• 17, 18 et 19 octobre 1915

    [17 octobre] L’état civil des ambulances de Blois pour le mois de septembre a été nul, il n’y a eu aucun mort.

    Quelques citations à l’ordre du jour : « Jean Paillet, Durant de Saint-André, abbé Noulin, Guilhem de Pothuau, Lebrun, Baron. »

    On annonce la mort glorieuse du lieutenant de Montlaur, petit-fils du regretté colonel de Montlaur. Gloire à ce jeune officier mort pour la France !...

    Alfred Mézières, de l’Académie française, meurt [le 10 octobre] dans les Ardennes – en pays envahi – et Henri Fabre [Jean-Henri Casimir Fabre], le célèbre et modeste entomologiste, meurt [le 11] dans son petit village de Sérignan [du-Comtat], en Provence ; tous les deux à un âge très avancé.

     

    Fabre

    Portrait de Jean-Henri Fabre, assis dans l'entrée de sa maison de Sérignan.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (344)

     

    [18 et 19 octobre] Je reçois une lettre de Camille Robert (de Saint-Gervais) – actuellement sur le front en Lorraine – qui m’éclaire sur l’envoi du charmant porte-plume, porte-crayon reçu.

    « 14 octobre 1915

    Monsieur Legendre,

    Je vous envoie par la poste un très beau porte-plume porte-crayon boche me provenant d’une cartouche de la dernière attaque de Mance et l’autre d’Amance [Meurthe-et-Moselle], défense héroïque du 12 septembre 1914, seulement les lettres au lieu de P.L. le camarade s’étant trompé à mis L.G. ; cela ne fait rien le porte-plume est authentique et fait dans la tranchée de 1ère ligne à 30 mètres des boches, j’espère que cela vous fera plaisir. A part cela je ne peux rien vous dire au sujet de la guerre et de nos positions, nous n’avons pas le droit ; qu’une seule chose c’est que je viens de l’échapper belle pour la 2e fois ; un 150 boche m’a épargné, mais mon sergent est encore à l’hôpital de Nancy ; à 3 mètres l’obus a éclaté devant nous deux ; tous les détails sont, du reste, à la maison. Recevez, M. Legendre, mes salutations empressées : C. Robert. »

    Je vais remercier ce brave et bon Robert de son aimable attention.

    Notre cher Robert (Robert Randuineau), mon cher neveu, m’écrit :

    « Chère grand’mère

    Cher oncle

    J’ai été bien peiné l’autre jour en recevant la lettre de mon oncle m’annonçant la mort de René Delabarre. Je l’avais vu trois mois, à peine, avant et il était resté longtemps au dépôt, et là, en arrivant presque, il avait été touché, je n’y pouvais croire. Maman est allée lundi au marché Saint-Germain voir sa sœur[1] afin d’avoir des détails. Elle a appris que l’on ne sait s’il est mort ou prisonnier, la compagnie a eu à subir un combat à coups de casse-têtes, de couteaux de bouchers et de grenades qui a duré trois heures. Émile[2] était à 2 kilomètres de là, il a recherché ce qu’il était devenu et a su qu’il n’avait pas été ramassé, comme l’ont été beaucoup de blessés ; il est donc mort ou prisonnier. S’il est prisonnier et s’il peut écrire on ne le saura pas avant 6 semaines à 2 mois. Ne parlez pas de ces détails.

    … Au sujet de l’école des Arts, il y a un projet en l’air, très intéressant et qui pourrait passer prochainement à la réalité.

    J’ai reçu, vers le milieu de la semaine dernière, une lettre ainsi conçue :

    « M. le Ministre m’invite à lui faire connaître le nombre des élèves des trois promotions 1912, 1913, 1914, qui ne sont pas mobilisés et qui ne sont pas susceptibles de l’être avec la classe 1917… ».

    Puis il me demandait ma situation militaire. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier sinon qu’il était question de réunir les élèves non mobilisés et de leur faire continuer leurs études ? Je pensais qu’il était peut-être question de réunir plusieurs écoles en une seule afin de former une classe complète.

    Je ne devais pas tarder à être fixé ; en effet, hier soir je rencontrais un camarade qui me renseignait. Notre directeur a soumis au ministre le projet suivant : réunir en une seule école qui se tiendrait à Angers les élèves disponibles de Lille, Châlons, Paris et Angers. Le ministre à examiné le projet et l’a approuvé en principe. Il ne reste plus à savoir que s’il est pratiquement réalisable. C’est ce que nous saurons d’ici une quinzaine de jours. Ainsi donc j’irais à Angers comme interne, cela me changerait évidemment, mais je crois que, étant avec les autres de Paris et de Colbert, je m’y habituerais vite. Nous voyons, tous, cela d’un œil favorable, car, si nous avons perdu une année, nous n’en perdrons pas une seconde ainsi que nous l’aurions fait si l’on avait attendu la fin de la guerre.

    Vous voyez donc qu’il est possible que je quitte bientôt la C.A.C.P.L.F.C.G.A.A. (il y en a plus) et que je recommence à étudier. Dès que je saurai quelque chose, je vous préviendrai.

    …Je vous embrasse de tout cœur. R. Randuineau ».

    Madame Roullet, femme du peintre de Neung-sur-Beuvron – entrepreneur du Dangeon – à laquelle j’avais écrit pour affaires m’écrit entre autres :

    « … Je vous remercie, monsieur, de vous intéresser à mon mari. Il est en bonne santé, mais il fut fait prisonnier, au mois de juillet, sans blessures, et est interné au camp de Landau. »

    Je vais ce soir, à l’ambulance. Il y a de nouveaux blessés – peu blessés, à la salle 2 – la salle 1 est vide. Un pauvre sergent d’infanterie coloniale, originaire du Finistère : Joseph Bouton, très blessé, à été opéré ce tantôt ; on lui a enlevé un rein, lequel était criblé de balles. Opération terrible !

    Il est très mal et est isolé dans une petite chambre où la bonne Sœur Marcelle va le veiller toute la nuit. Je vais le voir et j’offre mes services à la Sœur Marcelle, puisqu’il n’y a rien à faire dans les autres salles. Nous sommes entendus. Nous veillons donc le pauvre malade, tous les deux, et pendant que la bonne Sœur se repose, je m’occupe du pauvre blessé ; je lui donne à boire, car il a une soif ardente, ayant un peu de fièvre et étant sous l’influence – qui dure encore – du chloroforme, son pouls est faible, il est agité, il jette ses draps, se décache ; il faut, sans cesse, le veiller. Pauvre garçon ! Il est bien malade.

    Il fait froid et nous allumons, quelques instants, le petit poêle à gaz, très bas.

    La nuit se passe ainsi. Vers 1 h 30 du matin le réveil sonne à la caserne à côté ; à 3 h, on entend un bruit de troupes qui passent ; ce sont encore des troupes qui partent à la guerre !...

    La bonne Sœur me dit que le fils Jazeron-Aubry, demeurant rue Croix-Boissée est tué, que Me Hivert, notaire, est envoyé en Serbie !...

    Quelle guerre atroce !

    Avant de quitter l’ambulance j’offre mes services à madame Gérardin, pour veiller d’autres nuits de cette semaine, Joseph Bouton ; elle me remercie et me dit qu’elle en parlera au docteur.

    Au dehors, il fait un brouillard froid et les feuilles tombent. Je me souviens déjà les avoir vues tomber l’année dernière, en revenant de l’ambulance après des nuits de veille.

     

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    Blois.- Le pont et le Faubourg de Vienne.- 6 Fi 18/30. AD41

     

    Ce matin mardi je rencontre – sur le pont de Blois – l’ami René Labbé, le sympathique adjudant-chef, accompagné de Hyacinthe Jouanneau[3] (qui est dans les dragons) et de Anjoubault[4], légèrement blessé à la main. Je suis heureux de voir le bon et le brave René. Je les amène à la maison où nous trinquons à leurs santés.

    Pierre Gallon m’écrit qu’il est en bonne santé, qu’il y a longtemps qu’il a vu Charles, et qu’il ne reçoit plus de mes nouvelles.

    Charles m’écrit qu’il ne reçoit plus de mes nouvelles – je lui écris cependant – et qu’il n’a pas reçu mon colis – c’est là toute sa préoccupation ; il me dit qu’il n’a pas beaucoup de temps et qu’il est en bonne santé.

    La lutte est chaude en Serbie, les héroïques Serbes résistent. Cependant la ligne qui vient de Salonique vient d’être coupée par les traîtres Bulgares.

    Je vais ce matin à l’enterrement de M. Albert Chapon, rue du Poids-du-Roi.

    [1] Madame Petitjeu, marchande bouchère.

    [2] Son frère.

    [3] Dont les parents habitent rue Croix-Boissée, à Blois.

    [4] Dont les parents ont habité à notre maison de la rue des Chalands.