• 14, 15 et 16 octobre 1915

    [14 octobre] Par le tramway à vapeur de 6 h 30, ce matin, je vais à Montrichard. Il fait froid, mais je crois, que le temps va se maintenir. Dans les vignes les vendangeurs vendangent ; le vin ne sera pas abondant, mais il sera bon, dit-on.

    À Montrichard je vais à la Chaise, à bicyclette, en passant par Chissay – je visite la belle et vieille église – je traverse le Cher, Saint-Georges et j’   arrive à l’hospitalière propriété de la Chaise.

    Monseigneur vient au devant de moi, nous nous embrassons. Vite nous entrons en conversation. Quelle joie de se revoir ! Nous entrons au salon, monseigneur me conte sa longue croisière dans l’Adriatique, dans l’Adriatique et dans la mer Égée ; sa vie à bord du « Waldeck-Rousseau » ; ses explorations ; son examen où il a gagné son grade de gabier ; les beautés qu’ils a vues : les côtes de Grèce, le Mont Athos, Salonique, les côtes d’Albanie, son séjour à Malte, à Tunis, à Alger, à Navarin, etc. Avec le talent oratoire de monseigneur Bolo ses descriptions prennent une forme captivante.

    L’heure du déjeuner arrive.

    Je suis heureux de revoir aussi la bonne cousine de monseigneur, madame Denys, qui a été si malade et si près de la mort ; elle va bien mieux, mais elle est faible et changée, elle est âgée aussi il est vrai.

    Voici l’aimable madame Masquelier d’Aigremont. Le déjeuner fut très gai, copieux – comme il l’est toujours à la Chaise – arrosé de bon vin de la Chaise, de Bourgueil et… de champagne, où nous avons trinqué aux absents, à la Victoire et à la France.

    À la salle de billard, ensuite, nous faisons une partie de billard, puis – comme il fait beau au-dehors – nous allons par les allées du jardin encombrées de feuilles d’automne. Monseigneur me montre quelques souvenirs rapportés des pays lointains : des chapeaux tunisiens, des photographies du Mont Athos, des fragments de sculptures grecques, des vases, etc ; des plantes, etc. etc.

    Mais le soleil baisse, j‘ai l’intention d’aller prendre le tramway électrique à Rilly-sur-Loire et j’ai 18 kilomètres à faire à bicyclette. À 4 heures 15, à regret, je quitte la Chaise, monseigneur et moi nous nous embrassons.

    « Écrivons-nous souvent ! Et maintenant : après la victoire ! »…

    Je quitte la Chaise et je me souviens de la panne d’auto que j’ai eue – l’année dernière – à peu près à pareille époque. Combien je préfère être à bicyclette, combien je préfère ma bicyclette.

    « La bicyclette voilà la reine de la route ! » me disait quelques instants avant monseigneur Bolo.

    Je dévale à Saint-Georges, traverse Chissay ; je croise des charretées de vendangeurs, le soleil est chaud, la pente qui part de la vallée du Cher jusqu’au plateau est dure, je la gravis – en partie – à bicyclette et je ne m’en trouve pas plus mal. Je passe à la Guillotière, charmante résidence située à la queue de la forêt d’Amboise, puis à Vallières–les–Grandes.

     

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    Vallières-les-Grandes.- Château de la Guillotière. Façade principale.- 6 Fi 267/8. AD41

     

    Voici bientôt les fortes terres du plateau de la Loire ; dans les vignes – partout- des vendangeurs. Quelle bonne et enivrante odeur de vin nouveau s’échappe des celliers ! Le soleil est couché lorsque j’atteins Rilly. Je suis en avance d’un quart d’heure ; la gare n’est pas allumée. Je continue jusqu’à Chaumont en longeant la Loire, par la Borde remplie d’ombre, par les bois de châtaigniers dont les bourses tombent ventrues et crevées jusque sur la route. Derrière moi quel idéal coucher de soleil ; l’horizon est rouge de feu.

    Les lumières sont allumées au village de Chaumont et, par les larges portes ouvertes, j’aperçois les hommes qui font le vin ; les pressoirs crient, le jus coule à flots, l’atmosphère est grisée de mille senteurs viticoles, les vendangeurs sont affairés ; des chandelles ou des bougies, des lampes électriques pendent aux voûtes et s’éloignent dans la profondeur des caves.

    Je prends le train à Chaumont-Saint-Martin ; à 7 h 30 je suis à Blois ayant passé une bonne journée.

     

    [15 octobre] Une lettre de Charles ce soir. Il me dit ne pas avoir encore reçu le « colis » - c’est sa grande préoccupation, le pauvre petit marin. Le fameux colis de tabac ! Il y a 3 semaines qu’il est parti.

    « Sur le front ça va très bien – m’écrit–il – ce n’est pas trop tôt qu’on les envoie tous ces sales boches manger leur choucroute dans leur sale patelin ! »

    Il me dit aussi qu’il est en bonne santé, malgré les rhumatismes qui se font sentir.

    « Votre sœur m’a écrit, elle me demande si je n’ai besoin de rien, elle est vraiment trop bonne ; elle me dit que Robert a hâte d’aller sur le front, mais moi je dis qu’il a bien le temps ; vous êtes sûrement de mon avis. »

    Je crois bien. Il termine en me disant : « à bientôt en permission ! »

    Les alliés (France et Angleterre) débarquent des troupes à Salonique, allant au secours de la Serbie. L’Italie part aussi au secours de notre héroïque petite alliée, pendant que la Russie débarque des troupes en Bulgarie attaquant ces traîtres de Bulgares.

    M. [Théophile] Delcassé donne sa démission de ministre des affaires étrangères (il prétexte sa santé) et est remplacé par M. [René] Viviani.

     

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    M. Viviani.- Agence photographique Meurisse.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2474)

     

    L’amiral Boué de Lapeyrère, commandant la force navale de la Méditerranée – pour raison de santé est remplacé par l’amiral [Dartige] du Fournet.

     

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    Amiral Dartige du Fournet.- BNF, département Estampes et photographie, [Rol, 45830]

     

    J’apprends la mort glorieuse de M. [René] Fernand Lafargue, garde général des forêts à Blois. C’était le fils du romancier bordelais : Lafargue. Il suivait assidument nos concerts des amis des arts, madame Lafargue faisant partie de notre comité de cette société. Il meurt pour la France dans la pleine force de l’âge. Gloire à lui !...

    [16 octobre] Les alliés (France, Russie, Angleterre et Italie) déclarent la guerre à la Bulgarie. Déjà elle se fait battre par les Serbes, et ceux-ci infligent aux Austro-Boches des pertes énormes. Dieu ne permettra pas que l’humble succombe sous le poids du plus fort, et que le juste soit écrasé par l’injuste.

    Mon excellent et jeune ami René Labbé est nommé adjudant-chef et décoré de la Croix de guerre. Sa jeune et gentille fiancée : mademoiselle Chambon[1], m’a appris cette bonne et glorieuse nouvelle, dont elle est toute fière ; cela se comprend. J’écris à René pour le féliciter.

    Hier je suis allé – après-midi – à Chailles pour une expertise. Aller par le tramway électrique, retour à bicyclette.

    Ce matin le facteur m’a remis un petit paquet recommandé contenant, un porte-plume et un crayon en cuivre fait avec 2 douilles de cartouches et 2 balles ; le tout est artistiquement rapproché, et guilloché ; il y a toute une ornementation gravée dessus et, notamment, les noms suivants :

    « Souvenir d’Amance-Moncel 1914-1915 » puis : « L.G. » et une croix-de-Lorraine.

    L’adresse ne porte pas le nom de l’envoyeur ; je sais seulement que ce charmant cadeau a été mis à la poste en Meurthe-et-Moselle. Le carnet du facteur porte le nom de « Nancy. »

    Je cherche parmi mes amis et parmi les militaires que je connais, parmi les initiales L.G, je ne trouve pas. Force m’est de ne pouvoir remercier celui qui m’a fait tant plaisir. Peut-être va-t-il m’écrire. Je vais attendre.

    Je joins ce gentil cadeau à mon petit musée de la guerre.

    Je suis très touché de cette délicate intention.

    [1] Rue des chalands, 56.