• 5 septembre 1914

    5 septembre

    Nous recevons ce matin la lettre suivante de Berthe

                                            « Paris, jeudi 3 septembre 1914

    Mon cher Paul

    Nous avons reçu hier ta lettre coïncidant avec une circulaire de M. Patrouix nous permettant et nous invitant même à quitter Paris, si nous avions de la famille en province. Comme tu le penses j’ai accepté avec plaisir l’invitation mais voilà c’est le tout de pouvoir partir. Nous sommes passés aux gares d’Orsay et d’Austerlitz hier soir, mais impossible d’approcher par la foule ; ce matin j’étais à 6 heures à Austerlitz, les bureaux ouvraient seulement à 8 heures, pour les billets, et bien ! à 6 h il y avait déjà 200 m de queue à 5 ou 6 sur chaque rang ; il y a des gens qui ont passé la nuit, et pour avoir des billets seulement. Il y avait autant de monde dans un autre coin, ceux qui avaient leur billet depuis la veille ou l’avant-veille, et qui étaient aussi longtemps à attendre pour prendre leur train… c’est désolant !

    Arthur, lui, ne peut pas quitter Paris, il peut être appelé d’un moment à l’autre, et je ne voudrais pas rester toute seule ici. Alors ne sachant plus de quel coté me retourner je voudrais savoir si tu peux encore sortir de Blois, avec ton auto, pour venir au devant de moi, si quelquefois je restais en route, soit à Étampes ou à Orléans, car ce serait bien possible.

    Je vais retourner voir si les trains de banlieue marchent mieux et – la banlieue allant jusqu’à Étampes – je pourrais peut-être m’y rendre, si tu peux venir m’y prendre. Je ne sais pas comment c’est chez vous mais à Paris les autos civiles ne sortent et n’entrent plus.

    Si je savais que les trains soient plus réguliers et qu’il y ait moins de monde dans quelques jours j’attendrais bien, mais peut-on savoir comment nous serons demain de ce moment !

    Enfin écris-moi dès le reçu de cette lettre, et si parfois je trouvais un point pour partir, je vous télégraphierais à mon départ. Mais ne vous inquiétez pas si je suis longtemps en route car je peux très bien être une journée pour aller à Blois ; les enfants des concierges ont mis 12 heures pour aller à Montoire.

    Dans l’espoir de vous voir bientôt, Arthur se joint à moi pour vous embrasser tous les trois.

    Ta sœur

    Signé : B. Randuineau.

    Les Allemands seront à Paris ce soir ou demain, ils étaient cette nuit à 10 kilomètres de Meaux, les habitants de ce pays ont du l’évacuer en 2 h de temps hier soir, d’un autre côté on les signale à Chantilly. »

    À Chantilly ! Avec son superbe château et son incomparable galerie des Princes de Condé. Chantilly si ravissement restauré par Daumet.

     

    Château de Chantilly

     

    Le château de Chantilly.- Agence photographique Meurisse.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2799)

     

    Et au-dessus : Compiègne et son palais. Et au-dessus encore : Pierrefonds, merveille d’art, œuvre de restauration de Viollet-le-Duc, œuvre immortelle ! Ne doit-on pas frémir à la pensée de sentir de si idéales choses entre les mains de vandales qui ne respectent rien, parce qu’ils n’ont pas le goût du beau. Si ces misérables avaient eu le moindre goût artistique – oh le moindre ! – ils n’eussent pas incendié Louvain et ses incomparables monuments que les siècles nous avaient gardés et légués ; ils n’eussent pas incendié les trésors d’art, les collections uniques que les Flandres gardaient – avec juste orgueil – jalousement et précieusement. Et tout cela n’est plus !

    Cela n’est que cendres et amas informes !!

    Les misérables !!! De tels crimes ne peuvent pas ne pas attirer la vengeance divine.

    Peut-on ne pas frémir pour Bruges, Ostende, Valenciennes, Amiens, Pierrefonds, Compiègne, Chantilly et Versailles ! Versailles !! Et tant d’autres ! Respecteraient-ils notre merveilleux château s’ils venaient à Blois ? Et Chaumont-s/Loire, et Azay-le-Rideau et Chenonceaux ?? Ils respecteraient Chambord qui, par une honte – appartient aux Parme, héritiers du comte de Chambord ; comme l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie a épousé la princesse Zita de Parme, Chambord – en France – appartient à des autrichiens. C’est une honte et le gouvernement – actuellement – devrait le mettre sous séquestre et le prendre. Qu’attend-il ? C’est le moment.

    Jamais je n’ai vu une telle affluence à Blois, ce samedi. Dès le matin les rues sont encombrées d’autos et d’émigrés.

    Avec M. Nain nous allons à Cour-sur-Loire et à Mer. Tout le long de la route, c’est un défilé ininterrompu d’autos qui filent à des allures vertigineuses vers Blois et au-delà. Il y a même des familles à bicyclettes, d’autres en voitures. Tout a été employé pour se sauver des envahisseurs. C’est un nuage de poussière de Blois à Mer.

     

    Réfugiés bicyclettes

     

    Famille de réfugiés avec leur bicyclette.- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (402)

     

    Des trains militaires, avec soldats, voitures régimentaires et canons descendent vers Tours ; où vont-ils ? Hier - pendant que nous étions à Marcilly - il est passé 6 aéroplanes anglais se rendant à Pontlevoy et de là… je ne sais où.

    À Mer, je cherche de l’essence, j’en cherche partout. « Il n’y en a pas une goutte dans toute la ville » me dit une marchande. Nous nous arrêtons à Cour-sur-Loire, en revenant, où des amis[1] de M. Nain nous donnent des fruits – 3 paniers – pour les blessés des ambulances de Blois et surtout pour le poste d’ambulance de la gare, chargé de soigner les blessés qui passent.

    Au poste des garde-voies de la Chaussée – même au pont de Blois (au bout du pont de Vienne) – il faut montrer les sauf-conduits.

    Le tantôt quelle affluence dans Blois ! C’est un petit Paris ! Les autos se croisent, cornent sans cesse, les voitures chargées passent, les tramways circulent remplis de voyageurs, une foule dense « grouille » - c’est le mot – dans les rues, les places et - à Blois - les escaliers, les étrangers, beaucoup de Parisiens, qui sont venus se réfugier à Blois et se sont casés – comme ils ont pu – dans des appartements, font leurs emplettes au marché. Les fruits, les œufs, le beurre, les volailles, les légumes abondent, il y a de tout. Tout se vend et à bon marché. Les gens s’en vont les filets ou les paniers remplis.

    Les troupes sortent bientôt des casernes et se mêlent à la foule ; les dialectes des légionnaires se croisent au parlé blésois, des Flandres, de l’Artois, de l’Ile de France, de la Lorraine et d’ailleurs. Blois est curieuse et semble devenue la ville cosmopolite du centre. On y parle toutes les langues ; c’est la Tour de Babel. On s’écrase.

    Les officiers circulent, les gens forment des groupes, parlent de la guerre, on s’arrache les journaux pour savoir quelques nouvelles, et lorsqu’ils sont lus on s’aperçoit – à part quelques exceptions – que l’on ne sait pas plus de nouvelles qu’avant.

    Quelle foule ! C’est Paris transporté – en petit – sur les bords de la Loire.

    Et sur tout cela passe 6 superbes aéroplanes militaires (biplans et monoplans) dont quelques-uns très bas. La foule applaudit lorsque la cocarde tricolore est apparue.

    Cependant - rue Denis Papin - une dame du meilleur monde blésois - apercevant un « Deperdussin » s’écrie – dans un moment d’effroi – c’est un « Taube » ! Je ne la dissuade pas de son erreur, tellement cela m’amuse de voir l’épouvante que cette dame cause et chacun de tendre le dos, tout en regardant de côté – car on veut voir et la curiosité reprend le dessus – dans la frayeur mortelle de la chute d’une bombe. « Gare la bombe » crie un loustic ! et les bonnes femmes de la campagne sont toutes épouvantées. Un aéroplane allemand au-dessus de Blois !

    Un aéroplane atterrit dans la Boire et repart aussitôt ; un autre atterrit par Saint Lazare.

    Le tantôt – sur une communication téléphonique de M. Vezin – je vais avec Robert au château de Clénord, afin de placer une famille de braves travailleurs émigrés des environs de Meaux (Seine-et-Marne).

     

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    Mont-près-Chambord.- Château de Clénord.- 6 Fi 150/7. AD41

     

    M. le vicomte de Cherisey, toujours aimable, met à leur disposition – sur le bord de la route de Clénord – une petite maison qu’il a fait aménager à cette intention.

    Le tantôt j’en réfère à M. Vezin, mais voilà ! La famille en question est introuvable. Elle avait donné, comme adresse, « place du marché neuf, au-dessus de chez M. Navereau, coutelier ». Or à cette adresse cette famille – famille Lefebvre - est inconnue.

    Elle va être recherchée, car les gens ont peut être confondus des noms de rues ; cela peut arriver.

    Que d’habitations sont vides et désertes dans l’est ; tandis que par ici tous les coins sont utilisés, jusqu’aux moindres.

    [1] M. Suppligeon, ancien instituteur à Ménars.