• 2, 3, 4 et 5 août 1915

    [2 août] Ce matin ont lieu – à Saint-Vincent – les obsèques de M. l’abbé Menard. Au domicile, au moment de la levée du corps, une ondée arrive ; ondée terrible, une véritable cascade, c’est un vrai déluge ! Il s’en suit un « sauve qui peut » général. Les surplis des prêtres ressemblent à des pelures d’oignon trempées dans l’eau, l’eau ruisselle de toute part. Je suis trempé malgré mon parapluie.

    L’église est trop petite pour contenir la nombreuse assistance. Au cimetière, nouvelle ondée ; on se réfugie, sous les arbres, à l’abri des chapelles. Ça ne manque pas d’un certain pittoresque. M. l’abbé Menard n’aurait pas manqué d’en rire !

    [3 août] Ce soir je vais aux Montils à bicyclette (aller et retour par la forêt). Je reviens après 7 h, avec un joli bouquet de bruyère fleurie.

    On annonce comme prochaine la chute de Varsovie.

    J’apprends la mort au champ d’honneur de M. l’abbé [Joseph] de la Barre [de Carroy], aumônier militaire volontaire (du diocèse de Blois). Il avait 25 ans ! Il avait été ordonné prêtre un mois avant la guerre. Que Dieu le récompense de son sacrifice…

    Avais-je raison de me méfier de ces prétendues et prétentieuses fêtes de charité ? La fête de charité ( !?) du 11 Juillet a produit la somme de 2 900 F, sur laquelle - tous frais payés – il n’est resté, pour tous les blessés des ambulances de Blois, que la somme de 120 F !!!...

    Auront-ils tous seulement chacun deux sous ??...

    C’est un scandale de plus, après tant d’autres.

    [4 août] Maman reçoit une belle carte de Charlot, représentant 3 matelots, avec ces vers mirlitonesques :

    « O vous que nous aimons courageux matelots

    Des bateaux allemands débarrassez les flots ! »

    Au dos Charles a écrit : « Un grand bonjour, un ami qui ne vous oublie pas. Viard Charles. »

    Moi j’ai une carte représentant « les ruines de l’église de Nieuport. »

    « Oostduinkerke le 30 juillet 15

    Cher oncle

    J’ai reçu le mandat de 10 F, et je vous en remercie beaucoup. Je suis très fatigué à la suite d’une attaque. Mais j’espère que ma carte vous trouvera en bonne santé. Proposé pour la croix de guerre, à bientôt : Viard Charles. »

    Proposé pour la Croix de guerre ! Bravo Charlot ! Je lui écris aussitôt toute ma joie et mes félicitations. Bravo Charlot !!

    Le riant Fernand Guibert, que j’ai connu à la salle 1, de l’ambulance, m’envoie 2 cartes de Châtellerault « La manufacture d’armes » et « Les tours du pont Henri IV ».

    « Châtellerault, 1er août 15

    Monsieur

    Voici un mois que j’ai rejoint mon dépôt. J’étais près à partir pour le front. Et je suis tombais malade. Voici quinze jours que je suis à l’hopital, mais je vais déja mieux. Je suis proposer pour trois mois de convalescence que je vais passer dans un chateau aux environs de Châtellerault. J’espère que vous avez toujours de bonne nouvelles de mon camarade Charles Viard, que vous avez adopter comme votre neveu, vous m’avez dis.

    Vous donnerez bien le bonjour à tous l’hopital 1 bis de ma part. Croyez à votre ami toujours dévoué.

    Guibert Fernand hopital n°12 Châtellerault (Vienne). »

     

    chatellerault

    Vue de la ville de Châtellerault située sur la rivière de Vienne, 1700 : [dessin] / [Tavernier de Jonquières].- Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, Est Res. VE-26 (M)

     

    C’était un petit blessé bien gentil, toujours souriant, comme la Joconde ; de la classe 14 ou 15, le pauvre enfant, malheureusement, je le crains, est atteint de « la poitrine ». Il est des plus francs et sympathiques.

    René, le « neveu n°3 » de Candé, m’envoie « ses amitiés d’Amboise », sur une belle carte représentant « l’Hôtel de Ville et le Mail », et une autre représentant « le château d’Amboise », d’après une vieille gravure.

    Les journaux d’aujourd’hui annoncent la destruction du pont de Galata, reliant Stamboul [Istanbul] à Constantinople sur la Corne d’Or. C’est là du beau travail, dû à un sous-marin anglais. Bravo !

    René Delabarre, le plus jeune fils de notre voisin, M. Delabarre, horticulteur[1], notre jardinier, part sur le front, envoyé directement en Argonne, au bois de la Gruerie, que les Poilus ont baptisé « le bois de la tuerie », pour cause. Le pauvre enfant n’est que de la classe 15. Ses pauvres parents sont dans la désolation.

    [5 août] Varsovie est tombée aux mains des allemands. C’est fait ! Les Russes se sont repliés en « bon ordre » disent les journaux, la retraite a été « admirable ». « C’est merveilleux » paraît-il.

    Riga est également évacuée, les Allemands vont prendre encore cette ville importante des provinces baltiques. Il paraît que, là aussi, « c’est superbe ». Je n’y comprends plus rien !

    En dépit des « grands yeux » faits par le gouvernement, et des algarades creuses des journaux patriotards plus que patriotes (genre « Avenir de Loir-et-Cher », le modèle du genre !), le Docteur Marchand et moi, nous envisageons cette guerre avec anxiété. « Ah monsieur, vous vivrez, dit-on à un pauvre homme auquel on a coupé les oreilles, les jambes, les bras – vous vivrez ! ».

    Victorieuse, la France sera victorieuse ! Je veux bien le croire, je m’efforce de me le faire croire à moi-même, et de le faire croire autour de moi ; mais ceux qui le disent qu’en savent-ils ? Pas plus que moi. Rien.

    Humainement parlant nous ne pouvons pas avoir la victoire, mais Dieu nous la donnera.

    C’est en Dieu qu’est mon espérance de la victoire et non dans les hommes.

    Le bon M. de Bellaing m’écrit :

    « Mon cher ami

    Je suis bien en retard pour vous remercier des souhaits si affectueux de bonne fête que contenait votre dernière lettre. Vous savez que si les paroles remplacées par lettres font défaut, nos bien reconnaissants et affectionnés sentiments ne changent pas. Dans ces temps si pénibles à traverser on éprouve le besoin de s’unir, de se compter, de s’adresser souvent au Bon Dieu pour le remercier et le prier.

    Jean est à Orléans en ce moment en attendant d’aller plus loin. Je voudrais qu’il se rende utile et fasse son devoir, mais prie qu’il soit rendu à ses chers petits qui en ont si grand besoin.

    J’espère que vous avez de bonnes nouvelles de ce jeune homme[2] dont vous me parliez dans vos deux dernières lettres.

    Nous avons appris il y a quelques jours la mort du fils unique de M. Moisan, de Saint-Ouen. Ses parents font peine à voir. Le brave garçon était fidèle au 1er vendredi du mois, et a dû mourir en faisant de tout cœur le sacrifice de sa vie. Tous les jours nous apprenons de nouveaux deuils.

    Quand le Bon Dieu dira-t-il : « C’est assez !! »

    Ne m’oubliez pas près de madame votre mère et croyez-moi votre bien affectionné.

    H. de Bellaing

    Le Buisson 2 août 15. »

    [1] Rue Bertheau, [14].

    [2] Charlot.