• 28, 29 et 30 octobre 1915

    [28 octobre] Nous allons avoir un remaniement ministériel. Qu’est-ce encore ?

    En France le front est calme, en Serbie c’est très vague.

    Ce matin m’arrive une très bonne nouvelle : Charles est cité à l’ordre du jour et décoré de la croix de guerre.

    Je reçois 2 lettres de lui :

    D’abord celle-ci :

    «  Secteur 131 le 25-10-15

                       Cher oncle

    Je viens de recevoir votre carte qui m’a fait grand plaisir. Vous me demandez si j’ai reçu votre colis ; oui je l’ai reçu au bout de 27 jours. Il avait dû faire partie du détachement qui partait pour la Serbie, enfin il est arrivé à bon port, c’est le principal. Je vous ai écrit tout de suite que je l’ai reçu, peut-être que la lettre est allée aux Dardanelles. Je vous remercie beaucoup.

    Vous me dites que vous voyez beaucoup de croix de guerre. Eh bien ! Moi quand j’irai en permission j’aurai la mienne. Je vous ai envoyé ma citation dans une lettre recommandée. J’ai reçu le colis de madame Gérardin, je vous l’ai déjà dit. Il fait très froid. Je voudrais bien avoir une paire de gants, mais pas des mitaines ça m’empêcherais de tirer. Je suis en bonne santé… etc…

    Je termine en vous embrassant de tout cœur.

             Viard Charles. »

    Je suis enchanté de la bonne nouvelle.

    Mais voici la seconde lettre, la lettre recommandée.

    « Secteur P. 131 le 23-10-15

                   Cher oncle

    Hier il y a eu décoration. Comme j’ai été cité à l’ordre du jour, j’ai eu la croix de guerre. Je vous envoie ma citation, comme je vous l’ai promis. Je suis très heureux, c’est ma première médaille. Je suis toujours en bonne santé et j’espère que vous êtes de même, ainsi que votre mère. Je reçois de moins en moins de vos nouvelles. Enfin j’espère aller bientôt vous voir ; j’aurai 48 heures de plus de permission pour la croix. Gardez ma citation précieusement car je pourrais en avoir besoin. Embrassez-bien madame Legendre pour moi.

    Je termine par une cordiale poignée de main.

    Vivement que j’aille en permission pour l’arroser.

                                                 Viard Charles. »

    « C’est ma première médaille » dit-il, ce qui veut dire : « ce n’est pas la dernière ! »

    Enfin voici la citation :

    « 1er Régiment                                                 Aux armées, le 1er octobre 1915

    de Fusiliers marins                   Ordre n° 7 R

                  =                                Le capitaine de vaisseau, commandant le 1er

    État–Major                         Régiment de fusiliers marins cite à l’ordre

                  =                                                 du jour du régiment :

      VIARD Charles                                 a participé aux opérations de

           36809.1                                       Dixmude et de Steenstraat

    Matelot sans spécialité             Dans des circonstances difficiles a ramené

                                                               des blessés dans nos lignes.

                             Le capitaine de Vaisseau commandant

                                              Signé : Delage

                                                     P.E.C.

                                  P.O. Le Lieutenant de Vaisseau

                                              Adjudant major

                                        Signé : H. Blanchard. »

     

    C’est pour moi, ce sera pour nous tous qui nous intéressons à ce jeune petit, qui l’aidons sur le chemin de la vie, de la vraie joie, du vrai bonheur. Dieu me récompense ainsi d’avoir voulu faire le bien…

    Il en est toujours ainsi.

    Ce matin je prends le train de 11 h 01 pour Port-Boulet. Je vais porter une assez forte somme - pour mademoiselle André, aux ouvriers ayant travaillé à Bourgueil, à la propriété de monseigneur Renou, ancien archevêque de Tours. Mais, en ces temps troublés, les trains sont rares et il m’est impossible d’aller jusqu’à Bourgueil. Je convoque donc les entrepreneurs à la gare même de Port-Boulet.

    Je change de train à Tours, où j’ai le temps – entre les deux trains – d’aller jusqu’à Saint-Martin faire mon pèlerinage au tombeau du grand apôtre de Touraine.

    Le vent est violent, les feuilles d’or s’envolent des coteaux, les manoirs et les châteaux émergent des blondes frondaisons. Bientôt la pluie tombe. Le paysage n’en est pas moins beau. À Langeais – en passant – je donne une somme à un entrepreneur[1] qui habite Langeais, et que j’ai convoqué au passage du train.

     

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    Langeais.- Vue générale.- Phot. Dr Frédéric LESUEUR.- 9 Fi 283. AD41

     

    Au long de la ligne du chemin de fer j’aperçois des boches qui travaillent, comme prisonniers, sous la garde de militaires armés, au curage des ruisseaux. Dans le train de gais artilleurs – qui n’ont pas l’air de « s’en faire » - vont à Saint-Nazaire chercher des chevaux qui viennent d’Amérique.

    À Port-Boulet, je descends à 2 h 42. Les entrepreneurs[2] sont là. Nous allons à l’hôtel de la gare, je verse à chacun ce qui lui revient, puis nous causons du pays, tout en dégustant une bonne bouteille de Bourgueil, avec un petit casse-croûte composé de pain et de rillettes. À 3 h 55 je repars.

    Le temps s’est remis et le ciel clair laisse apercevoir le soleil qui se couche dans les flots d’or, là-bas, derrière les coteaux de Saint-Patrice et de Restigné.

    À Tours j’ai 1 h 30 d’arrêt et j’en profite pour faire une promenade par la rue Royale, toute illuminée par ses magasins, jusqu’au pont.

     

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    Tours.- La Place du grand marché, la fontaine de Beaune-Semblançay.- Phot. Dr Frédéric LESUEUR.- 9 Fi 289. AD41

     

    A 9 heures je suis à Blois.

    [29 octobre] Fin d’automne et fin d’octobre !

    Je reçois de Saint-Pierre-le-Moûtier une lettre de M. le directeur des enfants assistés de la Seine.

    « 27 Octobre 15

    Cher monsieur

    Nous sommes heureux, ma famille et moi, de vous féliciter de la décoration de votre neveu Charles Viard. Nous le félicitons aussi et nous sommes fiers de lui.

    Agréez, monsieur, l’expression de nos meilleurs sentiments.

    Bacquet. »

    Tout le monde félicite Charles et se réjouit de sa décoration.

    Le nouveau ministère va causer bien des surprises. Il sera le ministère Briand, il n’est pas encore constitué. Attendons à demain !

    De la guerre rien à dire. Elle dure toujours. De Serbie les nouvelles les plus contradictoires circulent. Il faut aussi attendre.

    [30 octobre] Par une belle matinée, venteuse, moite, et couverte, de fin d’automne je vais à Cellettes, chez M. le curé, M. l‘abbé de Saint-Martial, chanoine.

    Le presbytère est charmant. J’aperçois dans un massif d’arbres verts une madone à l’enfant Jésus, en bois sculpté, de grande allure ; tout autour les pampres d’or, les rutilantes vignes vierges l’enserrent.

    M. le curé me reçoit dans son cabinet de travail, aux murs décorés de ravissantes aquarelles, de portraits de famille, de belles choses ; beaucoup de livres indiquent que la maison est celle d’un ami des livres, n’en déplaise à l’idiot journal qui porte le titre d’« Action française » dont je relève – dans le numéro d’hier – émanant du journal huguenot « Le Temps » les lignes suivantes :

    « Les bibliophiles et la lecture. – Ce sont, comme on sait, des gens qui achètent des livres, mais qui ne les lisent pas. Ils en font collection au même titre que de tabatières Louis XV, ou denetsukeet autres bibelots japonais. Une industrie nouvelle consiste à éditer à l’intention de ces amateurs des ouvrages à tirages restreints : on y peut mettre n’importe quoi, ou même rien du tout ; ils sont contents, pourvu qu’ils aient un exemplaire numéroté d’un volume qui n’a été tiré qu’à trois ou quatre cents… Ils ne s’intéressent au volume à 3 francs que pour acquérir un exemplaire de la première édition. A leurs yeux, les éditions suivantes, bien qu’absolument identiques à la première n’existent pas. »

    Est-ce assez bête, assez idiot ! Comme si chacun n’avait pas le droit d’aimer les livres ! Comme si ce qui déplaît à l’un ne pouvait pas plaire à d’autres !!

    Quelle joie intime – et véritable – de posséder une belle reliure ! Ne sait-on pas que les premières épreuves d’une gravure ou d’une estampe sont meilleures, mieux venues, par conséquent plus précieuses et plus recherchées des connaisseurs ! Il en est de même des premières éditions. Avec ces « touche–à–tout » de l’« Action française » qui – eux-seuls – prétendent tout savoir, où serait l’art ? Il est – heureusement – dans l’intimité de chacun, dans le don instinctif et natif ; discerner le  beau du laid n’est à la portée que d’un petit nombre. Les « touche–à–tout » de l’« Action française » n’en sont pas – cela se voit.

    Je reviens donc à ma visite à la cure de Cellettes. J’aime cet air de désordre voulu apporté au classement des livres et des autres choses.

    Je vais voir M. l’abbé de Saint-Martial pour un petit garçon : Serge Prenat, fils du jardinier de Clénord, qu’il a eu à son service et que je désire placer ailleurs. M. le curé est fort aimable et me reconduit jusqu’à la place. En sortant je vais jusqu’à la charmante église où je fais une prière.

    Puis, comme nous sommes à l’avant-veille de la Toussaint je vais jusqu’au petit cimetière. Que de braves gens que j’ai connu dans ce ravissant pays de Cellettes – où – jeune – j’allais passer de joyeuses vacances – reposent là ; certains depuis de longues années déjà. Je vais « sur » les tombes au hasard. Voici : la chapelle de la famille de la Corbière, celle de la famille de Boisrouvray, les tombes de la famille de Perrinelle, de ce bon Marcel Liger, de la famille de Bellaing, des familles de Bellot, de Boisaubin, du brave père Issy, des fils Lelièvre ; de M. l’abbé Mollard, curé de Cellettes pendant 33 ans ; de M. l’abbé Charnier ; Prenat, Joubert, Beaudouin, etc. etc.

    Tant de gens que j’ai connu. C’est tout un passé – vingt, trente ans, et plus – que j’évoque en lisant les inscriptions sur les pierres tombales ou sur les croix.

    Je reviens par le petit chemin de la Fontaine, tout encombré de feuilles mortes et rempli de poésie.

    A un détour, entre deux haies, je me trouve en tête-à-tête avec un détachement d’une dizaine de prisonniers allemands qui rentrent du travail, et, sous la conduite d’un soldat français armé, vont déjeuner à « Beauregard » où ils sont campés.

    Vision de guerre !

    Ils passent, causant entre eux dans leur langue rude et horrible, et ne semblent pas malheureux chez nous. Puisse-t-il en être [de même] des nôtres chez eux !

    Hélas !

    Je reviens par la forêt, l’allée de Seur, et « l’Aubépin » en Saint-Gervais. Avec l’Angélus de midi je suis à Blois. Déjà des charretées de gens de la campagne arrivent au marché.

    Berthe m’écrit à la date du 29 octobre :

    « Mon cher Paul

    Selon le désir que tu exprimais dans ta dernière lettre nous t’avons expédié lundi soir par paquet recommandé les photos  que tu nous avais envoyées et les cartes postales de Charles ainsi qu’un porte-plume qu’il doit finir lorsqu’il sera chez vous. J’ai reçu une lettre de lui ces jours-ci il nous dit qu’il a reçu la croix de guerre et qu’il va t’envoyer sa citation, je lui ai répondu aussitôt pour le féliciter.

    Nous sommes toujours sans nouvelles de l’ouverture de l’École des Arts et Métiers. Il serait bien possible que ce projet n’ait pas de suite.

    Arthur a reçu hier une carte du recrutement d’Orléans lui demandant

    1° à quelle date a-t-il été appelé depuis la mobilisation ?

    2° Où a-t-il été incorporé ?

    3° A quelle date est-il rentré dans ses foyers ?...

    Il l’a donc retournée aussitôt et comme il n’a jamais été appelé il est bien à craindre qu’il ne le soit un des premiers. J’ai toujours pensé qu’il partirait avant la classe 17. C’est ce qui va arriver, en plein hiver, dès qu’il recevra quelque chose je vous le dirai. Que de tristesse encore partout. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt la triste liste que tu nous fais sur les malheurs des Blésois et ce n’est pas fini !

    Nous avons appris avec plaisir que tu avais été voir monseigneur Bolo, ça doit être en effet très intéressant de l’entendre raconter ce qu’il a vu depuis un an. Il pourra faire de beaux livres lorsqu’il reviendra car il en verra encore d’ici son retour. Il y a déjà plusieurs fois que nous entendons répéter ce qu’il t’a dit au sujet de la durée de la guerre, c’est-à-dire que nous passerons un troisième hiver. C’est à se demander s’il y aura encore des hommes pour aller jusque-là ; en tous cas il n’en restera pas beaucoup à la fin.

    Arthur a écrit à Jules pour lui demander ses papiers, nous n’avons pas encore reçu de réponse.

    Tu recevras 200 francs dans le courant de la semaine prochaine.

    Dis à maman que je ne m’occupe plus de son étoffe j’avais justement pensé qu’elle pouvait en enlever dans sa jupe qui est très large, c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

    Nous ne sommes pas étonnés que les hôtels et les commerçants se décident à fermer avec la cherté des vivres comme nous l’avons de ce moment, il n’y a plus moyen d’arriver et cette augmentation est sur tout, le moindre objet indispensable est doublé de prix et il n’y a rien à dire, je ne sais pas ce que nous allons devenir je plains bien ceux qui ne travaillent pas car il faut manger quand même.

    Je termine, mon cher Paul en t’embrassant de tout cœur ainsi que maman pour toute la famille.

                                                                    Ta sœur affectionnée

                                                                            B. Randuineau. »

    [1] M. Séguin, charpentier.

    [2] M.M. Gasnier, maçon ; Girard, couvreur ; Minier, menuisier ; Boutreux, Serrurier ; Groussin, plâtrier ; Petit, peintre, de Bourgueil.