuve, des confitures !!...

    La « nièce Marthe » m’écrit :

    « Dimanche !

    Candé - 22 août 1915

    Cher « oncle Paul »

    Veuillez avoir la bonté de m’excuser si je viens si tardivement vous remercier de votre bonne lettre, qui, comme vous le pensiez-bien, nous a causé, à ma tante et à moi, une grande joie.

    Comme vous nous aviez promis votre visite, nous pensions que vous seriez venu la semaine dernière ; mais vous nous avez oubliées !...

    Oui, nous avons été bien contentes d’apprendre la bonne conduite de votre cher petit Charlot.

    Nous n’en doutions pas déjà, mais il nous l’a encore prouvé, et nous sommes fières nous aussi de compter parmi nos amis un aussi brave petit soldat. Nous apprenons avec plaisir que sa brûlure n’a pas eu de suites graves. Tant mieux pauvre garçon. Que Dieu lui conserve la santé, c’est le principal.

    Nous avons reçu cette semaine, chacune une lettre de lui, mais naturellement il ne nous parle de rien. Il [espère] simplement de reprendre ses bonnes promenades de jadis après la fin de cette guerre.

    Je lui avais dit en effet que vos visites se faisaient très rares et je crois que je n’ai pas menti !!... Mais nous ne désespérons pas d’en avoir une bientôt ; quoique (comme dit Charlot) vous n’ayez plus vos c…[1] de neveux. Je lui avais envoyé la chanson de l’ambulance de Chitenay, mais il n’en parle pas.

    J’ai reçu aussi vendredi une carte du cousin Robert, je vais lui répondre ce soir.

    … Quand vous écrirez à Charlot faites lui beaucoup de compliments de notre part ; en attendant que nous lui fassions de vive voix. Offrez pour nous nos respectueux hommages à madame Legendre et croyez - cher « oncle Paul » à notre bien respectueuse amitié.

    Votre « nièce » Marthe »

    Je reçois – ce matin – la visite d’Henri Corbin, - menuisier rue Musnier – du 113e, un des rares survivants du 113e ! Il a bonne mine, bronzé, plutôt « bouffi ». Il me raconte les épouvantables carnages du front, la vie dans les tranchées, le sauvetage de notre pauvre confrère [Albert] Pellevant[2], les innombrables cimetières des armées, l’horrible assaut des 12, 13 et 14 Juillet dernier, l’inutile effort des attaques, l’urgence de tenir sur place, l’inoccupation de Vauquois, les ruines des pays envahis. Il y aurait des volumes à écrire sur ce qu’il m’a raconté plus d’une heure durant !...

    L’odyssée du sauvetage de notre pauvre confrère Pellevant mérite d’être relatée ; je lui demanderai de me donner des détails afin d’en écrire cette page douloureuse.

    Ce soir je vais faire un petit tour en forêt, à bicyclette par la patte d’oie, la route de Cellettes, l’allée Verte, celle du Coteau, la Croix-Rouge et celle de Saint-Gervais. Cette petite promenade d’une heure trente à peine, me fait du bien ; j’étais souffrant. La lune se montre à l’horizon lorsque j’atteins les premières maisons de Vienne.

    [24 août] Je me laisse aller au gré des évènements. Mon désespoir coule à pleins bords lorsque les nouvelles sont mauvaises, ma joie s’exalte lorsqu’elles sont bonnes. C’est le thermomètre du cœur, il monte ou il descend suivant l’actualité ; c’est le baromètre de l’âme, il est au « beau temps » ou à « la pluie » suivant les nouvelles de la guerre. Ce matin c’est la joie, le baromètre est au beau temps, et les journaux – en grandes manchettes – annoncent la Victoire navale des Russes dans le golfe de Riga ! Je suis dans la joie.

    La flotte allemande est en fuite, ses pertes sont importantes : un super [cuirassé] dreadnought torpillé, deux croiseurs et huit torpilleurs hors de combat.

    Petrograd et toutes les puissances alliées célèbrent cette importante victoire qui aura aussi un sérieux avantage sur terre.

    D’autre part un contre-torpilleur allemand a été coulé par deux contre-torpilleurs français. Tout cela est de bonne besogne !

    On annonce aussi, comme imminente, la rupture des rapports entre les États-Unis d’Amérique et l’Allemagne. Ce serait encore un allié de plus avec nous.

    En viendrons-nous à bout – à la fin – de ces sauvages ? Il faut l’espérer.

    Charlot m’écrit :

    « La tranchée le 20 août15

    Cher oncle

    Vous allez recevoir un petit souvenir que je vous envoie par un permissionnaire et ce sera un chouette souvenir. Vous le recevrez dans une quinzaine de jours. Pour ma Croix de guerre attendez, c’est pour tous ceux qui ont fait Dixmude, et je crois être dans ceux qui vont l’avoir les premiers, mais attendez ça ne va pas si vite que ça chez nous. Mais quand je l’aurai je vous le dirai de suite. Je suis toujours en bonne santé et j’espère que ma lettre vous trouvera de même, ainsi que Mme votre mère. Le lieutenant va en permission et c’est lui qui aura ce petit souvenir à vous remettre. J’ai envoyé une bague à votre sœur et vous en aurez une aussi ; c’est moi qui les fais, vous verrez mon ouvrage. Bien le bonjour à Mme Legendre, et je termine en vous embrassant de tout cœur.

    Ah ! J’oubliais ! J’ai reçu un petit colis de fromage de Joséphine, elle pense à moi ; elle est placée à Nevers, mais je ne sais encore pas son adresse, j’écris toujours à Gy.

    Bien le bonjour à Candé. À bientôt !

    Viard Charles. »

    [1] Coquins.

    [2] Architecte à Vendôme.