• 20, 21, 22 et 23 octobre 1915

    [20 octobre] Après un bombardement intense, les boches ont voulu faire comme nous ; ils ont fait un terrible assaut dans la région de Reims. Malgré l’emploi de tout leur arsenal de barbares : gaz suffocants, bombes asphyxiantes, etc. nos vaillantes troupes n’ont pas laissé entamer le front ; ce qui prouve qu’elles leur sont supérieures. Cependant attendons-nous encore à apprendre de nouvelles morts, dans quelques jours, car – dans n’importe quelle attaque – même victorieuse – hélas ! – il y a des morts.

    A l’ordre du régiment : « Jean Randuineau, classe 11, infirmier régimentaire au 153e de ligne, a montré le plus grand dévouement et le plus grand sang-froid, en stationnant plusieurs jours sous un bombardement intense, pour assurer son service. Blessé le 22 mai 1915, n’a consenti à être évacué que sur l’ordre du médecin chef de service. »

    Jean Randuineau est le cousin de mon petit neveu Robert. Honneur au brave Jean !

    Pau Robert m’écrit qu’il y a plus d’un mois et demi qu’il ne m’a écrit, c’est qu’à Saint-Maixent il est très pris par les exercices nombreux et variés. Il me dit qu’il a l’intention de venir passer les fêtes de la Toussaint à Blois, avec nous, s’il peut obtenir une permission. Et comme, le 25, je fais dire une messe à Notre-Dame-des-Aydes à l’intention de son cher frère Jean, mort pour la patrie il me dit qu’il s’y associera, de loin, par ses prières. Il me donne des nouvelles de sa chère famille de Lunéville ; son cher père brisé par les émotions, toujours sur la brèche, est bien fatigué.

    « Je n’ose te dire « à bientôt » cher grand frère, mais il faut toujours espérer » me dit-il.

    [21 octobre] Une lettre de monseigneur Bolo !

    « La Chaise, 17 octobre 15

    Bien cher ami

    Avant de quitter la Chaise je veux vous remercier de votre bonne et affectueuse visite.

    Revoir sa famille, ses chats, ses arbres, c’est bien… Mais y ajouter les amis, comment dire à quel point c’est mieux ? Je vais emporter plus voisin et plus net votre souvenir au-delà des flots (je ne dis pas au fond…).

    Il me vient une idée en écrivant. Je suis un peu embarrassé pour une surprise que je voudrais faire à mes bonnes cousines. Tout à coup je pense à vous. C’est ça !... Parbleu !!... Comment n’y ai-je pas songé plus tôt, surtout quand vous étiez ici…

    Le poêle Choubersky qui (Ki qui) est dans l’anti-chambre est vétuste et croulant. Il s’agit de le remplacer. Voulez-vous me remplacer moi-même qui ne suis qu’un fourneau, alors que vous êtes un brave à trois poils !...

    Achetez un poêle à feu lent, genre Choubersky, ou Choubersky lui-même, à charge pour le vendeur de venir le poser et le mettre en marche.

     

    poele Choubersky

    Poêle Choubersky.- 1 est. [affiche] lithogr. en coul. 60 x 41 cm.- Paris : Lith. Appel [18.. ?].- Coll. Dutailly.- Gallica.BNF/Médiathèque de Chaumont, A4563.

     

    Puis faites-moi envoyer la note révisée à moi-même. Celui qui est à la maison mesure 0,80 m de hauteur. Il faut quelque chose qui tout en marchant très bien soit économique à la consommation d’anthracite.

    Faites comme pour vous-même (ceci pour vous mettre à l’aise).

    Me voilà bien attrapé et confus. Je commence une lettre d’amitié et je finis par une tape.

    Mais c’est une tape amicale !

    Je pars demain matin. Pendant que vous lirez ces lignes je roulerai, cahoté, et pestant sur la durée du voyage : 24 heures complètes !...

    Je penserai à vous et ça abrégera les longues périodes d’impatience et d’ennui.

    Bien affectueusement

    Toto corde    H. Bolo. »

    [22 octobre] Quelques nouvelles morts – hélas ! – apprises aujourd’hui : le lieutenant [André] Hahusseau, fils du docteur Hahusseau, de Mer ; Georges Boucher, autrefois habitant Vienne, dont la famille que j’ai visitée longtemps pour la conférence de Saint-Vincent-de-Paul habite en Vienne, rue Cobaudière.

    Un fils Pierre Fontaine, dont la mère habite rue Vieille Croix-Boissée, en Vienne, est grièvement blessé.

    Marcel Perly m’envoie de ses bonnes nouvelles, puis comme je lui ai dit que le sergent Cottereau, mon voisin, est venu en permission, et qu’il n’a pas daigné venir me voir, Marcel m’écrit :

    « Vous me parlez de votre rencontre avec le sergent Cottereau. Je vois que ce pauvre type n’a pas beaucoup de savoir-vivre, je vois aujourd’hui qu’il n’y a plus de doute sur ce qu’il représente ; il me disait, cependant, à son retour « J’ai vu plusieurs fois M. Legendre et nous avons parlé beaucoup de toi. » - Ce toupet !

    Avant mon départ je suis allé lui demander s’il avait des commissions pour toi ; il m’a dit de te dire bien des choses de sa part. Je vois donc, cher monsieur, que vous n’avez pas eu le plaisir de lui parler de son fait d’armes du 13 Juillet. » Ce toupet !!

    Il me dit aussi que son frère Joseph pense venir en permission d’ici 5 ou 6 semaines.

    Je vais ce matin à l’enterrement de mon voisin Marcel Faussejean[1], mort à 21 ans ! De la phtisie [Tuberculose pulmonaire].

    [23 octobre] En Serbie ça chauffe ! Les pauvres Serbes !!

    Les Français et les Anglais commencent à se mettre en bataille, les Russes – comme toujours – sont longs. Les Grecs et les Roumains ne bougent pas ; drôle de gens !

    René Labbé, adjudant-chef au 131e, décoré de la croix de guerre, vient déjeuner à la maison.

    Drôle d’histoire que m’a racontée – hier au soir – la Sœur Marcelle. La chose s’est passée à l’ambulance 1 bis, où je vais, dans la nuit de jeudi à vendredi.

    Joseph Bouton que j’ai veillé la nuit suivant son opération, a été veillé cette nuit-là (jeudi à vendredi) par un infirmier nommé Barbottin ; ce dernier avait froid, sans doute, car il alluma le poêle à gaz, à flamme très élevée, et toute la nuit, la porte hermétiquement fermée. Qu’arriva-t-il dans cette toute petite pièce ? C’est que le pauvre Bouton fut aux 3/4 asphyxié. Barbottin, lui, sortit, de temps en temps, sans doute, parce qu’il s’en tira simplement avec un mal de tête. Mais Bouton déjà si malade, terrain propice à l’asphyxie, il eut une intoxication des poumons, et il est mourant.

    On lui a administré, ce tantôt, les derniers sacrements.

    Et voilà ! Aussi pourquoi ne pas m’avoir appelé auprès de ce pauvre blessé. Je m’étais offert, on n’a pas daigné répondre à mon offre, et on met au chevet des malades ou des veilleurs [qui] dorment ou en ont peur, ou des infirmiers qui n’y connaissent rien. Et voilà les résultats ! Belle administration que celle de la Croix-Rouge de Blois.

    La Sœur Marcelle m’a défendu d’en parler – bien entendu – mais - je sais ce que c’est : le secret de polichinelle !...

    Charlot m’écrit du 16

    « Ça c’est trop fort. Je ne reçois absolument plus de vos nouvelles. Je vous écris tous les 2 jours, peut-être que vous c’est de même. J’ai reçu un colis de madame Gérardin, c’était un chic colis : un gâteau, veau, rôti, une boîte d’Eleska, une autre boîte de conserve, une paire de chaussettes, c’était chouette, et pis du chocolat. Je vais lui faire un petit mot de remerciements. »

    Il me dit qu’il est en bonne santé, que Marthe (de Candé) lui a écrit qu’elle ne me voit plus, que l’auto se repose.

    « Ah ! vivement que j’aille faire un petit tour, on ne s’ennuiera pas pendant mes 8 jours de permission. »

    Il termine en m’embrassant, comme toujours, de tout cœur.

    En allant en ville je rencontre un ancien blessé de l’ambulance, le grand Tardy, qui a été réformé. Il a été renvoyé de l’ambulance et lorsque la guerre a éclaté il était aux bataillons d’Afrique !

    Il est en civil et a le plus mauvais air qu’il soit. Il ressemble à un apache.

    Berthe nous écrit à la date du 20 :

    « … Vous avez dû être surpris d’apprendre que l’école allait être transférée à Angers. Nous serions heureux de voir enfin ces trois années d’études suivre leur cours, mais ce qui serait bien ennuyeux ce serait si cette interminable guerre durait encore longtemps et qu’il faudrait déranger ces jeunes gens-là pour les faire partir ; ce serait encore du temps de perdu. Mais de toute façon si l’école s’ouvre il faut qu’il y aille où il serait considéré comme démissionnaire et ce serait fini. Nous nous préparons donc à faire de nouveaux sacrifices… – S’il part je compte sur l’oncle Paul pour faire le voyage d’Angers s’il arrivait quelque chose à Robert.

    Nous avons reçu ces jours-ci une lettre de Charles, il va bien, il attendait un colis de Paul, il va lui envoyer sa citation...

    Je suis allée, il y a 8 jours, au marché Saint-Germain, voir Germaine Delabarre, elle n’avait aucune nouvelle de ce pauvre petit René. Nous avons reçu, hier, une lettre de madame Loison, René[2] est parti pour le front, il ne savait pas s’il partait en Champagne ou du côté d’Arras.

    Pierre Barrault[3] doit partir ces jours-ci également, il a eu ses 4 jours de permission, sa mère n’en a pas plus de [nouvelles] que lorsqu’il était dans le civil. Nous vous embrassons tous de tout cœur.

             Votre fille et sœur : B. Randuineau »

    Je reçois ce soir une superbe bague – cachet en aluminium - que m’envoie le bon abbé Joseph Perly. Puis il m’écrit lui-même :

    20 oct. 15

    Mon cher ami

    Deux mots seulement pour vous annoncer l’envoi – par le même courrier – d’une grossière bague en aluminium – fabriquée au poste de secours de B… et W… par moi-même. J’ai dit grossière, et c’est l’épithète qui lui convient, mais cela ne sort pas de la plus grande bijouterie suisse. Vous pourrez faire graver [vos] initiales et vous en servir comme sceau à cacheter. Je l’ai faite dans cette intention, voilà pourquoi je ne l’ai pas dégrossie davantage.

    Je pense aussi pouvoir vous annoncer comme prochaine ma permission, peut-être même trop prochaine, car j’aurais bien désiré qu’elle coïncidât avec la Saint-Martin, mais je la prendrai quand elle me sera offerte, pour être assuré de l’avoir.

    A part cela rien de neuf, ma santé est bonne et j’espère que la vôtre et celle de madame votre mère sont excellentes.

    Je vous donne ma meilleure amitié et vous embrasse bien affectueusement.

    Joseph »

    Je suis très touché de ce charmant envoi et de cette bonne et affectueuse lettre.

    Ce matin, à 8 h, à Notre-Dames-des-Aydes, j’assiste – avec maman – à la messe que je fais dire pour le repos de l’âme de mon très regretté ami : M. Anatole Boucher. Comme le 13 octobre – à 7 h – j’ai assisté à la messe que j’ai fait dire pour le repos de l’âme de mon regretté ami : l’abbé Albert Perdriau.

    [1] Avenue de Saint-Gervais, n° 22.

    [2] Madame Loison habite Mer, René est son fils.

    [3] Mon filleul, né à Blois, élevé à Cellettes. C’est un chenapan ! Il finira mal.