• 22 septembre 1914

    22 septembre

    La bataille de l’Aisne continue ; les Prussiens se fortifient et se terrent dans des tranchées, comme des taupes dit Jean Richepin. Il sera difficile de les dénicher de là. Je l’avais dit : il ne faut pas chanter victoire avant qu’il en soit temps.

    Je reçois ce matin la lettre suivante, en réponse à la mienne.

    « 32, quai St Jean                                            21 sept. 14

             Blois

    Téléph. 1.50                                   Cher monsieur

    J’ai inscrit monsieur Mangean comme veilleur de nuit et je le convoquerai avec vous la prochaine fois.

    Aujourd’hui ma liste était faite et les convocations envoyées lorsque j’ai reçu votre mot. Aussi n’ai-je pas pu les modifier.

    Recevez, cher monsieur, l’assurance de mes meilleurs sentiments.

                                                         Signé : Guill. de la Cotardière »

    C’est donc chose entendue.

    Le facteur m’apporte, également, ce matin, la joyeuse lettre suivante qui me plonge dans le chagrin et dans l’admiration.

    « La Chaise

    St-Georges-sur-Cher (Loir-et-Cher)                            11 sept. 14

    Chemin de fer : Chissay

                                                         Bien cher

    Je pars, sans doute, cette semaine, pour aller voir canonner Cattaro[1], Pola et peut-être Trieste.

    On m’a bombardé moi-même aumônier du « Jules-Michelet ».

     

    6_Fi_306_00016 [1600x1200]

    Marine de guerre.- Le « Jules Michelet », croiseur de 1re classe.- 6 Fi 306/16. AD41

     

    Vous me m’oublierez, n’est-ce pas, ni dans vos pensées affectueuses, ni dans vos pieuses prières. Je penserai, moi, plus d’une fois à vous sous l’étoile fixe ou sur le flot mouvant, image des choses qui demeurent parmi celles qui… fluctuent.

                                Bien cordialement

                                   signé : H. Bolo

                         Aumônier du Jules-Michelet

                                      par Toulon

    J’ai passé à Blois samedi, comptant bien aller vous serrer les mains avant de partir, naturellement j’ai failli manquer mon train et le temps m’a manqué ! »

    Quelle nouvelle !

    Monseigneur Henri Bolo, protonotaire apostolique, l’orateur sacré, mon éminent ami, le charmant et si hospitalier propriétaire de la Chaise, nommé aumônier militaire à bord du « Jules-Michelet » de l’escadre de la Méditerranée ! Quelle nouvelle !!

    Elle me plonge dans le chagrin de voir partir, si loin, dans la mêlée des combats maritimes, mon si bon et si spirituel ami ; mais aussi elle me transporte d’admiration, car je devine - avec son grand cœur embrasé d’amour patriotique - qu’il aura - lui-même - demandé cette faveur insigne, ce poste de choix et d’honneur.

    Je décide - sur le champ - sans perdre une minute - d’aller aujourd’hui même, rendre visite et faire mes adieux à Mgr Bolo.

    Berthe et Robert seront de la partie.

    Nous partons dès 1 heure, après le déjeuner.

    Nous passons par la forêt et les Montils, avec arrêt, de quelques instants, chez M. le Docteur Corby ; puis continuation par Monthou-sur-Bièvre, Sambin, Pont-Levoy et Montrichard, Chissay et St-Georges-s/Cher, après la traversée du Cher sur le pont suspendu.

    À St-Georges, visa du sauf-conduit par deux gardes, l’un brandissant un drapeau, l’autre un fusil. Ils n’y vont pas de main morte à St-Georges, sapristi !

    Nous arrivons à la Chaise.

     

     

    6_Fi_211_00024 [1600x1200]

    Saint-Georges-sur-Cher.- La Chaise, côté jardin.- 6 Fi 211/24. AD41

     

    La belle et confortable demeure est enchâssée dans les fleurs, la verdure des pelouses et la fraîcheur des arbres. Le soleil inonde la façade, un doux soleil d’automne. Quel doux oasis de repos ! Et comme Mgr Bolo est bien - là - dans le calme et la paix des champs - à « peindre » ses merveilleuses et si frappantes études mondaines.

    La domestique paraît : Mgr Bolo est à la Chaise. Bientôt Mgr arrive, toujours le même, les mains tendues, gai, joyeux, souriant, hospitalier ; il se frotte les mains et il se frotte les yeux, semblant dire « ne pas en croire ses yeux de me voir. ». Madame Denys, sa bonne et si aimable tante, puis madame d’Aigremont, sa cousine toujours enjouée, toujours accueillante, arrivent et nous reçoivent comme à la Chaise on sait recevoir, et c’est tout dire.

    « Voici M. Legendre qui vient de très loin pour me dire adieu, comme c’est gentil ! » dit Mgr à une nombreuse société qui est en visite au salon. Je reconnais mademoiselle Dumoulin, la sympathique châtelaine des Houldes, puis j’aperçois mademoiselle Guillain, M. Guillain, mesdemoiselles Guillain, d’autres dames.

    Vite, au salon, après les présentations, la conversation reprend sur les événements actuels, sur la guerre, sur les pronostics possibles, sur une comète qui - paraît-il - est visible chaque soir. Enfin - et surtout - nous parlons du départ de Mgr, et chacun déplore cette décision, cet éloignement pour de longs mois peut-être, pour… toujours peut-être… hélas ! Qui sait ? Mon Dieu !

    Mais, Mgr, si peu causeur, si spirituel conteur, avec sa verve personnelle et son merveilleux talent a vite fait de chasser les nuages, et c’est à son prochain retour que nous buvons le bon vin du clos La Chaise. « Ah ! A votre retour, Mgr, que de choses vous aurez à nous dire ? »

    « Ce jour là nous inviterons tous les amis, dit Mgr, et nous fêterons la victoire de la France ! »

    La nombreuse société des Houldes se retire ; nous restons encore quelques instants, tandis que les gentils siamois se jouent dans les fauteuils et les tentures.

    Mgr, comme à l’arrivée, m’embrasse et me fait ses adieux ; avec Mme Denis et Mme d’Aigremont, Mgr vient nous accompagner jusqu’à la grande porte. Sur le seuil nous croisons un nouveau visiteur - c’est un défilé incessant à la Chaise - un monsieur à l’allure militaire, la rosette pourpre à la boutonnière ; on vient de partout, et de loin, féliciter Mgr et lui dire adieu ; chacun y tient.

    Et nous partons, avec les souhaits de nous revoir, s’il plaît à Dieu…

    Nous revenons par le même chemin qu’à l’aller, avec un léger arrêt à Montrichard et avec cette différence, qu’à partir des Montils, nous passons par Chailles et la Loire parce que, déjà, en forêt, les allées doivent être enténébrées, car la nuit descend. Elle est arrivée lorsque nous sommes à Blois.

    [1] [Kotor, Monténégro]