• 10, 11, 12 et 13 octobre 1915

    [10 octobre] Je reçois ce matin, du bon Paul Verdier 3 cartes :

    Une vue de Châlons–sur–Marne ; deux vues de Sens.

    « 8 octobre 1915. En route.

    Mon cher Paul

    En revenant de notre voyage dans le Midi pour notre première évacuation, après 6 mois de repos, nous sommes retournés à Châlons nous garer 6 jours. Notre train se trouvait au milieu de trains de munitions. Pas drôle, je t’assure, car Châlons a été bombardé 2 soirs entre 10 h et 11 h par des Aviatiks et un Zeppelin.

     

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    Exposition d'un Aviatik pris dans la Marne, 1915.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (438)

     

    J’étais couché le premier soir à 21 h et mon camarade de compartiment se levait pour voir ce qui se passait – des coups de canon et des bombes formidables.

    Je me levais en liquette et bonnet de coton et chaussons, et descendis de mon wagon : j’entendis un fort ronflement de moteur. J‘ai compris que nous avions affaire à un zeppelin, mais à feux éteints ; une demi-heure après, remis de mon émotion, je me couchais. Le lendemain, je visitais les dégâts dans la gare de Châlons : les baraquements de l’hôpital de la gare, démolis ; hangar de la petite vitesse idem ; une maison particulière entièrement détruite, et des trous (forme entonnoir) de 5 mètres de diamètre. Nous avons eu une veine que les trains de munitions aient été épargnés, car nous sautions et transformés en chair à boudin. Le lendemain matin le canon tonna ; hélas ! Ce n’était pas les nôtres, c’était des canons à longue portée des boches dirigés sur Châlons, à 35 kilomètres de là. Nouvelle frousse le soir à 10 h, on ne se couchera pas et chacun de s’éloigner du lieu visé, et ça n’a pas manqué ; 15 obus ont été lancés sans but : quelques-uns ont explosé dans la campagne, les autres n’ont pas explosé, donc pas de dégâts. Comme tu le vois nous n’étions guère en sûreté, quoique non combattants ; mais ces épreuves raffermissent l’âme. Enfin le 6e jour on nous fit partir pour la ligne de feu de Champagne – Suippes – le soir à 21 h. Nous avons passé la nuit dans la petite gare bombardée de Suippes, à 5 kilomètres de la ligne de feu et je n’ai pu dormir tellement la canonnade était effrayante et tellement ça remuait mon wagon. J’étais levé de bonne heure et j’allais visiter les tranchées, abris, boyaux, gourbis et les ambulances sous terre ; puis nous chargeons nos blessés, dont 56 boches, et 200 indigènes africains, les victorieux et superbes soldats.

    Et en route pour Saintes, où nous venons de passer à Rochefort et allons à la Rochelle. J’ai passé par Blois ce matin à 7 h et nous repasserons lundi ou mardi peut-être. J’enverrai une dépêche à mon père.

    À bientôt et bien amicalement.

    Paul (train sanitaire improvisé A 1/5). »

    Le bon Paul !

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    Cellettes.- Forêt de Russy. Un carrefour.- 6 F 31/51. AD41

     

    Il fait bon et beau après-midi et j’en profite pour aller - comme toujours – dans notre belle forêt de Russy, par la Patte-d’oie, l’allée de Seur, l’allée du coteau, l’allée verte, le rein de la forêt depuis Cellettes jusqu’à l’allée de la Chesnaie, l’allée de la Chesnaie, le Carroir de la Boissière, l’allée de la Boissière, l’allée verte vers la Chesnaie, un petit sentier sous-bois, la Chesnaie, le rein de la Chesnaie, les hauts de Chailles (les vendangeurs vendangent, dans le val les peupliers sont blonds et d’or), l’église de Chailles, et tout le rein de la forêt en passant par les tirs militaires ; il y en a deux maintenant, l’ancien a été restauré et un nouveau a été édifié à côté, sous la direction – a-t-on dit – du bon et modeste Célestin Rivet (de Saint-Gervais), mobilisé ; on faisait grand bruit et grande renommée de ces travaux exécutés sur les plans du génie militaire ; je les visite et je n’y vois rien d’extraordinaire. Encore de l’exagération !

    C’est comme cela pour tout.

    Je reviens par le bas du château et Saint-Gervais.

     

    [11 et 12 octobre] Les Austro-Boches rentrent en guerre (avec les Bulgares) et prennent Belgrade – capitale de la Serbie – contre les braves et héroïques Serbes.

    Charles m’écrit à la date du 7 octobre 15 une lettre insignifiante. Il me dit qu’il ne reçoit plus de mes nouvelles, qu’il n’a pas encore reçu mon colis de tabac annoncé, qu’il est en bonne santé, que Descamps va mieux, qu’il est toujours à peu près tranquille à son poste, qu’il ne se fait pas de « mousse », et qu’il espère venir bientôt en permission.

    « Beaucoup qui sont allés en permission disent qui s’ils avaient su ils n’y seraient pas allés ! » Pourquoi ? Il ajoute : « Mais moi je serai bien content d’y aller et ça ne me fait rien pour revenir. Qu’est-ce-que vous voulez c’est la guerre, quand elle sera finie on restera plus longtemps chez soi. En attendant d’aller faire un petit tour à Blois, je vous serre cordialement la main. »

    Et il ajoute qu’il est toujours très bien avec le lieutenant Gérardin.

    Le brave et rigolo Charlot ! Le bon petit gars fait ce qu’il peut pour me faire plaisir.

    Je vais ce soir à l’ambulance ; un ordre est arrivé – par dépêche – ce tantôt – de faire évacuer tous les malades, il n’y a presque plus personne. Aussi la nuit se passe–t-elle calme. Je sors, plusieurs fois, dans le jardin : la nuit est belle, les étoiles brillent d’un éclat incomparable, dans le silence nocturne des aboiements de chiens se font entendre, des trains glissent longuement sur les rails ; au petit jour – à peine – des coqs chantent d’un point à l’autre des faubourgs ; il fait nuit encore que des groupes de soldats passent, ce sont des mitrailleurs qui se rendent au tir de la forêt. Et le jour arrive.

    Le tantôt je vais aux Montils – aller par la Patte-d’oie en raison des mitrailleuses qui sont au tir ; je reviens avec la nuit : les vendangeurs rentrent, derrière moi la lune montre les 2 cornes du croissant ; en forêt les frondaisons blondissent, quelques champignons poussent sous les chênes et les sapins ; des voiles de brumes s’étendent – partiellement – au-dessus et au ras des prairies de l’orée de la forêt.

    En rentrant je trouve, à la maison, la dépêche suivante :

    « Venez déjeuner avant dimanche avec monseigneur. Masquelier. »

    Quelle joie ! C’est la nièce de monseigneur Bolo. Je réponds – par dépêche – que j’irai jeudi.

    [13 octobre] Lettre de Charlot :

    « S. P. 131 – le 9-10-15.

    Cher oncle

    Je crois que votre colis[1] a fait comme le mien, je ne sais pas s’il vient à pied ou par le chemin de fer, mais je ne l’ai pas encore reçu. Il commence à faire froid, je gèle aux pieds. Je vais, encore, avoir les pieds gelés, c’est malheureux. En Belgique il fait très froid. Il y a eu 1 an, hier, que nous sommes entrés à Gand, et c’est là que nous avons commencé la campagne. Quand vous m’enverrez un petit colis si vous pouvez y mettre une petite bouteille de cognac, mais faut bien l’empaqueter dans une boîte avec de la paille, ensuite de la paille dessus et recouvert d’une toile, mais il ne faut pas la déclarer. Le plus tôt possible sera le meilleur. Pour le front c’est toujours la même chose…

    Je vous embrasse de tout mon cœur… etc.

    Charles Viard. »

    Lettre de Paul Verdier représentant la vu panoramique de Rochefort

    « Lundi 11 octobre 1915

    Mon cher Paul

    Nous retournons dans l’Est. Nous venons d’évacuer 800 blessés de la région Suippes en Champagne vers la Rochelle et Rochefort, où nous avons passé 2 jours.

    Nous avons quitté Rochefort hier dimanche soir à 9 h et je crains que mes dépêches expédiées à mon père ne soient arrivées à temps. Bien amicalement à toi.

    Paul. »

    Ce soir je vais aux obsèques de madame Renou, la mère de mon confrère, architecte de la ville.

    Les tristes Bulgares entrent en guerre avec les héroïques Serbes.

    [1] Un colis de tabac.