• 17 septembre 1914

    17 septembre

    Un soldat-cycliste du recrutement m’apporte, ce matin, la carte dont ci-dessous je reproduis le libellé :

    Sur l’adresse :

    Service militaire

    « Monsieur Legendre, Paul, Émile

    demeurant à Blois

    3 rue Bertheau

    Le commandant de Recrutement

    de Blois

    Signé : illisible »

     

    Sur l’autre face :

    « Monsieur Legendre est prié de vouloir bien se trouver aujourd’hui 17 septembre 1914 au bureau de recrutement de Blois à 12 h 30 pour être affecté à la conduite d’une voiture automobile. »

    Ça y est !

    Je suis pris, et j’en suis très heureux. Je vais pouvoir continuer à rendre service à mon pays. Je n’ai que le temps de préparer mon petit baluchon, car où serai-je envoyé ? Et pour combien de temps ? On dit que les autos sont - toutes - centralisées à Montluçon, pour être - de là - dirigées sur différentes directions, peut-être sur le front, suivant les missions qui leur sont confiées. J’obéis aveuglément et je fais mes préparatifs de départ, à la hâte. Justement - et c’est toujours comme cela - j’avais reçu - hier au soir - la lettre ci-dessous reproduite.

     

    Société française                                                 Blois 16 septembre 1914

             de

    secours aux blessés

    des armées de terre et de mer

          5e région

    Comité départemental                                                      Monsieur

    de Loir-et-Cher

    1 route Basse de Paris

     

     « Le colonel Huin m’ayant fait savoir que vous vous étiez proposé pour faire des gardes de nuit à l’hôpital de la Croix-Rouge, je viens vous demander s’il vous serait agréable d’être affecté à l’hôpital de l’école normale d’instituteurs où le nombre des veilleurs de nuit est assez restreint. Vous seriez bien aimable de me le faire savoir le plus tôt possible.

    Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

                                                           Signé : Guillaume de la Cotardière. »

    Cette garde de nuit auprès des chers blessés, sur lesquels il faut veiller pendant leur sommeil, me plaisait, me voici appelé d’un autre côté, à la conduite des autos, impossible d’être à 2 postes à la fois. Ce n’est pas le travail qui manque et le dévouement est à la portée de tous. Je vais donc prévenir M. de la Cotardière - avec tous mes regrets - de ne pas compter sur moi.

    Mais voilà ! Maman arrive, Berthe lui fait part de mon départ ; alors ce sont des pleurs, des cris, des lamentations, un déluge de mots, rien ne peut arriver à la consoler, elle ne comprend pas que je ne fais que ce que tous font simplement : leur devoir. Elle s’affaisse sur une chaise, pleurant à chaudes larmes. C’est une véritable révolution.

    Je pars en ville faire quelques courses, puis je reviens par le sanctuaire de Notre-Dame-des-Aydes, où je m’arrête quelques instants.

    Mais, au retour, je dis que je ne vais qu’à Montluçon, qu’ensuite - dans 2 ou 3 jours - je reviendrai par le chemin-de-fer. Cela console un peu maman, cependant le déjeuner est rempli de malaise et il est vite terminé.

    M. le curé de Mur-de-Sologne vient, pendant le déjeuner, je lui fais part de mon départ.

    Après les embrassades, et avec mon petit baluchon en sautoir, je pars.

    Robert m’accompagne jusqu’au recrutement. Il menace de pleuvoir, le ciel est gris et bas, le vent soulève des nuages de poussière, tout est triste en ce jour.

    J’arrive au bureau de recrutement, avenue de la gare, le premier ; on m’inscrit. Arrive, successivement, des chauffeurs mobilisés : voici MM. Houdayer fils, marchand de pain d’épices ; Duguet, confiseur ; etc. À vrai dire, nous ne sommes pas nombreux. Je pense à de nombreux auxiliaires ou réservistes de la territoriale - et qui conduisent des autos - et ne se sont pas fait inscrire. C’est très mal ! Enfin…

     

    2_R_191_bon_réquisition

     

    Modèle de bon de réquisition d’automobile.- 2 R 191 / AD41

     

    On nous fait attendre une heure environ, à la porte, et - ensuite - on nous envoie au « parc aux autos » avenue de Médicis.

    Chemin faisant des chauffeurs « de la langue » - peut-être - jettent le frisson parmi nous. Ne disent-ils pas qu’ils arrivent de conduire des autos dans la zone des combats et que - partout - les routes sont défoncées par des tranchées, des saignées ; que tous les kilomètres les berges sont jalonnées d’automobiles renversées (car il faut qu’elles passent), brisées ; que de nombreux chauffeurs sont tués. Le métier de chauffeur - ajoutent-ils - est plus dur - en service commandé, pendant la guerre - que celui du soldat qui combat. Je ne sais jusqu’où cela est vrai, mais ces « chauffards » de malheur, arrivent à jeter un effroi intérieur parmi nous tous, cela se voit, malgré toute notre bonne volonté. Nous arrivons au parc.

    En attendant nous examinons les voitures. Il y en a de belles et bonnes, mais sans doute, elles ont leurs chauffeurs ; il y a aussi de vieux « clous » démodés et rouillés, je serai bien désolé si semblable outil m’est mis dans les mains. Ainsi - du reste - que je l’ai dit au recrutement « je sais bien conduire ma voiture, mais je ne sais pas si je saurai bien conduire une autre voiture ». Il m’a été répondu « que puisque je savais bien conduire ma voiture, j’en conduirais bien une autre ; je me débrouillerais bien… »

     

    réquisition autos3

     

    Réquisition des automobiles [Paris].- Agence photographique Meurisse.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2531)

     

    Nous attendons plus d’une heure encore. Mais voici le commandant de recrutement. Nous faisons cercle autour de lui, nous sommes, alors, assez nombreux, parce que sont venus se joindre à nous les propriétaires des autos et les chauffeurs de châteaux.

    Le commandant nous fait une importante communication. « Tout est changé ! nous dit-il. Un ordre du ministre de la Guerre vient d’arriver. Aucun homme ne pourra être affecté à la conduite des voitures automobiles qu’à la condition de contracter un engagement pour toute la durée de la guerre, et à la condition, également qu’il ne soit pas soumis aux lois militaires et soit libre de tout engagement. » Il m’est donc impossible de partir, je ne peux prendre d’engagement pour toute la durée de la guerre, parce que je suis affecté aux services auxiliaires, soumis par conséquent aux obligations militaires. Beaucoup sont comme moi, et chacun se retire, emportant son baluchon, rentrant dans ses foyers, avant d’en être parti, cette espérance est envolée.

    J’étais parti, heureux de faire mon devoir ; je rentre avec l’espoir que d’autres obligations se présenteront et que j’aurai le grand bonheur de servir mon pays.

    Je reprendrai ma garde de nuit à l’ambulance de l’école normale.

    À la maison, je n’ai pas besoin de dire combien maman est heureuse de mon retour. Elle en rend grâce à Dieu ! Deo gratias !

    M. le curé de Mur-de-Sologne repasse à la maison et nous fêtons « mon retour ».

    Une bonne lettre me parvient de M. Perrochon-Renou, de Bourgueil.

                                                                  « Bourgueil, 14 septembre 14

    Cher Monsieur Legendre

    Je ne sais si ma lettre vous trouvera encore à Blois. On a parlé d’appeler les auxiliaires, mais, comme vous étiez déjà attaché au service de ravitaillement, j’espère que l’on vous a conservé à ce poste. On sert sa patrie de toutes les façons et, puisqu’il en faut qui ne soient pas au feu, je vous souhaite cette chance.

    Et dans ce cas, vous pourriez quelque jour venir à Santenay me demander à déjeuner, car je suis depuis quelque temps déjà rentré dans mes foyers, en attendant d’être rappelé si on a besoin de moi. Je suis prêt à repartir, mais je serais bien heureux qu’on me laissât faire mes vendanges. C’est, vous le pensez, beaucoup d’ouvrage et mon père est bien fatigué pour se charger de cette besogne. Enfin nous marcherons suivant les circonstances sans plainte et avec courage.

    Quel jour dois-je vous attendre ? Il ne faut pas trop tarder, nous pouvons être appelés l’un et l’autre à aller fusiller quelques Prussiens. Cela me consolerait, je l’avoue, de laisser les perdreaux tranquilles !

    En attendant, donnez-moi de vos nouvelles et annoncez-moi, si possible, votre prochaine visite et que le Dieu des batailles veuille que nous fêtions en de fraternelles agapes, et au bruit des bouchons, la fin des Allemands.

    Bon souvenir de la part de toute ma famille et recevez, cher monsieur Legendre, l’assurance de ma sincère amitié.

                                                     Signé : Perrochon. »

    Voici une bonne lettre qui termine gaiement la journée, commencée, cependant, dans les angoisses et les transes d’un départ.

    Départ et retour dans la même journée…