• 15 septembre 1914

    15 septembre

    Hier a commencé à Blois la réquisition de tous les camions et voitures automobiles de commerce du département. Tout le long du boulevard de la gare et de la banque sont rangées les voitures.

     

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    Blois.- Avenue de la gare et pavillon Anne de Bretagne.- 6 Fi 18/858. AD41

     

    Aujourd’hui la réquisition continue et - en plus - commence celle des automobiles de voyageurs. À midi - alors que nous déjeunons - le tambour de ville fait l’annonce suivante : « ordre de la place : tous les hommes de la réserve de la territoriale et des services auxiliaires sachant conduire des voitures automobiles sont priés de se présenter, sans retard au bureau de recrutement. »

    Cela me concerne et j’en suis heureux. Je vais être pris sans doute pour conduire ma voiture. Tant mieux ! Je l’offrirai bien à la France, s’il faut ce sacrifice pour la sauver.

    Et hier, justement rencontrant M. le colonel Huin, le dévoué président de la Croix-Rouge, il me pria de venir voir « mon installation » - me dit-il - rappelant la faible part que Robert et moi avions prise au premier jour de la mobilisation, pour le déménagement des lits du grand séminaire à Sainte-Geneviève. Il me dit que je pourrai y aller comme je voudrais. Je lui dis que je n’ai pas osé aller visiter cette ambulance, ayant fait bien peu de chose – et cela est vrai – mais que je mets à son entière disposition pour tout ce qui pourra m’être confié ; aveuglément, je ferai de grand cœur, ce qui me sera commandé ; en humble soldat j’obéirai. Le colonel, alors, usant de mon offre, me demande de m’inscrire pour la garde de nuit des blessés de Sainte Geneviève ; les gardes de nuit - me dit-il - sont ceux qui manquent le plus. J’accepte avec joie.

    Je vais donc être inscrit au service des gardes de nuit des ambulances de la Croix-Rouge et au service des automobiles militaires. Il me sera impossible d’être aux deux postes à la fois. Comment vais-je faire ?

    Le travail ne manque pas pour ceux qui veulent servir la Patrie.

    Ce matin, arrivant en ville, je rencontre madame Nitot, puis le colonel, heureux tous deux de me voir. Depuis juillet ils ne m’avaient pas vu et - en ces temps troublés - s’étaient demandé ce que j’étais devenu.

    Je suis, aussi, très heureux de les voir, ils sont si bons et si simples.

    Le colonel Nitot, qui fut un des officiers supérieurs de l’armée et qui démissionna - avec juste raison - au moment de l’ignoble régime des fiches institué par les misérables André, Piquart[1] et Cie, me conte qu’il a - aussitôt la déclaration de guerre - écrit au ministre de la Guerre pour lui offrir ses services et reprendre son rang. La réponse fut négative. Le colonel – me confie madame Nitot – en pleura de chagrin. Mais il ne se tint pas pour battu et - M. Millerand prenant le portefeuille de ministre de la guerre - il lui renouvela sa demande.

    La réponse fut favorable, il lui fut demandé d’attendre et qu’il serait fait droit à sa patriotique requête. C’est donc, plein de confiance, et en soldat, que le colonel attend maintenant l’ordre d’appel. Il ne demande que la faveur d’aller au feu, repoussant toute idée d’être affecté à un service d’état-major ou de bureaucratie quelconque.

    Il attend donc.

    Mais ce matin il a reçu un ordre de réquisition pour son automobile, sa superbe limousine Delahaye, qu’il a depuis le jour de la mobilisation seulement et avec laquelle il a peu roulé. « S’il faut cela pour sauver la France, me dit-il, je l’offrirai bien. » Le bon Français !

     

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    Encart publicitaire, « L’illustration » du 11 juillet 1914.- 706 PER 1914 / AD41

     

    Comme son auto qui lui a coûté 14 500 F. exactement, va lui être prise ce tantôt, il ne sait comment il retournera à Chambon. Je lui offre l’hospitalité de ma petite voiture, il accepte avec reconnaissance.

    Je le prendrai donc à 4 heures - pensant être libre à cette heure - à l’hôtel de Blois.

    Mais voilà ! Maintenant je suis obligé d’aller au recrutement. Serai-je libre ?

    Aussitôt le déjeuner, donc, je vais au recrutement, avenue de la gare. Une longue file d’autos est rangée en rive des trottoirs.

    Le caporal de service me demande si j’ai, là, mon auto ; je lui dis qu’elle est à Blois, mais que je ne l’ai pas amenée, ignorant qu’il fallait l’amener. Je retourne donc en Vienne, prépare mon auto à la hâte et retourne, vite, au recrutement. A l’extrémité du pont – côté de Vienne - un factionnaire me demande mon sauf-conduit, je lui dis que je n’en ai pas allant à la réquisition des autos ; il me laisse passer.

    J’arrive au recrutement. Il y a de nombreux propriétaires d’autos : M. Hubert Moreau de Vineuil, M. de Beaugrenier de Blois, André, le chauffeur de M. le comte Henri de Beaucorps, etc. Je passe à mon tour, donne mes nom, prénom, le type de ma voiture, etc. Mais arrivé au nombre de chevaux, comme j’ai 8 chevaux et que le minimum de chevaux admis est de 10, il m’est déclaré que ma voiture ne peut être réquisitionnée. J’en suis désolé, sincèrement. Je redescends très contrarié.

     

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    Automobile Clément Bayard 1912 « Constance ».- 6 Fi 305/9. AD41

     

    Je passe au bureau de police prendre un sauf-conduit pour conduire le colonel Nitot, le soir, à Chambon et je descends jusqu’à la maison. Je retourne en ville voir les autos réquisitionnées ou à réquisitionner. Il y en a !

    Je vais ranger ma voiture à la suite de la longue file ; M. Fandeux, notaire honoraire, vient se ranger derrière moi, avec le n°200 ! Et les autos arrivent toujours.

    Mais je repars et vais remiser ma voiture devant la poudrière.

    La longue file, et triple file d’autos part du Pont-Neuf, passe par la rue du Colonel de Montlaur, l’avenue de Médicis, retourne par la route d’Herbault, pour aboutir à la biscuiterie Poulain, où se tient la commission de réquisition. Les deux experts sont MM. le capitaine Bénard (de la chocolaterie Poulain) et Dubois (du grand garage, rue du Mail).

    Les autos avancent les unes après les autres, elles sont examinées, leur type, leur moteur, leur agencement, l’année de leur construction, etc. Finalement elles sont estimées et achetées ; un bon du Trésor est délivré au propriétaire de l’auto qui sera payé - me dit-on - après la guerre. Les prix d’achat ne sont pas élevés.

    On me montre une superbe limousine, appartenant au prince de Broglie, elle a coûté 16 000 f. - il y a 2 ans - et - comme dans ces maisons là - elle a été très bien entretenue - or elle est estimée 6 000 f.

    Certes la générosité de M. le prince Amédée de Broglie est bien connue, et, de tout cœur il offrirait bien sa voiture à la France, mais que de gens, qui ne sont pas riches, dont l’auto est le gagne-pain ; une estimation semblable - tant patriotes et bons Français qu’ils soient - sera pour eux une perte dont ils se ressentiront longtemps, sans compter leur voiture - qui était leur gagne-pain - qu’ils n’ont plus et leur commerce arrêté par la guerre. Que de pertes !

    J’aperçois le colonel Nitot. Sa voiture est prise. Il est bon patriote et il est riche, comme sa voiture est neuve aucun prix ne lui a été donné ; il ne s’en inquiète pas.

    Adrien Leddet, son chauffeur, est pris aussi et il fera son service ainsi en conduisant sa voiture.

    Le colonel et moi, dans ma petite « Bayard », partons pour Chambon. Dans « les allées » les bleus de la classe 1914, casernés dans la biscuiterie Poulain manœuvrent comme des « anciens » ; plus loin des baraques de la foire ont été élevées pour y loger des émigrés.

    Quel doux repos dans la verdoyante allée de Bury, et comme cela repose de cette fièvre militaire ! Voici Chambon, si gracieusement caché dans les frondaisons de la vallée de la Cisse. Voici « Les Terrasses »[2] - résidence du colonel - que j’ai restaurée et transformée cet été - émergeant - à mi-côte - d’un massif de verdure et de fraîcheur.

     

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    Chambon-sur-Cisse.- Les Terrasses.- 6 Fi 33/22. AD41

     

    Quel coin délicieux ! Et quel adorable « cottage » avec ses envolées sur les coteaux de Rocon, le plateau de Lignerelle, les prairies de la vallée, son parc si reposant. Le colonel est enchanté de son séjour et il me fait ses sincères félicitations - que tous ses amis qui viennent le voir lui font, me dit-il - de ma restauration « des Terrasses ». Ce m’est une grande joie et un grand honneur.

    Je me suis efforcé, il est vrai, de donner « aux Terrasses » tout le caractère bien anglais qu’il a sur sa façade d’arrivée, car la façade sur la vallée - avec sa terrasse - est tout à fait italienne (chose surprenante). Comme une pergola compléterait l’ensemble !

    Je dépose le bon et si affectueux colonel, au retour, au château de la Poterie, résidence de M. le baron de Brimont. Mais - actuellement - seule madame la baronne de Brimont - la femme de lettres si délicate et si personnelle dans ses poésies - est au château, M. le Baron de Brimont, officier de cavalerie de réserve étant parti à la guerre.

     

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    Chambon-sur-Cisse.- Château de la Poterie, façade Nord vue du parc.- 6 Fi 33/14. AD41

     

    Au retour je m’arrête à la réquisition des autos. 35 à 40 autos passeront - tout au plus - à l’examen des experts, les autres passeront demain et jours suivants. Les autos réquisitionnées partiront avec leurs chauffeurs ou leurs chauffeurs réquisitionnés demain matin - à partir de 6 h - par groupes de trente. Ils doivent - dit-on - aller à Montluçon - centre des réquisitions d’autos - pour de là être dirigés dans des directions diverses et inconnues.

    Berthe et Robert - que je trouve là - montent dans ma voiture. Mais place St-Vincent une nombreuse assistance est aux abords de l’église : deux corbillards sont arrêtés, deux cercueils recouverts du drapeau tricolore français sont descendus, un détachement en armes rend les honneurs, un autre détachement militaire non armé suit, puis des dames infirmières de « l’Union des dames de France » le brassard au bras, un groupe de boy-scouts avec leurs perches, des inconnus, etc.

    Ce sont deux pauvres jeunes gens - originaires, tous deux, de Lille - qui, blessés grièvement sur le champ de bataille, sont venus mourir ici, à Blois, côte à côte, à la même ambulance de la rue des écoles ! Pauvres jeunes gens !! Aucun membre de leur famille n’est venu. Cela se comprend.

    Nous descendons de voiture et entrons à l’église. Il est 5 heures passées, le temps est couvert, il pleut, et à l’intérieur il fait sombre.

    Les lampes à gaz allumées et les cierges jettent, dans l’ombre, une pâle et triste lueur.

    Les assistants sont nombreux et très impressionnés. Chacun prie Dieu de tout son cœur.

    M. l’aumônier de l’ambulance - M. le chanoine Augereau - conduit les corps au cimetière.

    À la sortie de l’église nous rentrons, car j’ai invité à dîner le chauffeur Adrien Leddet, qui ne sait où prendre son repas. Pendant le dîner, Marcel Perly vient me voir, il pense - avec son bataillon - bientôt partir.

    Adrien nous quitte pour aller à son auto - remisée, avec les autres, avenue de Médicis - et dans laquelle il doit coucher.

    Nous lui souhaitons bon voyage et bonne campagne.

    Au dehors la pluie tombe et fait rage.

    [1] [Marie Georges Picquard]

    [2] Les Terrasses, ancien château de Saint-Louis.