• 29 et 30 septembre 1914

    29 septembre et 30 septembre

    Chaque matin apporte la curiosité d’apprendre du nouveau, la journée se passe, et chaque soir m’apporte aucun changement. Rien, ou si peu. C’est angoissant…

    La bataille de l’Aisne continue toujours.

    La journée se passe dans le calme.

    Ce soir, à 7 h, je vais prendre ma garde à l’ambulance de l’école normale des instituteurs. Tout le personnel est encore là, à son poste. C’est qu’il doit arriver des blessés. Le dévoué major - M. le docteur Marchand - assisté des dames infirmières attend.

    Bientôt les grilles s’ouvrent, des autos s’arrêtent, on descend les blessés et - avec d’infinies précautions - on les dépose sur des brancards, que des infirmiers robustes enlèvent et transportent dans les salles respectives.

     

    Brancard infirmières camion

     

    Arrivée de grands blessés [Lyon].- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (470)

     

    Pauvres gens ! Et comme le cœur se serre au passage de ces pauvres garçons - hier encore plein de vie - aujourd’hui étendus, là, livides, inertes, blessés cruellement, touchés par la mort peut-être.

    Pauvres gens !

    Deux blessés sont déposés dans la salle n°1, les autres sont transportés dans les salles des étages supérieurs. J’entre dans la salle n°1 qui - avec la salle n°2 - sont confiées à ma garde cette nuit. Mon compagnon de garde est - cette nuit - M. Pérès - négociant en linoleum à Paris - actuellement à Blois. Nous aidons à dévêtir les pauvres blessés. Tous les deux ont été blessés autour de Reims et n’ont pas couché dans un lit depuis 2 mois. Deux mois ! Comme cela va leur sembler bon de dormir dans un lit !! L’un est blessé à l’épaule - c’est un brave paysan normand des environs de Falaise - il sourit et roule ses bons gros yeux tout ronds ; l’autre est blessé à la cuisse - c’est un ouvrier parisien, très gai, très déluré, bon garçon, il explique la bataille où il a été blessé.

    Le docteur Marchand procède au pansement des plaies ; M. Ouiste, infirmier en chef, aide, et les dames de la Croix-Rouge, toujours sur la brèche, mesdemoiselles Sauvalle et Roche, préparent les bandes, les ouates, etc. Les pansements faits les plaies sont bien bandées, le linge des malades est changé, ils sont lavés et cela fait un bien énorme. Puis le docteur autorise qu’un potage leur soit donné.

     

    Hôpital intérieur

     

    Salle d’hôpital en 1914 [Paris].- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (398)

     

    Le docteur monte aux salles supérieures ; sur son invitation je le suis.

    Dans une salle, occupée par de nombreux lits, il vient de n’être déposé qu’un blessé, le docteur panse sa plaie à la jambe, assisté de Melle Barbier, infirmière. Ce blessé a rapporté une superbe dragonne argentée d’officier allemand, il y tient beaucoup.

    Au-dessus - sous les combles - dans le grand dortoir de l’école normale, parmi les nombreux blessés, quatre autres ont été déposés.

    L’un, un mineur, a été sérieusement blessé en 3 endroits, à la poitrine, à la main droite (presque emportée) épouvantable, et à la jambe ; un autre est blessé à la cuisse ; un autre est atteint à la tête. Quel triste spectacle que celui de ces misères, et comme ceux qui sont responsables de pareilles atrocités devraient être là, pour voir leur œuvre. Les misérables !

    Le docteur Marchand, auquel vient se joindre le docteur et madame Croisier, assisté des dames infirmières : mesdames Girardin, Thibaudier, mademoiselle Burat, fait les pansements - comme aux autres salles. Quelle épouvantable main, presque emportée, presque arrachée, a le mineur ! Trois doigts sont disparus, deux autres sont sanguinolents et ne tiennent presque plus. Le brave homme souffre atrocement et trouve la force de sourire et de raconter ses batailles : « Voilà un malade gai, lui dit madame Girardin. Du reste nous n’avons jamais eu de poules mouillées ici. »

    Cette salle, très grande, est peu éclairée, et madame Croisier tient une lampe à pétrole ; la lumière éclaire crûment les visages, et projette des ombres énormes au plafond.

    Je redescends à mes salles n°1 et 2.

    Les dames infirmières sont parties et après avoir fait le tour des salles, serré les mains amies des blessés ; sans oublier les 2 bons turcos : Hamida Ben Mohammed et Hassen, tous deux du 4e tirailleurs à Tunis, je baisse les lampes, la nuit commence. Il est 9 h, du reste. La plupart dorment, les autres - surtout trois - bien atteints, bien malades - souffrent beaucoup. J’apporte mes soins, le mieux que je peux, à ces pauvres garçons, jusqu’à 1 h du matin.

    À cette heure - comme il avait été convenu - M. Pérès vient me remplacer et je me retire, dans un bureau voisin, où - sur une chaise longue - il est loisible de se reposer. Mais il fait froid et je ne peux dormir.

    Pendant ce temps, je parcours le livre des entrées et je relève 2 décès que j’ai omis d’écrire, en leur temps ; un est tout récent, du reste.

    Le 15 septembre : Aristide Baudrez, sous-lieutenant, 27 ans ;

    le 28 septembre : Louis Lacher, 21 ans.

    À 5 h, le jour paraît ; les sonneries voisines de la caserne annoncent une nouvelle journée.

    À 6 h je vais à la salle 1, puis à la salle 2.

    Beaucoup sont réveillés. Je donne un sac de noix à Hassen - il aime beaucoup les noix - et un paquet de cigarettes ; puis je donne un autre paquet de cigarettes à un brave petit parisien : Foulquet.

    Hassen se lève en chemise, les jambes noires nues, sa tête crépue coiffée du bonnet de coton, il donne à quelques uns des cuvettes remplies d’eau, et ils font - heureux - leur toilette. Les fenêtres sont grandes ouvertes, l’air frais pénètre ; il fait froid, le ciel est pur et le soleil darde ses beaux rayons.

    Après le passage des parquets à l’eau froide, les dames infirmières - auxquelles vient se joindre - ce matin - madame Lambert-Champy - arrivent et prennent possession de leur poste de sacrifice et de dévouement.

    Je quitte, avec M. Pérès, nos chers blessés, en souhaitant - à chacun - d’aller mieux, et de mieux en mieux.

    Au-dehors, il fait froid.

    Dans la matinée je reviens à l’ambulance, où je dépose un paquet de journaux illustrés « La Famille » afin d’apporter de la distraction aux convalescents dans leurs instants - si longs - de calme et de repos dans leurs souffrances.

    La journée s’écoule dans les fraîcheurs d’une belle journée d’automne. Les nouvelles de la guerre sont rares et elles ne disent pas grand chose. Ayons une patience toute patriotique.