• 1er, 2 et 3 octobre 1915

    [1er octobre] Rentrées des classes, commencement des vendanges, les brumes descendent, le thermomètre aussi, il fait froid.

     

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    Les Vendanges en Sologne.- La cueillette du raisin.- 6 Fi 300/4. AD41

     

    Le général Marchand, le héros de Fachoda, a été très grièvement blessé, ces jours derniers, en Champagne. Souhaitons un bon et durable rétablissement au vaillant pionnier d’Afrique.

    Notre voisin, M. René Ribbrol[1] [Léon Alfred René Ribrolle], sous-lieutenant, a été tué dans les tranchées de l’Argonne ces jours derniers, par une balle qui lui a coupé l’artère fémorale. Transporté à une ambulance du front, ayant perdu tout son sang, il est mort presqu’aussitôt.

    Nos victoires, forcément, nous font aussi – hélas ! – des blessés et des morts. Cependant, nos blessés sont très peu blessés, et nos morts ne sont pas très nombreux, comparativement à nos succès et aux pertes des Allemands. Hélas ! On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, dit le proverbe. Cela est vrai.

    René Ribbrol [Ribrolle], avait 35 à 38 ans environ ! [34]

    Pauvre garçon ! Combien d’autres tomberons d’ici la fin de la guerre !...

    En gare de Blois il est passé, ces jours derniers, plusieurs milliers de boches prisonniers. La plupart étaient tout jeunes ! D’autres étaient très vieux !

    Ils paraissaient abattus ; les officiers, eux, restaient arrogants ! Les sales gens !...

    Aux nouvelles de ce jour – elles sont bonnes –nous avançons toujours. Vive la France !

    Une importante usine de munitions allemandes vient de sauter tuant 250 ouvriers boches ! Voilà du double bon travail ! Ça marche !! Ça marche !!!...

    Bravo !

    Devant la tournure des évènements sur le front de France, le front occidental, les tristes Bulgares ne savent plus quelle décision prendre. Cela se comprend. Leur décision nous importe peu.

    Toutes les puissances étrangères ont manifesté leur joie à l’annonce de la victoire française.

    Le Tsar Nicolas II a télégraphié ses félicitations au Président de la République, qui lui a répondu. En Amérique, en Suisse, en Angleterre, en Italie, ça a été de la vraie joie.

    Par ordonnance de Monseigneur commence aujourd’hui – pendant tout le mois d’octobre – une prière continuelle et ininterrompue – jour et nuit – dans toutes les paroisses du diocèse. Chaque paroisse de la ville aura son jour, chaque doyenné aura son jour.

    La paroisse de la cathédrale commence, aujourd’hui, 1er octobre ; 2 octobre Saint-Vincent ; 3 octobre Saint-Nicolas ; 4 octobre Saint-Saturnin.

    5 octobre doyenné de Contres, 6 octobre celui de Bracieux, 7 octobre celui d’Herbault, 8 octobre celui de Mer, 9 octobre ceux d’Ouzouer-le-Marché et de Marchenoir, 10 octobre celui de Montrichard, 11 octobre celui de Saint-Aignan ; du 12 au 19, l’archiprêtré de Romorantin ; du 20 au 27, l’archiprêtré de Vendôme ; du 28 au 30, les paroisses rurales des doyennés de Blois-Est et Ouest.

    Le chapelet ou le rosaire sera récité ainsi chaque jour et d’heure en heure. J’ajoute que le 31, la prière sera consacrée aux archiprêtrés de la cathédrale, de Romorantin et de Vendôme.

    Rentrée ce soir de la conférence de Saint Vincent-de-Paul de Blois.

     

    [2 octobre] L’avance continue sur nos fronts et nous continuons à faire de nombreux prisonniers.

    Je commençais à désespérer de Charlot, voici, ce matin quelques mots de lui

    « 131 - 24-9-15

    Cher oncle,

    Je profite de quelques instants de repos pour vous donner de mes nouvelles, qui sont très bonnes et je désire que ma lettre vous trouvera de même, ainsi que votre mère.

    Toutes mes félicitations au brave Picault[2], c’est un drame qui finit bien dans la joie et le plaisir ; c’est comme un roman ; madame La Marquise[3] doit être enchantée. Vous me demandez sur votre lettre qu’on va prendre un de ces jours, vous allez comprendre je crois que oui[4].

    Embrassez bien votre mère pour moi. Je termine en vous embrassant de tout cœur.

    Viard Charles. »

    On sent dans sa lettre qu’il sait beaucoup de choses, mais soldat fidèle à sa consigne et à son devoir il observe scrupuleusement la discrétion sur les opérations recommandée par les chefs. Dans ses sous-entendus soulignés de la fin il doit faire allusion – il me semble – à l’offensive « que l’on va prendre un de ces jours. » Il ajoute « je crois que oui », or sa lettre est du 24 et l’offensive a été prise le 25 à 9 heures 15 du matin. Il faut s’attendre à tout !

    Mon voisin Édouard Cottereau, sergent au 113e, écrit ce matin à sa mère et à sa femme « l’heure est suprême ! Priez pour moi !! »

    Il se passe actuellement des évènements graves et décisifs, joyeux et douloureux.

    Joyeux par l’élan en avant que – nous l’espérons – nos vaillantes troupes vont donner ; douloureux par les deuils – hélas ! – qui vont encore se faire dans les foyers. Malgré la victoire cela est inévitable !...

    Joseph Perly m’écrit ce matin :

    « Mon bien cher ami

    Je crains que d’ici longtemps je ne puisse vous écrire étant depuis 48 heures sur le qui-vive ; je vous envoie ces quelques lignes pour me rappeler à votre bon souvenir et me recommander à vos bonnes prières. Je crois que des jours fatigants nous attendent, tant mieux, puisqu’ils doivent être glorieux ; la fameuse offensive est commencée, tout à notre avantage. Vous en connaissez ou connaîtrez bientôt les résultats.

    Je crois que Saint Maurice, Saint Michel et Notre Dame de la Merci, inspireront nos généraux et donneront une victoire éclatante à nos chers petits soldats. Vous avez eu le bonheur de voir mon cher Marcel.

    Comment, à tout point de vue, l’avez-vous trouvé ? Il est monté dimanche 19 aux tranchées de 1ère ligne dans un secteur nouveau et terrible F. de P[5]. Il a fait la Sainte-Communion en viatique à 8 heures du soir ; cela fut pour moi un grand plaisir. Santé bonne. Affectueux souvenir à madame votre mère. Je vous embrasse bien tendrement.

    Joseph. Brancardier de corps, 5e corps ».

    Sa lettre est empreinte de la plus vive émotion. Lui aussi sent que « l’heure suprême » est arrivée !

    Brave ami ! Mon Dieu protégez-le ! Protégez-les !!...

    De mauvaises nouvelles arrivent de René Delabarre[6], caporal-fourrier, brave petit soldat de la classe 1915.

    Son frère Émile (actuellement dans les ravitaillements en Argonne), sa sœur Germaine, écrivent qu’il est blessé au combat du 28 septembre, blessé grièvement mais les lignes sont douloureuses et on sent que son frère connaît une triste nouvelle qu’il ne veut pas encore annoncer à ses pauvres parents. « René est tué ! » vient me dire, en pleurant, M. Delabarre. Je m’efforce de le remonter et de lui laisser de l’espoir. Il faut encore espérer ! »…

     

    [3 octobre] Une ravissante journée d’automne !

    Aussi – après-midi – j’en profite pour faire une bonne promenade, à bicyclette, toute en forêt, avec Kiki, par la Patte-d’oie, l’allée de Seur, l’allée du coteau, puis tout le rein de la forêt (à pied) de Cellettes à la Chesnaie – par un sentier rempli de mousse, de détours imprévus, d’ombre et de soleil, de calme et de coins délicieux ; c’est l’Archerie, la Maison-Vert, Lutaine, Ornay, la Boissière, la Bruyère !

     

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    Cellettes.- Château de Lutaine.- 6 Fi 31/23. AD41

     

    À Ornay, je me suis assis longuement au soleil, sur le tapis de mousse, admirant le silencieux paysage qui s’étendait devant moi : là tout près le petit pavillon d’Ornay, la Maroille, la Boissière, les vignes où les vendangeurs vont et viennent, puis au-delà les fonds de Chitenay, d’où le campanile du château et le clocher de la paroisse pointent vers le ciel, les bois de la Cocherie (où réside le Napoléon des collectionneurs ! pardon le collectionneur des Napoléon… ce n’est pas la même chose !), les horizons de Chévenelles et d’Ouchamps ! Comme c’est beau et reposant ! Une bonne odeur monte de la vallée, mêlée de parfums fruités, de vapeurs de vin nouveau, de je ne sais quoi de captivant !... Je suis des yeux les vendangeurs qui vont d’un cep à l’autre ; les hotteurs qui marchent d’un pas lourd et assuré ; là-bas voici des « bonnes femmes » qui gaulent les noix ; dans le chemin creux des charrettes passent chargées de fumier, nourriture des sillons ! Et déjà – tout près de moi – une pièce de terre est verdoyante, c’est le blé qui lève pour la saison nouvelle. La saison n’est pas finie que, déjà, elle est recommencée ! Je ne me lasse pas d’admirer ces choses que j’aime. Autour de moi quel calme, quel silence !

    De petits roitelets volent dans les buissons et font tomber des feuilles à mes pieds ; des araignées tissent leurs filets ; des abeilles volent encore et butinent sur les fleurs d’automne jusqu’à l’arrivée de la mauvaise saison – combien de gens devraient prendre exemple sur elles – des libellules passent légères et rapides !...

    Je reste là extasié devant ces beautés naturelles, et – en le faisant – je récite, dans le calme et dans la seule intimité de la nature, les cinq dizaines du mystère joyeux du Rosaire.

     

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    Cellettes.- Château de la Boissière, façade Nord.- 6 Fi 31/21. AD41

     

    Puis je continue ma promenade par la Boissière, en suivant toujours le rein de la forêt, la Bruyère – je rencontre cinq hommes qui m’ont l’air de braconniers – je prends le rein de la Chesnaie et je passe près du fameux château où tout semble d’une tristesse de mort. Je reviens par la Croix-Rouge et Saint-Gervais au coucher du soleil…

    [1] Marchand de bois, rue des Ponts-Chartrains, 32 à Blois.

    [2] Allusion au mariage que Picault vient de faire avec une jeune fille de Chitenay.

    [3] Madame la marquise de Pothuau.

    [4] Je ne comprends pas.

    [5] Four-de-Paris, dans l’Argonne.

    [6] Fils de M. Delabarre, horticulteur, 14, rue Bertheau, notre voisin et notre jardinier.