• 21 septembre 1914

    21 septembre

    Je reçois, ce matin, avec grande joie, la lettre ci-dessous, de mon excellent ami Paul Robert, du 20e bataillon de chasseurs à pied. Elle est écrite au crayon, et l’enveloppe, ayant tombé dans la boue, montre encore la trace de clous de souliers, sans doute par suite d’une bataille ou d’une escarmouche quelconque survenue pendant que mon ami Paul écrivait. Bien entendu - suivant la consigne - elle ne relate aucun endroit de région ou pays.

     

    « Vendredi 11 septembre 1914

    Mon bien cher Paul

    Quelle douce et consolante surprise en recevant ta bonne et si affectueuse lettre datée du 12 août. Quoiqu’elle me soit arrivée le 3 septembre il est inutile de te dire en ces tristes circonstances quel réconfort elle m’a apporté et aussi quelle joie de sentir que ce bon ami de la ville éternelle[1] est et restera toujours le fidèle compagnon des lointaines journées où nous voyagions ensemble pour voir celui qui n’est plus[2].

    A ta lettre était jointe une de papa datée du 19 août, c’était donc pour moi un double régal de bonheur, régal qui est si rare maintenant. Bon papa m’a dit qu’il t’avait écrit ; à mon tour je suis bien heureux de disposer de quelques minutes pour te remercier aussi de l’hospitalité que tu offres à ma famille. Tu es vraiment bien gentil d’offrir, en cas de nécessité, un gîte à ceux que j’aime ; il faut, vraiment, l’excellent ami que j’ai toujours tant apprécié pour agir ainsi. En mon nom et au nom de tous ceux qui me sont chers, encore une fois, merci du fond du cœur. S’il ne m’est guère possible de prier souvent pour toi et ta bonne maman, crois bien que je vous associe tous deux dans une même pensée avec ceux qui me sont chers ; je ne l’oublierai jamais.

    Tu ne te doutes guère de l’endroit où je t’écris ; nous sommes, en ce moment, à quelques kilomètres de l’ennemi, dans un petit bois de sapins, prenant quelque repos en attendant le moment de remarcher en avant. Il n’y a pas une heure nous entendions les balles siffler au dessus de nos têtes ; maintenant on n’entend plus que le bruit du vent dans les pins.

     

    Soldats bois tranchées

     

    La guerre dans les bois en Argonne.- Agence photographique Meurisse.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EI-13(2540)

     

    Depuis presque un mois et demi que nous sommes partis de Baccarat, je ne compte plus les fois où nous avons combattu ; plus d’une fois j’ai vu la mort de près ; j’ai vu un de mes camarades tomber à mes cotés ; jusque maintenant j’ai pu m’en tirer sans blessure ; je compte et j’espère qu’il en sera de même jusqu’à la fin de la campagne. Il y en a qui disent, après le combat « Tiens ! Le hasard m’a encore bien servi aujourd’hui ». Malheureusement ils sont nombreux ceux là. Je vois, de plus en plus, maintenant, que si j’ai échappé aux balles prussiennes c’est grâce à qui ? à celui qui nous protège, nous et nos familles.

    Sais-tu que l’aînée de mes sœurs est entrée au couvent de Hollande, où elle a achevé ses études ; elle y est depuis bientôt un an, puisqu’elle partit peu de jours après mon entrée au service. Quel crève-cœur pour nous tous que ce départ ! Elle était si bonne, si gentille ! Nous nous y sommes faits petit à petit, mais mon petit père a eu plus de peine que nous ; c’est à peine si nous osons en causer devant lui. Tout cela, mon cher Paul, pour te dire que cette sœur aimée me protège de loin par ses prières ; je la considère comme mon bon ange.

                                          Mardi 15 septembre

    Obligé d’interrompre notre causette je la reprends aujourd’hui. Nous sommes à la poursuite de l’ennemi. Tous les jours - depuis vendredi - nous abattons de 30 à 35 kilomètres. Mais tu sauras tout cela avant de recevoir ma lettre. Il n’est pas trop tôt que l’on avance et qu’on les fiche à la porte de France ces « sales boches ». Quoique tu ne combattes pas, mon cher ami, je t’admire pour la façon dont tu te dévoues ; il n’y en a pas encore assez qui s’offrent ainsi ; tu n’en n’aurais que plus de mérite, et de la victoire qui couronnera le tout, comme de l’espère, tu pourras, aussi en revendiquer ta part.

    Si je pouvais te dire l’endroit où nous sommes maintenant tu serais étonné du peu de chemin qui nous sépare comparativement à la distance qui nous a toujours séparé. Oh ! Comme je serais heureux de pouvoir t’embrasser depuis cinq ans que nous ne nous sommes revus. Mais je ne désespère pas, un jour viendra où nous nous reverrons et où nous pourrons remémorer ensemble bien de doux moments.

    Avec toutes ces pérégrinations à travers ton pays, cher Paul, n’es tu pas trop fatigué ; tu les fais en auto, mais quand même, à force d’être sur les dents, on n’en peut plus, et on est bien obligé de s’arrêter. Je souhaite qu’il n’en soit pas ainsi.

    Pour ma part je me porte aussi bien que possible ; lorsqu’il se trouve une bonne occasion pour se ravitailler j’en profite le plus possible. Je suis au groupe du commandant, c’est-à-dire que je sers de liaison entre lui et le capitaine de ma compagnie. J’ai retrouvé là trois jeunes gens de Baccarat, dont 2 que je connais très bien. À nous quatre nous mettons nos vivres en commun, et je t’assure que c’est bien agréable. Ces jours derniers nous sommes passés dans une grande ville où nous avons acheté toutes sortes de choses. Je te prie de croire que nous avons, plus d’une fois, apprécié notre entente ; il est si bon d’avoir de la réserve avec soi, car on n’est jamais sûr du lendemain.

    Mon cher Paul, je me vois obligé d’interrompre ma lettre, laisse-moi te redire merci encore pour ton affection que j’ai toujours appréciée, surtout maintenant.

    Présente mes compliments affectueux à ta bonne maman et crois-moi - mon bien cher Paul - ton ami toujours bien affectueusement dévoué. Je t’embrasse du fond du cœur.

                                                                        Signé : P. Robert »

    Voilà une lettre d’un bon et sincère ami, elle m’a causé - je le redis - une grande joie et un vrai bonheur. J’écris à M. Robert, ainsi qu’à ce bon Paul, aussitôt ; Lunéville est débloqué et je tiens à dire à mes bons amis de Lorraine toute la part bien vraie que j’ai prise à leurs angoisses. Braves amis !

    Je reçois, ce matin, la lettre ci-dessous, de la Société de secours aux blessés militaires.

    « Blois, le 21 septembre 1914

    Monsieur Legendre est prié de vouloir bien se rendre à l’hôpital de l’école normale d’instituteurs le mercredi 23 septembre, à 7 heures du soir, pour y prendre son service de garde de nuit, jusqu’à 7 heures du matin.

                                                           L’administrateur-adjoint

                                                           Signé : Guill. De la Cotardière. »

     

    Mercredi soir j’irai inaugurer mon service de veille de nuit à l’ambulance de la Croix-Rouge. Mais quelle épouvantable nouvelle nous arrive ! Les journaux, les dépêches nous apportent l’accomplissement du sacrilège des sacrilèges !! Les Allemands ont bombardé et détruit la cathédrale de Reims !...

    La cathédrale est en flammes, s’écrie Maurice Barrès ; le sacrilège des sacrilèges est accompli.

    Les verrières sont éclatées, les toitures et les voûtes effondrées, les murs sont pantelants et lézardés ! Il ne reste plus que des murailles noircies et croulantes. L’idéale armée de statues est ravagée, l’incomparable dentelle de pierre est détruite à tout jamais. Quel crime épouvantable !

     

    Reims cathédrale statues

     

    Statues de la cathédrale de Reims [après le bombardement de 1914].- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (395)

     

    Ne pouvant être victorieux, les Huns des temps modernes - plus barbares et plus sauvages que les Huns des premiers temps, qui, eux, respectèrent les temples sacrés et s’arrêtèrent devant sainte Geneviève - ils s’attaquent à Dieu, lui-même ; bombardent, pillent, incendient et détruisent sa Maison, son Temple, son Tabernacle. Ils s’en prennent - les misérables ! - à Celui qui est tout et s’exposent, ainsi, à son jugement qui - bientôt - sûrement - et justement - s’abattra sur eux.

    L’incomparable basilique n’est plus. Les misérables ! Jamais je ne pardonnerai semblable crime impie, que rien - même au point de vue militaire - n’obligeait. C’est épouvantable ! Déjà sur son emplacement, en 496, s’élevait la basilique où saint Rémy baptisa Clovis, roi de France. En 822, l’archevêque Ebon - sous Louis le Débonnaire - réédifia le temple et en fit une basilique plus vaste et plus spacieuse.

    En 1211, Jean d’Orbais, architecte, réédifia le monument sur des plans nouveaux, d’une belle ordonnance, il y travailla jusqu’en 1231 ; ses successeurs dans la direction de l’œuvre : Jean Le Loup, Gaucher de Reims, Bernard de Soissons, puis - plus près de nous - Robert de Coucy, en firent la basilique actuelle, remplie de richesses architecturales et sculpturales d’une magnificence unique, qui faisaient l’admiration du monde entier. Il s’agit de se rappeler que le vaisseau a 140 mètres de long, 60 mètres de largeur au transept, pour se faire une idée de la majesté incomparable de l’édifice ! Quelle belle proportion !! C’est le plus beau, le plus pur chef-d’œuvre du gothique qui disparaît ! Ce crime - auquel nul remède ne peut-être apporté - est impardonnable ! Je ne l’oublierai jamais ! La race maudite des Allemands - bêtes dangereuses, inaccessibles au beau et au droit - doit être détruite à tout jamais.

    Des roses qui enchâssaient les magnifiques verrières, surtout les verrières de l’abside offertes par un archevêque de Reims, monseigneur Henri de Braisne, il ne reste rien, que - sur le sol - mêlés aux débris informes, des verres éclatés, noircis, mélangés de plomb fondu et sans forme aucune. Le soleil ne se jouera plus dans ces couleurs incomparables et ne jettera plus sur les piliers, les murs et les dalles, ses tapisseries veloutées, si harmonieuses et si colorées, aux tons francs et larges. C’était tout un poème !!

     

    Reims cathédrale intérieur

     

    Ruines à l'intérieur de la cathédrale de Reims [après bombardement de 1914].- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (396)

     

    Et le souvenir du baptême de Clovis, du sacre de ses fils, de Théodebert Ier, de Théobald, de Dagobert Ier, de Dagobert III, Childéric II, Thierry IV, Louis le Débonnaire par le pape lui même (Étienne IV[3]), de Philippe Ier, de Louis VIII, Louis IX en présence du roi d’Angleterre ; Philippe III le Hardi, Philippe IV, Louis X le Hutin, Philippe V le Long, Charles V le Sage, Charles VI, Charles VII en présence de Jeanne d’Arc, Louis XI, Charles VIII, Louis XII[4], François Ier, Henri II, François II, Charles IX, Henri III, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI et Charles X en 1825 !

    Quelle suite, ininterrompue, pendant des siècles de cérémonies grandioses et uniques ! Quels souvenirs des temps glorieux ! Ils sont toute l’histoire de la France !! Parchemins immortels ces souvenirs chantaient et exaltaient les plus belles pages de l’histoire de notre France et l’incomparable basilique en était le reliquaire précieux et vénéré…

    Et je ne parle pas des trésors et objets précieux qu’il renfermait : le grand calice d’or de saint Rémy, la lampe de saint Gibrien, le peigne liturgique de saint Bernard, la croix reliquaire de saint Jean des Vignes, des châsses du XIIIe, le reliquaire du XIVe de saint Pierre et saint Paul, le reliquaire de la sainte épine du XIVe, des stalles, le buffet d’orgue, des toiles de Nicolas Poussin, du Tintoret, etc, etc. Tout cela n’est plus que ruines et cendres, ou - pour mieux dire - tout cela n’est plus.

    « Oh ! Jeanne !! Jeanne, vous qui avez, de vos pieds de vierge, foulé ces dalles du Temple ; vous qui avez assisté le Roi dans le sanctuaire de la Basilique ; vous, qui avez déployé « à l’honneur » votre étendard sous les voûtes glorieuses ; vous qui avez conduit, derrière le Roi, vos armées et le peuple de France en cet incomparable asile de la prière et de la consécration ; ô vous qui vous agenouilliez devant cet autel du Dieu de miséricorde ; ô Jeanne, voyez l’état où l’ont réduit les ennemis de votre France ; à l’exemple du Maître, « voyez s’il est une douleur comparable à la sienne » ; tout n’est que ruines ; tout n’est que cendres ! Ô Jeanne, à genoux, nous vous demandons votre aide ! Chassez les ennemis de la France, demandez à Dieu de punir ces barbares, qu’ils soient supprimés du monde si cela doit être, que la France soit victorieuse, que l’incomparable basilique renaisse de ses cendres pour que nos chants de gloire et de triomphe, mêlés au Te Deum d’action de grâce, retentissent sous les voûtes et s’élèvent jusqu’à Dieu ! Ô Jeanne ! Bienheureuse Jeanne d’Arc, priez pour la France !! »

     

    Reims cathédrale jeanne d'arc

     

    Cathédrale de Reims [extérieur après bombardement de 1914], drapeau français sur la statue de Jeanne d'Arc.- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (396)

     

    C’est le cœur douloureusement étreint par cette épouvantable catastrophe que nous sortons, Berthe, Robert et moi. Il fait assez beau et nous voulons en profiter en attendant les mauvais jours qui vont venir. Nous allons par la route basse de Paris, le chemin du Paradis, la Chaussée-St-Victor ;

     

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    Ermitage de Saint-Victor.- La Chaussée-Saint-Victor.- CAOA/AD41

     

    nous surplombons le val de la Loire ; là-bas, au bord du fleuve le petit ermitage de Saint-Victor, entouré par son cimetière ; dans les vignes les vendangeurs cueillent le raisin et les hotteurs déversent leur précieuse récolte dans « les jalles » ; au long des propriétés, des marronniers qui bordent les terrasses, les marrons d’Inde tombent à travers les frondaisons, tombent sur les branchages, retombent sur les murs en ruine, dégringolent sur le chemin ou sur la tête des passants en un bruit de fuite éperdue, puis tout rentre dans le silence jusqu’à la chute d’un nouveau marron.

     

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    Groupe de vendangeurs Serreau Pinon.- Louis CLERGEAU, 1906.- 120 Fi 304. SAMPP/AD41

     

    À l’église de la Chaussée - où  nous entrons - trois ou quatre bonnes femmes du village sont à « la prière pour la guerre ».

    Nous revenons par la route haute de Paris. Au poste des garde-voies, la popote se fait, les pommes de terre s’épluchent.

    Plus loin - sur la route - remontant vers Orléans - nous rencontrons toute une caravane, toute une suite de longues et petites voitures : voici de lourdes carrioles chargées de paille, traînées par de gros chevaux ; puis des charrettes avec des meubles, des ustensiles aratoires ; dans une guimbarde, une chèvre est grimpée sur le foin et - de ses petits yeux vifs, la barbiche en l’air - en grande dame qui - comme autrefois - voyage à petites journées - regarde le paysage qu’elle ne reconnaît pas ; derrière d’autres voitures voici des vaches qui - attachées - le pas pesant, les pis lourds, marchent et suivent péniblement, la tête basse ; voici des chiens de berger qui regardent, à droite et à gauche, avec de pauvres yeux éperdus, et tirent sur leur chaîne ; voici la voiture « du maître » où toute la famille est « terrée », les pauvres gens ont des mines bien attristées ; sur le haut des voitures de paille des valets d’écurie, de bergerie sont juchés, tandis que d’autres suivent sur les cotés et escortent le cortège. C’est toute une ferme de Seine-et-Marne qui passe et revient, timidement, péniblement, si les Allemands continuent leur fuite, vers ses horizons de la Brie.

    Pauvres gens !

    En face la caserne, nous rencontrons un jeune soldat que je connais, Leroux, qui, blessé à la guerre, nous montre sa mâchoire fracturée et à demi entamée par un éclat d’obus. Il est bien douloureusement blessé.

    Nous rentrons à la nuit.

    [1] En souvenir du voyage que nous avons fait ensemble à Rome.

    [2] Pie X.

    [3] Pape de 816 à 817.

    [4] Né à Blois.