• 12, 13 et 14 août 1915

    [12 août] Il fait un temps ravissant. Justement ce matin, à 9 h, je vais à Chambon, chez le bon colonel Nitot. Je n’y vais pas en auto, ah non ! Je tiens à faire une bonne promenade, libre, sans gêne et sans ennui. Aurai-je tout cela avec un mode de locomotion si cher, si brutal, si capricieux et si entêté que l’auto ? Sûrement que non ! Aussi est-ce avec plaisir que je pars sur ma petite bicyclette qui roule si bien. Je m’arrête si je veux, je m’arrête si je le veux. Je renais. À la bonne heure ! Voilà le transport rêvé ! En forêt il fait une fraîcheur délicieuse, l’allée de Bury – si belle – est remplie d’ombre et de mystère.

    J’arrive aux Terrasses enchanté. Le ravissant castel est encadré dans la verdure et les fleurs. Quel adorable repos !

    Je suis reçu par l’aimable et bon colonel. Nous parlons de la guerre, bien entendu. Il me dit sa confiance dans l’issue victorieuse ; il me lit une longue lettre de son neveu, capitaine aux dragons, lettre très optimiste, malgré – cependant - le calme de son auteur. Il célèbre l’héroïsme des soldats français. Tout cela est très consolant.

    Madame Nitot arrive et nous déjeunons. Un très bon déjeuner. Après nous passons au salon, que le colonel et Mme Nitot déclarent, avec le hall, mon chef-d’œuvre. Il est ravissant !

    Nous causons d’art, avec l’artiste délicate qu’est Madame Nitot ; elle me montre de ses œuvres. Merveilleuses aquarelles, idéaux éventails.

    Je lui laisse en communication le n° spécial de « l’Art et les Artistes » : « La Belgique martyre et héroïque ». Puis le colonel, qui avec le Prince Victor Napoléon, a séjourné dans toutes les cours d’Europe, me montre les portraits de Carmen Sylva (la reine artiste [Elisabeth] de Roumanie), le roi actuel, la reine Marie sa femme, et d’autres photographies, notamment celles de l’ambulance princière installée dans le somptueux château de la princesse Gourgaud, aux portes – presque – de Paris.

     

    roi de roumanie

    reine de roumanie

    Le roi (Ferdinand Ier) et la Reine (Marie Saxe de Cobourg-Gotha) de Roumanie.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (516)

     

    Je quitte les Terrasses enchanté, et rentre par la Bouteillerie, le Carroir de Gaston, l’Hôtel Pasquier, les Grouëts et Blois.

    Quelle différence  avec la randonnée d’hier !

    Ce soir, dans « La semaine religieuse », monseigneur l’évêque fait un appel à ses diocésains, les invitant à verser leur or pour aider la patrie. Heureux ceux qui peuvent y répondre !

    Beaucoup y répondront par « snobisme », par « mode » presque, mais les plus riches ne donneront pas tout leur or ; or un pauvre qui n’a qu’un simple louis devra-t-il s’en séparer ? Ce serait donc, alors, les éternels tondus.

    En tout ceci, comme en tant d’autre, qu’il y ait des appels ou qu’il n’y en ait pas, il s’agit de faire suivant sa conscience, d’accomplir son devoir, et de ne pas s’éloigner de sa philosophie. Par les temps actuels, et avec les gens actuels, cette dernière est nécessaire.

    [13 août] Aujourd’hui 47e anniversaire de Berthe. Bon anniversaire !

    J’ai reçu de Charlot, portant la date du 2 août, la lettre suivante :

    « La tranchée le 2 août 1915

    Cher oncle

    J’ai reçu les 10 F et je vous en remercie bien. J’ai reçu le colis de votre sœur, un joli petit colis ; il y avait des petits pois, du jambon à la gelée, moutarde, chocolat, tabac, papier à lettre, du sel pour mettre dans l’eau, confiture, enfin il y avait un peu de tout. À la suite d’une attaque qu’on avait faite j’étais très fatigué, mais à présent je suis en bonne santé, et j’espère que ma lettre vous trouvera de même. Ah ! Je suis content que vous ayez pu réussir à faire revenir M. Vautier ; c’est Mme Vautier qui doit être contente ; moi aussi je vous remercie beaucoup. Robert m’a écrit qu’il était de retour à Paris, il doit s’ennuyer un petit peu, ce n’est plus Blois. Vous devez bien vous ennuyer aussi, mais enfin il faut espérer que la guerre sera bientôt terminée. La classe 15 est arrivée chez nous voilà 2 jours, ils sont bien tristes aussi. Mais dans 8 jours ils seront aussi gais que nous, inutile de s’en faire. Quand vous m’enverrez quelque chose – ce qui ne presse pas beaucoup – vous mettrez un petit thermomètre et de l’alcool de menthe.

    Bien le bonjour à Mme Legendre. Je termine en vous embrassant de tout cœur.

    (Votre neveu) Viard Charles. À bientôt»

    Les lettres sont toujours empreintes de gaieté. « Inutile de s’en faire ! » comme il dit. L’heureux caractère.

    [14 août] Mort de M. [Eugène] Rabouin[1], ancien négociant en bois, administrateur de la Banque de France et de la société d’assurances mutuelles de Loir-et-Cher. C’était un brave homme et un homme entendu aux affaires. J’étais assuré de sa sympathie. Que Dieu lui donne le repos éternel.

    Aujourd’hui samedi vient me voir le Mtre Fesneau, fermier à Villedamblin, commune de la Madeleine-Villefrouin, par Marchenoir. Ses deux fils sont à la guerre ; celui qui tient la ferme de Villedamblin est disparu depuis septembre 1914. Actuellement, - par suite du manque d’ouvriers, dont la région est pauvre – il y a 5 prisonniers allemands, (des saxons, me dit-il) pour rentrer les récoltes. Un soldat français armé veille sur eux. Ces prisonniers reçoivent des colis très garnis de leur pays, « du jambon, beaucoup de charcuterie, du chocolat », ils ne manquent de rien, ce qui prouve qu’en Allemagne il y a encore beaucoup de denrées de toutes sortes. Ils disent « qu’ils seront victorieux ! » Nous, nous en disons autant ; qui aura raison, et qui l’emportera ?

    Robert m’écrit :

    « Paris, le 11 août 1915

    Mon cher oncle

    Nous avons reçu hier ta lettre en sans attendre celle que tu m’annonces, je te réponds pour te dire que je travaille depuis trois jours.

    J’ai trouvé, par l’intermédiaire de la société des anciens élèves des écoles nationales d’arts-et-métiers, un emploi de dessinateur. C’est à la Compagnie Continentale des Compteurs, rue Pétrelle, dans le 9e arrondissement. C’est près de la gare du Nord et non loin de chez nous (1/4 d’heure à pied), ce qui me permet de venir déjeuner avec mes parents.

    Je commence à 8 h et je déjeune de midi à 1 h 30, et je quitte à 6 h. Le travail est intéressant, je relève des plans de compteurs, je les dresse, puis je fais les calques et je fais tirer des bleus. On fait dans cette maison des compteurs à eau, à gaz et à électricité, ainsi qu’un grand nombre d’autres appareils pour la fabrication du gaz.

    Je t’embrasse de tout cœur, ainsi que grand’mère.

    R. Randuineau. »

    Hier j’ai reçu la visite de Tardy (hospitalisé à la salle 1 de l’ambulance). Je l’ai reçu poliment, mais froidement en raison de sa mauvaise conduite, depuis sa sortie de l’ambulance. Il sort des bataillons d’Afrique, c’est assez dire. C’est un peu intéressant personnage.

    Je vais, vers 6 h, au salut à Saint-Vincent, il est donné par un prêtre soldat, très distingué.

    [1] Rue des 3 Marchands, 10.