• 23 et 24 septembre 1914

    23 septembre et 24 septembre

    La bataille de l’Aisne continue, les Prussiens tiennent bon.

    Je continue, hélas ! la liste des soldats français morts aux ambulances de Blois :

    18 septembre : Jacques Chassagnon, 34 ans (Hôtel-Dieu).

    19 septembre : Alexandre-Augustin Delamare, 28 ans (collège) ; Paul de Swarte, 25 ans (35, rue du Bourg-Neuf).

    21 septembre : François Madelmont, 25 ans (Hôtel-Dieu) ; Alexandre Dufour, 27 ans (rue Franciade).

    22 septembre : Baptiste Viguié, 27 ans (35 rue du Bourg-Neuf).

    23 septembre : Charles Bignon, 29 ans (rue Franciade) ; Louis-Marceau Vermandel, 23 ans (Hôtel-Dieu).

    Depuis le crime déicide de Reims il ne convient plus d’avoir pitié des Allemands, prisonniers ou blessés, et - comme je l’ai fait, du reste, jusqu’ici, je ne transcris leurs noms - parmi ceux qui sont morts à Blois, à l’Hôtel-Dieu - qu’à titre purement documentaire. Ces misérables qui se sont mis au ban de l’humanité, se sont attaqués à Dieu, ne méritent aucun honneur, ni aucune pitié. Ils se comportent, du reste, vis à vis de leurs médecins et infirmiers en véritables sauvages qu’ils sont ; ils se comportent en allemands, et c’est tout dire…

    Je continue, donc, la liste des blessés allemands morts à l’Hôtel-Dieu de Blois, la seule ambulance où on les reçoit.

    Le 18 septembre : Otto Ziése.

    19 septembre : Auguste Kneiper ; Emile Schlichel, sous-officier.

    23 septembre : Fritz Olms, 21 ans.

    Hier a été célébré, à la cathédrale, le service pour le repos de l’âme du lieutenant-colonel Maurice Delagrange, mort au champ d’honneur ; j’y ai remarqué une très nombreuse assistance.

    Dès l’heure nous partons, Berthe, Robert et moi, à Marcilly-en-Gault, par le même chemin : Mont, Bracieux, Neuvy et Neung. A Bracieux il y a un drapeau de la France, cravaté de deuil, au dessus de la porte de l’église ; c’est - paraît-il - pour un enterrement d’un enfant du pays tué à l’ennemi. Et, pour l’instant, il en est ainsi dans toutes les communes de France. « Cloches de nos clochers sonnez ! Sonnez le glas de nos enfants de France !! Sonnez leur entrée dans le repos éternel ! »…

     

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    Bracieux.- Intérieur de l’Église.- 6 Fi 25/7. AD41

     

    À Marcilly, M. le curé nous comble de fruits pour les blessés ; le brave et bon abbé Daubray est allé quêter de belles pêches des vignes - connaissant ma venue - et mon grand panier d’auto est archi rempli de belles poires cueillies dans le jardin du presbytère et de pêches données par un habitant de Marcilly : M. Durand.

    Il y en a tellement que je ne peux emporter tout.

    Je remercie M. le curé, au nom des blessés des ambulances de Blois, et l’assure qu’il va faire des heureux.

    Nous allons jusqu’au Dangeon et revenons - à la hâte - car ce soir je suis de garde à l’ambulance de l’école normale des Instituteurs, et je ne veux pas être en retard. Nous arrivons à 6 h ; à 7 h je suis à mon nouveau poste : à l’ambulance, prenant ma garde jusqu’à demain matin 7 heures.

    M. Huguet[1] et moi partagerons cette garde toute la nuit. La bonne Sœur Marcelle - des gardes-malades de Vienne - nous introduit dans les salles 1 et 2 - au rez-de-chaussée, contenant - au total 12 lits - les blessés des dernières arrivées.

    Dans la salle 1 se trouvent 4 blessés ayant eu les jambes fracturées, 1 ayant eu la gorge trouée d’une balle - le pauvre jeune homme souffre beaucoup et crache abondamment, et 1 autre qui a reçu 2 balles et 1 éclat de mitraille (ces projectiles lui ont été arrachés et ils sont, maintenant, dans un petit cadre - ainsi qu’un fragment de capote - accroché au chevet de son lit.)

    Dans la salle 2, se trouvent 2 turcos, l’un Mohamed Ben etc, ayant eu une fracture de la jambe et l’autre, un bon moricaud, bien noir, aux yeux vifs, aux dents blanches et bien pointues, aux cheveux noirs et crépus, Hassen s’appelle-t-il, qui a reçu une balle dans le coté ; il fait la joie de la salle par des réflexions et ses réparties drôles. Il croque des noix comme un vrai singe, fume des cigarettes avec un plaisir inouï, et il nous fait sa prière - qu’il adresse à Mahomet sans doute - en un charabia arabe qui n’en finit plus. Il est drôle au possible.

     

    Infirmière turco

     

    Une infirmière donnant à boire à un Turco [tirailleur algérien] blessé.- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (394)

     

    À coté de lui se trouve un pauvre soldat qui souffre beaucoup d’une balle dans la cuisse ; en face un petit Parisien, très gai, a une balle dans la poitrine, elle l’oblige à se tenir courbé ; à coté est un lit vide ; au n°12 est un pauvre garçon qui a reçu une balle dans la région de l’aorte, elle n’a pu être extraite, il tousse, il étouffe, expectore abondamment. Pauvre jeune homme ! Il est triste et a de bons grands yeux suppliants, il peine à parler et, les mains jointes, il semble prier. Je le soulage autant que je le peux, je lui donne sa potion, puis du lait - car il ne peut prendre que du liquide, et, comme il souffre beaucoup et qu’il ne peut pas dormir, tellement il étouffe, je vais en prévenir la religieuse des servantes de Marie qui - chaque nuit - veille sur les malades ; elle se tient dans les salles du haut, mais fait une ou deux rondes, pendant la nuit, suivant les besoins. Elle me donne une potion calmante que je fais boire aussitôt à mon pauvre malade ; cette potion est à base d’éther, cela se sent. Elle produit bon effet et le cher jeune homme s’endort presque jusqu’au jour.

    Je donne, aussi, plusieurs fois, à boire à d’autres blessés, notamment aux 2 turcos ; c’est une espèce de limonade rafraîchissante qui leur est donnée. Tous sont très respectueux et n’oublient jamais - même dans leurs souffrances - de dire « merci ». Je lève le pauvre blessé à la cuisse pour un besoin pressant, je le recouche ; à plusieurs autres - dans l’impossibilité de se lever - je passe le vase indispensable…etc. Je fais, en somme, le service de la salle ; trop heureux de le faire et d’offrir mes humbles services.

    Comme il fait bon, alors que les chers blessés reposent, dans le calme de la nuit, à dire « le chapelet » pour ces pauvres jeunes gens !

     

    malade civil au chevet

     

    Civil au chevet d'un blessé.- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (382)

     

    Nous devions - M. Huguet et moi - nous partager la nuit et - convenu entre nous - M. Huguet devait - sur une chaise longue - dans une pièce à coté - se reposer jusqu’à 1 heure du matin - moitié de la garde de nuit - mais à cette heure, ne le voyant pas, je n’ai pas voulu le réveiller ; il n’est venu, alors, qu’à 4 heures du matin. À cette heure je jugeais à propos de ne pas me reposer et je restais, à mon poste, jusqu’à la fin. À 5 heures le jour commença à poindre et effaça - progressivement les étoiles qui brillèrent, étincelantes, toute la nuit.

    À 6 h les garçons de salles arrivèrent, ouvrirent les fenêtres, toutes grandes, afin de renouveler l’air, et balayèrent les parquets avec des toiles mouillées, trempées dans une eau mélangée d’un désinfectant. L’air frais du matin pénètre dans les salles, réveille les endormis qui se dégourdissent les membres en s’étirant ; mais, sapristi ! Il ne fait pas chaud, et les bonnets de coton s’assujettissent vite sur les têtes qui, elles même, s’enfouissent sous les draps et dans les oreillers mœlleux. Hassen, le bon turco, et Mohamed, s’enfouissent sous les couvertures et trouvent qu’il ne fait pas si chaud qu’en leur pays ; je le crois.

    Les infirmiers nous avaient donné, à chacun, un bol de café noir ; nous ne l’avons pas bu et nous l’offrons - de grand cœur - à 2 chers blessés de la salle 1. Ils sont bien heureux.

    À 7 h, la dévouée infirmière, mademoiselle Roche, arrive, tout de blanc vêtue, elle va d’un lit à l’autre, s’enquiert de la santé de chacun, si la nuit a été bonne, donne, à chacun, une poignée de mains et, avec des paroles gaies et d’espoir, laisse - dans les cœurs - un réconfort certain. Avec des malades il faut toujours être gai.

    Puis elle distribue - à chacun - sur leur lit - une petite table sans pieds, une cuvette, de l’eau, du savon, pour la toilette matinale ; mais, déjà, dans la salle 2, Hassen, s’étant levé, a passé les cuvettes aux camarades qui se sont débarbouillés - ceux qui le pouvaient - avec joie.

    Le brave Hassen ! « Moa, tué prussien, puis li bouffi ! » Les turcos, nous assure-t-il, tuent les Prussiens, leur coupent la tête et la mange ! Il leur est difficile, dans ces conditions, d’en revenir ! « Moa, tué prussiens, puis li bouffi ! »…

    Nous donnons des poignées de mains à tous nos chers malades, puis nous quittons l’ambulance. Il est 7 h ¼, environ.

    Nous attendrons la prochaine convocation.

    Vers les 10 heures nous portons un panier des pêches de Marcilly à l’ambulance de l’école normale des instituteurs ; ce sont de belles pêches des vignes.

    Le tantôt je me repose quelques instants, car j’ai une vague migraine - ce qui est peu de chose - de la nuit passée sans sommeil. Ce soir, je me rattraperai. C’est ce que je fais. A 9 heures je suis couché, après avoir appris - par les dépêches du journal - que la bataille de l’Aisne continue toujours et que nous tenons bon.

    [1] Propriétaire de la librairie Jeanne d’Arc, rue Denis Papin.