• 28 et 29 octobre 1914

    28 et 29 octobre

    Les dernières 57 minutes passent assez vite.

    Je grimpe dans le train, je suis gelé et trempé. Enfin nous partons, mais à Saint-Pierre-des-Corps. Il faut changer de train, je ne sais pas pourquoi puisque le train est omnibus.

     

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    Saint-Pierre-des-Corps.- La Gare, la bibliothèque et les quais.- 10 Fi 233-0022. AD37

     

    A Saint-Pierre il y a une affluence de soldats de toutes armes. Les gentils Anglais montent dans le train, et deux – dans mon wagon – sont d’une gaieté folle et font passer, assez rapidement, les 2 heures de trajet. Qu’ils sont drôles ! Et comme leur tenue, leur savoir-vivre, l’intonation de leur parler, sont recherchés. Ils ont droit à toute notre sympathie. Enfin voici Blois ! Je suis arrivé.

    Je descends à pied, dans la nuit ; les rues sont noires et boueuses. Comme je pensais rentrer au jour je n’ai pas pris la clef, mais maman – suivant l’habitude – l’aura mise dans la boite aux lettres. Rue Bertheau je cherche dans la boite aux lettres : pas de clef. Ah bien ! L’aventure se complique. Je passe par-dessus la grille, comme un cambrioleur. Vite je vais aux autres portes : elles sont toutes fermées, bien fermées. La guigne continue. Décidément où va-t-elle s’arrêter.

    J’aperçois de la lumière dans la chambre de maman, mais comment me faire entendre. Je fais le tour de la maison, je grimpe sur l’appui d’une fenêtre et – avec un manche à balai – j’essaie de frapper à la fenêtre de ma mère, impossible d’y arriver « Sapristi de sapristi ! Enfin, vais-je pouvoir rentrer. Que de péripéties ! Je ne voudrais pourtant pas coucher dehors. Si besoin en était je coucherais bien « dans les tranchées » mais rester là, bêtement, sans nécessité, c’est révoltant. » Je prends un parti.

    Je fais sauter une lame de persienne d’une fenêtre de la façade du jardin, je casse résolument un carreau, j’ouvre la persienne, j’ouvre la fenêtre, les débris de la persienne tombent dans la cour avec un bruit sinistre, les débris de verre font entendre un bris d’effraction, les nuages passent noirs et bas sur un croissant de lune, je jette l’instrument de… mon crime : une vieille poêle rouillée, dont le manche en fer m’a servi, elle fait – en tombant – un bruit de tous les diables qui se répercute dans la nuit ; un chien aboie dans les environs. C’est l’heure des crimes…

    Vite – au risque de me rompre le cou – j’enjambe la fenêtre, je saute à l’intérieur. Ça y est ! Enfin !! Me voici revenu…

    Que de péripéties… pour un rien, pour une stupide et malheureuse distraction.

    Kiki, mon petit fox, est heureux de me revoir et saute après moi.

    Je vais vite voir maman, elle dort à poings fermés. Je la réveille. « Ah ! Te voilà. Mon dieu ! Que t’est-il arrivé ? » Je lui explique ma panne, mon retour, mon arrivée, tout. Elle n’a pas reçu ma dépêche. Celle-ci est bien venue, seulement comme maman n’entend pas, le porteur de dépêches a eu beau carillonner à la porte, il en a été pour ses frais et personne ne lui a répondu. Ce qui explique que maman n’a pas laissé la clef dans la boite, pensant que je couchais à la Chaise.

    Enfin me voila ! Vite je vais me coucher, car il est 4 heures, et en me levant à 8 h, cela ne me fera que 4 heures de repos, et je dois passer l’autre nuit, à blanc, à l’ambulance.

    A 8 heures, je me lève.

    Les nouvelles de la guerre sont bonnes et nous avançons quelque peu, mais si peu. Toute l’action, actuellement, se poursuit dans le nord, dans le voisinage immédiat de la mer du Nord (Blankenberge, Ostende, Dixmude, Ypres - Belgique - Lille, La Bassée, Arras - France - et l’Argonne, les Hauts de Meuse et la Haute Alsace).

    Mais que de ruines irréparables ! Après Louvain, Reims, voici Anvers, Bruges (Bruges la Morte), Ostende, Arras, tant de chefs-d’œuvre de l’art, tant de merveilles incomparables anéanties – monuments, tableaux, sculptures, bibliothèques – tant de richesses ! Ce sont les âmes des artistes qui s’en vont avec ces splendeurs. Les amis du beau en sont mortellement blessés. Comment ne pas l’être ? Louis de Fourcaud l’éminent critique d’art, successeur de Taine dans la chaire de l’école des Beaux-Arts et membre de l’Institut, en meurt de profond chagrin dans sa demeure familiale de Beaumarchès dans le Gers. Une victime de la guerre de plus ; après tant d’autres.

    M. Riffault, d’Orléans, m’écrit des nouvelles du capitaine Charles Riffault, blessé devant Nancy.

    « Mon cher Monsieur Legendre

    Que devenez-vous ? Parcourez-vous encore les routes avec votre auto pour faire les approvisionnements de l’armée ?

    Mon fils a été radiographié, la balle a traversé l’humérus, près du genou, ni veines, ni muscles ne sont atteints ; mais il a un épanchement de synovie qui sera long à guérir. Il est admirablement soigné par la Croix-Rouge à Albi, où nous avons un cousin, directeur de la Banque de France, qui va, avec sa femme, le voir tous les jours.

    René Jolain est caporal instructeur au 113e à Blois, mais il va partir pour Cercottes ou le Ruchard.

                                                     Amitiés

                                          Signé : E. Riffault »

    Ce soir je vais prendre mon poste à l’ambulance. Mon compagnon de nuit est M. Chavane, propriétaire, rue du Haut-Bourg. Deux blessés de la salle n°1 sont partis, guéris, vers leur dépôt ; ce sont Stunyf [Stumpf ?], de l’infanterie coloniale, qui va rejoindre à Marseille et Léger, de l’infanterie, qui va rejoindre au Blanc.

     

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    Chitenay.- Le Château. Cour d’honneur.- 6 Fi 52/8. AD41

     

    Mais Foulquet, le petit parisien qui avait une balle dans la poitrine (il l’a encore) et avait été envoyé au château de Chitenay, est revenu pour être examiné à nouveau, car il ne peut rester ainsi, courbé en deux, s’appuyant sur une canne, jouant – comme au théâtre – le rôle des vieux grand’pères. Dans la salle n°2, Viau doit être opéré demain ; il s’agit de lui ressouder un nerf qui a été coupé par une balle. Opération très délicate et douloureuse.

    La nuit se passe sans rien d’anormal et le jour paraît sur un ciel pluvieux, bas et triste ; et la pluie tombe, sans cesser, toute la journée.

    Je trouve, en rentrant, une bonne lettre de ce pauvre monsieur Harrault :

                                                 « Laversine

                                    Mon cher ami

    Je viens vous remercier mille fois de votre admirable lettre, votre sincère témoignage m’a touché au plus profond du cœur.

    Dans ces moments douloureux cela m’a réconforté et m’aidera à supporter encore, avec plus de résignation, les souffrances que j’endure ; je souffre encore beaucoup mais j’ai bon espoir, le médecin l’a aussi. J’espère que bientôt je pourrai en prenant de nouvelles forces avoir le plaisir de marcher et de bientôt vous serrer la main. Nous n’entendons plus le canon.

    Le major veut que je lui donne votre lettre en souvenir.

    Saluez tous les amis. A bientôt et vive la France !

                                  Signé : Léon Harrault

    M. Harrault ne pouvant écrire c’est sous sa dictée que je vous transmets ces quelques lignes ; il va mieux et nous espérons beaucoup que cela continuera.

                                  Signé : Jules Allamand »

    Je suis très touché de cette lettre et vraiment trop honoré du cas fait à mon humble lettre. J’ai écrit à M. Harrault, de tout cœur, et si j’ai pu lui faire du bien, lui faire oublier son épreuve, le consoler, j’aurai atteint mon but. Ceux qui restent n’ont-ils pas une mission à remplir ? Soutenir et aider. Voici une lettre de M. Riffault, datée du 23 8bre [octobre] ; j’en extrais les passages suivants :

    « Cher Monsieur Legendre

    Mon fils est toujours à l‘hôpital d’Albi, il doit se lever ces jours-ci, et essayer de marcher avec des béquilles ; puis ensuite on essaiera de lui faire ployer le genou, pour voir si la jambe est ankylosée. Nous espérons que dans 2 mois il pourra marcher avec une canne ; ce sera long, depuis le 22 août qu’il est blessé.

    René Jolain[1] est toujours à Blois au peloton des élèves caporaux.

    M. et Mme Jolain[2] espèrent, dans un mois, pouvoir quitter Wassy.

    À Chouzy, tout va bien ; le fils de Vernon[3] qui était au 5e génie à Versailles et à Vierzon, vient d’être envoyé au dépôt du 38e à Saint-Étienne, puis, bientôt, il ira au front.

    Plusieurs cousins de ma femme sont tués, d’autres blessés, et parmi les fils de nos amis combien sont-ils ?

    Le fils de mon domestique qui était au 113e est parti le 1er jour, il a assisté à tous les combats, et n’a rien reçu. Depuis 8 jours il est à l’ambulance près Bar-le-Duc pour un mal au pied ; il avait pendant 20 jours, aux tranchées, été obligé de ne pas quitter ses souliers, étant en alerte chaque nuit.

    Croyez à ma vive amitié.

                                      Signé : E. Riffault »

    Je vais porter des nouvelles de la lettre reçue à madame Harrault ; elle arrive de passer quelques jours à Laversine et m’en donne, à son tour. M. Harrault a dû être amputé une seconde fois – du même bras – au ras de l’épaule ; ma lettre, me dit-elle, lui a fait un bien énorme. Pauvre cher ami !

    La journée se passe dans la tristesse, dans la pluie, dans l’obscurité presque. Comme ces journées là sont plus tristes que les autres, en temps de guerre. Les pauvres soldats qui luttent, jour et nuit, sous la pluie !

    Quelle tristesse que tout cela !...

    [1] Petit fils de M. Riffault.

    [2] Gendre et fille de M. Riffault.

    [3] Fils du garde de M. Riffault.