• 27 octobre 1914

    27 octobre

    Par un très joli temps d’automne, au ciel floconneux de nuages, au vent de velours, je pars – vers 10 h ½ - ce matin pour la Chaise. Je suis seul et cela me donne de la mélancolie.

    Par la forêt – idéalement rouillée et vert-de-grisée, dorée ou empourprée – c’est un décor de féérie. Le petit village de la Haie – avec son pigeonnier – qui lui sert de clocher, les Montils, « le petit Montou[1] », la Buzelière dans ses bois si attirants, Sambin ; la plaine de Pont-Levoy que je ne vois jamais sans extase, avec ses chaumes ou paissent les moutons, ses fonds si calmes de la Mahoudière, de Laleu, des Bordes, ses fermes si blanches entourées de peupliers tortillards ; Pont-Levoy, la riante petite cité aux clochers, dominée par son antique et hospitalière abbaye, protégée par la vierge. N’oublions jamais, en passant à Pontlevoy – ne serait-ce qu’une seconde, même en ne s’arrêtant pas, d’invoquer Notre-Dame des Blanches. Voici – sur les marches de l’hôtel-de-ville – des boites sur lesquelles je lis : Pour les blessés ; c’est pour y déposer des journaux, sans doute. C’est qu’à Pont-Levoy, en effet, blessés ou convalescents sont assez nombreux.

    « Ô, Notre-Dame-des-Blanches protégez les ! »

    Je traverse la forêt de Montrichard, puis je dévale dans la vallée du Cher ; au fond de la cuvette : Montrichard avec ses deux clochers et sa tour carrée qui fait revivre le temps de Foulques Nerra, le célèbre bâtisseur ; sur les pentes quelques vendangeurs – les derniers – cueillent les derniers raisins. La vendange se termine partout. Le vin, dit-on, sera bon, assez abondant, mais d’un prix très peu élevé en raison de la vente qui se fera mal ; l’argent est si rare.

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    Montrichard.- Chapelle Notre-Dame de Nanteuil.- 6 Fi 151/54. AD41

     

    Je traverse la gentille petite ville et passe au pied du sanctuaire cher à Louis XII : Notre-Dame de Nanteuil. Chissay et son beau château, sa remarquable église, si bizarrement située, seule dans le val du Cher. Je traverse la rivière sur l’étroit pont suspendu, me voici à Saint-Georges, puis à la Chaise. Il est près de midi.

    Madame d’Aigremont, puis madame Denys, viennent à ma rencontre, et, aussitôt, la conversation s’engage sur monseigneur Bolo. Lui si gai, si remuant, si actif, quel vide son absence cause !

    Pendant tout le déjeuner nous parlons de la guerre et – à tout seigneur tout honneur – c’est le cas de le dire – de la guerre maritime. J’apprends de bonnes et d’angoissantes nouvelles de Monseigneur ; très occupé, très bien entouré, très aimé de ses matelots, Mgr est ravi, il a déjà fait la Tunisie, les îles de la Grèce – avec la mer Égée – Antivari, Cattaro – avec l’Adriatique. Mgr est enthousiasmé des sites enchanteurs qu’il voit ; c’est un rêve dit-il. En face Cattaro, alors que l’escadre française entourait l’escadre autrichienne, le « Waldeck-Rousseau » - battant pavillon de l’amiral Boué de Lapeyrère – sur lequel croiseur est Mgr – fut soudainement entouré d’une escadrille de sous-marins autrichiens qui l’attaquèrent avec furie, tandis qu’au-dessus d’eux, des aéroplanes autrichiens lançaient des bombes. Ce fut des instants de vive angoisse. Sans perdre le calme et le sang-froid, aussitôt la canonnade commença, vive et nourrie, sur les aéroplanes et les torpilleurs à la fois, pendant que le « Waldeck-Rousseau », sur une belle manœuvre conçue par l’amiral, faisait machine en avant et fonçait sur l’escadrille. La torpille, lancée par l’un des torpilleurs, vint glisser sur les parois extérieures du croiseur, sans éclater et sans causer de dommages, tandis que le cuirassé, majestueux et superbe, sur les flots écumants, vint engloutir – dans son choc voulu et calculé – plusieurs torpilleurs (bombardés en outre par les canons du bord) qui disparurent – dans une plongée éternelle – dans les profondeurs des vallées aquatiques de l’Adriatique.

    Ce fut un combat naval de courte durée, quelques heures peut-être, mais composé d’angoissantes et mortelles minutes, au cours desquelles des centaines de vies furent englouties dans les flots.

    Quelques torpilleurs réussirent à prendre la fuite, non sans avoir reçu de sérieuses blessures, comme la perte de leur périscope, par exemple.

    Le « Waldeck-Rousseau », dont toutes les vitres, les fenêtres du bord furent brisées par l’ébranlement du tir des canons alla se réfugier à la merveilleuse île de Malte, pendant quelques jours, pour y réparer ses avaries. Il est rare que je ne reçoive pas des nouvelles de Mgr, venant de Malte. Quelques cartes.

    Que d’émotions !

    Mgr dit sa messe tous les jours à l’autel installé sur le pont, sous un abri spécial ; beaucoup de matelots y assistent ; les officiers y montrent le meilleur et plus bel exemple de foi et beaucoup font – chaque matin – la Sainte Communion.

    Quelle beauté incomparable cette Cène éternelle renouvelée en pleine mer, au milieu des éléments créés par Dieu, au contact des dangers de la guerre !

    Mgr prend ses repas à la table des officiers supérieurs – il n’y a que six couverts – et reçoit les matelots – ceux qui ont besoin de son ministère ou veulent lui parler, lui demander son aide, des services de n’importe quelle nature – de midi à 2 heures. Je ne doute pas que – dans ce bon milieu – Mgr fasse le plus grand bien ; sa bonté, sa gaieté si communicative, doivent lui attirer toutes les sympathies.

    Heureux matelots !

    Mgr a une belle et bonne chambre, et l’amiral a mis son salon à sa disposition pour qu’il puisse s’y reposer quand il le voudra, y lire son bréviaire, y écrire, passer les jours de mauvais temps. Mais – je le présume – Mgr doit se tenir souvent sur le pont, scrutant l’horizon, regardant la manœuvre, s’entretenant avec les uns et les autres, admirant la majesté incomparable de la mer.

    Mgr se porte à merveille ; combien je lui souhaite qu’il en soit toujours ainsi.

    Toutes ces nouvelles me font beaucoup plaisir.

     

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    Saint-Georges-sur-Cher.- La Chaise, le Prieuré.- 6 Fi 211/7. AD41

     

    À 4 h je me dispose à partir, afin d’être rentré à Blois avant la nuit. J’emporte, dans un panier, un charmant petit chat siamois que nous appellerons Raton. Ces dames viennent me reconduire jusqu’à mon auto, et nous causons. Je remets de l’eau afin de refroidir le moteur, c’est de la bonne précaution… mais nous causons… et causer quand on s’occupe d’auto est dangereux… tandis que je versais consciencieusement l’eau d’un arrosoir… et que nous causions (ô distraction ! ô surprise !!) je m’aperçois soudain que je suis en train de verser de l’eau dans le réservoir… à essence, au lieu de verser dans celui… à eau. Je m’arrête épouvanté ! Que vais-je faire ? Quelle distraction ! Quelle méprise !! Mon Dieu ! mon Dieu !! Mais en toutes choses il ne faut pas « perdre la tête ». J’envisage froidement la situation et je déboulonne l’arrivée de l’essence au carburateur, de cette façon toute l’eau et toute l’essence se déverse au dehors. « Ah ! enfin, je vais pouvoir repartir ! » Je fais mon plein d’essence et je tourne la manivelle ; le moteur ronfle, c’est parfait ! Enfin !!

    Le ciel se couvre et devient menaçant.

    Je quitte la Chaise, emportant les adieux de mesdames Denys et d’Aigremont, ou plutôt les « au revoir ».

    Oh ! ça marche ; je l’ai échappé belle.

    Soudain, à mi-chemin de Saint-Georges, le moteur ralentit, puis baisse, puis s’arrête.

    De l’eau sera restée dans le carburateur ; je descends, me mets en bras de chemise, dévisse le carburateur, un jeune homme très complaisamment m’offre son aide que j’accepte ; je rejette l’eau contenue dans le carburateur, je revisse, je tourne la manivelle, le moteur ronfle, je repars ! Enfin !! Justement voici la pluie.

    Mais guigne des guignes ! En pleine rue de Saint-Georges, me voici à nouveau arrêté. C’est la panne quoi ! J’essaie de dévisser le carburateur, impossible ; le jeune homme me l’a tellement vissé que je n’arrive qu’à me blesser à la main.

    Le jour baisse, il pleut ! Me voilà frais !

    J’en prends mon parti. Je décide de remiser mon auto quelque part et de rentrer par un train quelconque. J’avise une belle demeure ayant de vastes communs, je sonne pour demander l’hospitalité ; il n’y a personne, sans doute, personne ne me répond.

    Je vais plus bas, car je me trouve au départ supérieur de la rue très en pente. Je me souviens que M. Clément, le grand constructeur d’autos a une propriété à Saint-Georges, justement ma voiture est une « Clément-Bayard ». Je m’inquiète de sa demeure et je vais sonner à la porte.

     

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    M. Clément-Bayard.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (526)

     

    Une domestique vient m’ouvrir, elle m’introduit ; en l’absence de M. Clément, Mme Clément, à laquelle je demande l’hospitalité pour ma voiture, me reçoit et me l’offre bien gentiment, lui promettant de la faire prendre par le mécanicien de M. Hénault, son représentant de Blois. Une domestique m’ouvre les portes d’une grange, puis celles sur la rue. Je vais chercher ma voiture restée plus haut et je la pousse à bras, seul, car je ne vois personne, et Mme Clément, en s’excusant, m’a dit qu’il n’y avait aucun homme chez elle. Mais bientôt la pente commence et j’ai mille peines pour retenir ; la voiture entraînée par la déclivité s’emballe. Guigne quoi ! Sur toute la ligne.

    Et pendant ce temps mon pauvre petit Raton est dans son panier, poussant – de temps en temps – de petits miaulements plaintifs. Et moi qui – à l’heure qu’il est – devrait être à rouler du côté de Pont-Levoy. Ah ! Mon Dieu !!

    Enfin je retiens comme je peux et j’arrive à la grille – grande ouverte – de M. Clément. Mais voila ! La cour se trouve plus haute que la rue et – seul – il m’est impossible de hisser – c’est le mot – ma voiture jusque là. Je vais chercher de l’aide, en face ; la buraliste appelle son homme. Il vient aimablement « oh hisse ! » Le terrain est glissant, à nous deux nous ne pouvons arriver à gravir la pente. Quelle panne !

    Nous allons chercher des secours. Des hommes viennent à passer, rentrant des champs ; ils nous prêtent main-forte et, enfin, nous parvenons à gravir la pente et à remiser – un peu vivement, car la voiture heurte je ne sais quoi et un verre d’un phare est brisé (la guigne quoi !) – dans la grange. Ah ! Mon Dieu !

    Il pleut à verse et je suis trempé.

    J’offre un « verre » au buraliste qui a bien voulu m’aider, les autres hommes sont partis.

    La nuit est venue.

    Je vais au bureau de poste et j’envoie la dépêche suivante à maman, afin qu’elle ne soit pas inquiète « panne auto m’oblige rentrer par Tours cette nuit – Paul »

    Je pars pour la gare de Chissay, m’informer de l’heure des trains. Il pleut et je suis obligé d’abriter mon pauvre petit chat, dans son panier, sous mon pardessus, tant bien que mal, plutôt mal que bien. Des cultivateurs rentrent des champs.

     

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    Chissay.- La Gare.- 6 Fi 51/25. AD41

     

    J’arrive à la gare de Chissay, elle est plongée dans la plus complète obscurité ; j’avise une lampe, je l’allume. Un homme arrive, le chef de station peut-être, il me demande si j’attends un train. Sur ma réponse affirmative il me dit qu’il n’y a pas de train sur Tours avant 11 h 15, et il est 6 heures ; soit 5 heures à attendre ! C’est gai !! Il y a bien un autre train, me dit-il, vers 9 h, mais il ne s’arrête pas à Chissay ; à Chenonceaux, distant de 3 kilomètres, il s’y arrête.

    Du coté de Montrichard il n’y faut plus compter, les tramways sur Blois sont partis.

    C’est gai ! Guigne de guigne ! Cette maudite distraction me coûte cher en ennuis de tous genres. Je pars donc pour la gare de Chenonceaux. Il pleut toujours et je n’ai pas de parapluie.

    Je suis la route, mon panier sous le bras ; je longe le chemin-de-fer, des maisons de culture, des caves, des terrasses. Une bonne odeur de marc de vendanges et de vin nouveau embaume l’air humide.

    Ce serait charmant, même dans son désagrément, cette panne, s’il ne pleuvait pas ; je suis trempé.

    Par instants, la pluie cesse, puis elle reprend, puis elle cesse, puis elle reprend plus fort. Je traverse Chisseaux sous la pluie battante. Quel temps !

    La lune éclaire sans se montrer.

    Les kilomètres sont interminables. Il flotte dans l’air des senteurs automnales. Dans les profondeurs des caves qui longent la route, dans la clarté des lampes électriques suspendues aux rochers des voûtes, j’aperçois des gens qui vont et viennent, affairés ; dans les cours des lanternes – aux lumières blafardes et falotes – passent dans la nuit ; des conversations s’élèvent autour des futailles et se mêlent au bruit des tonneaux. Tout cela se confond.

    Les boutiques de Chisseaux reflètent leurs lumières dans les flaques d’eau ; les gens se hâtent vers leurs demeures.

    Enfin j’arrive à la gare de Chenonceaux ; je suis trempé, il est 7 heures environ, et le prochain train – qui est express, me dit-on – et m’oblige à payer un supplément de 1 f 35 – ne passe qu’à 9 h 25. Près de 2 heures ½ à attendre.

    Que c’est long ! Je suis gelé.

    J’ouvre à mon petit chat, mais je le remets bientôt dans son panier, malgré ses miaulements, car s’il allait se sauver dans la nuit, où irait-il ?

    Des trains de marchandises interminables passent, des femmes du pays en gros sabots – les parapluies ruisselants – viennent voir passer les trains, je cause à un vigneron des vendanges, de la guerre. Un train arrive de Tours, des hommes, dans la quarantaine, en descendent ; je comprends, à leurs conversations, qu’ils viennent de passer un conseil de révision, d’après les obligations de la nouvelle loi ; les uns sont pris, les autres laissés à l’affectation où ils étaient, les autres sont réformés.

    Enfin le train arrive et nous y montons, Raton et moi. Dans le wagon un artilleur dort, allongé sur la banquette. Je change de train à Saint-Pierre-des-Corps et à 10 heures je descends à la gare de Tours.

     

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    Tours.- Intérieur de la gare.- 10 Fi 261-1310. AD37

     

    Je m’informe du départ du train pour Blois « minuit 57 » me répond le contrôleur ! 1 h moins 3 minutes ! Et il est 10 heures. Près de 3 heures à attendre. Quelle guigne !! Tout y est. Je ne serai pas chez moi avant 3 h ¼, demain matin, car – pour comble de chance – le train de minuit 57 est omnibus, et il n’y en a pas d’autre. Il faut en prendre son parti. Avec Raton, dans son panier, qui sursaute de peur – par instants – aux coups des sifflets stridents des locomotives, j’arpente ainsi – dans des heures qui semblent interminables – les quais du hall de la gare de Tours. Ils sont sillonnés de soldats de toutes armes et de toutes provenances.

    Voici un détachement de soldats anglais, vêtus de la couleur uniforme kaki, des pieds à la tête : grand béret plat à visière, vareuse, culotte de cheval, bandes alpines, souliers, tout cela est kaki, avec très peu de signes distinctifs des officiers aux soldats. Voilà un costume pratique. Mais existe-t-il de gens plus pratiques que les anglais ?

    Ces soldats sont très gentils – physiquement et moralement – et sont très entourés. Très blonds, frisés, le visage frais et rose, rasés de frais, ils sont très gais et très sympathiques. Ils ne connaissent que leur langue et la plupart des voyageurs français qui sont là ne connaissent que la leur. Qu’importe ! Chacun lie conversation avec nos gentils alliés et – par des gestes, par une mimique très drôle, par des mots (dix fois répétés) arrive – de part et d’autre – à se faire comprendre. Ce n’est plus l’entente cordiale, c’est l’amitié cordiale.

    Certains de nos compatriotes connaissent quelques mots d’anglais et semblent très fiers – aux yeux des badauds – de parler une langue que les autres ne comprennent pas ; d’autres ne savent que prononcer « yes » et, en se redressant, avec quelques mots écorchés, assaisonnent leur conversation de « yes » à tout propos, même hors de propos, sans doute, parce que les petits anglais ont peine à comprendre ce langage d’un anglais douteux. Enfin, chacun y met du sien et s’entend ; c’est le principal.

    La guerre, Guillaume, l’armement anglais, où ils vont, d’où ils viennent, font le sujet de toutes les conversations. Les cartouches anglaises – contenues dans de petites cartouchières en cuir – enroulées en sautoir autour du corps ; les petites casseroles plates, les bidons, et autres ustensiles de cuisine suspendus aussi en sautoir ; les superbes fourchettes et cuillères – à manche ciselé – enfilées dans les bandes alpines des jambes ; tout cela est admiré par tous, passe de main en main.

    Ce sont des cavaliers, avec des éperons à leurs souliers, petits de taille et très agiles. Ils sont paraît-il très bons cavaliers ; je le crois.

    Leurs officiers sont plus grands ; un interprète militaire français, l’air très important, le costume flambant neuf qui ne sent pas la poudre, les accompagne. Des groupements se forment autour d’eux.

    Soldats français, soldats anglais fraternisent gaiement.

    Je vais au buffet – car je n’ai pas dîné ; des anglais trinquent avec des amis français d’occasion.

    Je prends une tasse de lait chaud ; le garçon apporte le sucre cristallisé, car il n’y en plus d’autre nulle part, et encore ! J’ouvre à Raton, afin de lui faire prendre un peu de lait, mais il n’en veut pas ; je le replace dans son panier. Pauvre petit, il s’ennuie ! Je reviens sur le quai. Nos petits alliés sont toujours très entourés. Nos soldats français sont représentés par toutes les armes : fantassins de l’active et de la territoriale, artilleurs, zouaves (les uns avec la large culotte, les autres avec le pantalon ordinaire). Mais voici des tirailleurs africains, le chef coiffé de la chéchia rouge, la veste bleu pâle à brandebourgs et à boutons dorés, la large culotte blanche ! Ils sont gais aussi, très sympathiques. Certains sont de vrais colosses : grands, trapus, le visage très bruni, les dents blanches, les lèvres fortes, le regard doux et grave à la fois ; ils ont bon air nos tirailleurs. Comme ils semblent s’aimer les uns les autres ! Pour un peu, avec nos amis les anglais, ils s’embrasseraient ! Ils plaisantent avec eux, jouent, montrent leurs belles dents blanches, dans un rire franc, large et loyal.

    Ils arpentent le hall en se tenant par la taille, sifflant les airs de la brousse. Quelle belle fraternité d’armes ! Quel sublime tableau. Ce tableau là, je l’ai vu à quelque salon « Fraternité d’armes ! », deux tirailleurs, ou deux turcos qui s’entraident.

    Voici un grand diable de marocain, tout de kaki habillé, coiffé de la chéchia, drapé dans un voile qui l’enveloppe autour du cou et par-dessus sa chéchia ; il marche à pas comptés, l’air grave, le bras entouré de linges, il revient de la guerre sans doute, car il est blessé. De son visage très bruni, ses yeux tristes laissent échapper des regards de fièvre, douloureux et mornes ; il semble souffrir.

    Pauvre garçon ! Il s’arrête aux groupes, écoute, puis repart de son même pas, sans se mêler aux conversations.

    Mais voici minuit !

    [1] Nom de patois de Monthou-s/Bièvre. On dit couramment « le petit Montou » ou « le petit Monthou ».