• 1er octobre 1914

    1er octobre

    Ce matin une douce fraicheur, un ciel pur, un soleil brillant ; tout annonce une belle journée.

    Nous partons à 8 h en automobile, Berthe, Robert et moi, pour Bourgueil (Indre-et-Loire), munis d’un sauf-conduit collectif, sans lequel - en ce temps douloureux - il est impossible de s’aventurer.

    Nous passons par Chailles, Villelouet, les Quatre-Vents, Candé - après la vallée de la Loire, celles du Cosson et du Beuvron - Chaumont-sur-Loire (nous reprenons la vallée de la Loire pour un long trajet) tout le long du si gentil bourg, les voitures sont arrêtées devant les caves, les jales sont remplies d’un beau raisin rouge, de bonnes et pénétrantes odeurs de vin nouveau grisent au passage. Qu’il fait bon humer toutes ces senteurs ! Et si ce n’était la pensée de la guerre, sur d’autres points de France, comme on se sentirait heureux ! Mais, hélas ! Cette pensée est obsédante, elle domine les charmes de la vendange et la beauté de la nature. Elles ne sont pas gaies, cette année, les vendanges ! C’est que beaucoup sont absents, bataillent là-bas ; d’autres sont allés se couvrir de gloire et faire les vendanges… dans les vignes éternelles.

     

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    Chaumont-sur-Loire.- Le Village et le château.- 6 Fi 045/9. AD41

     

    À l’extrémité du bourg, descendant le chemin qui mène à la Loire, nous croisons un groupe de turcos, gais et enjoués, la figure hâlée par la poudre, la poitrine constellée de médailles ; ils sont en convalescence au château de Chaumont mis, si charitablement, à la disposition des blessés par M. le Prince Amédée de Broglie. Nous saluons ces braves, ils nous saluent.

    Nous passons à la Borde, à Rilly ; partout les gens vendangent ou gaulent les noix.

    Avec Mosnes nous sommes en Indre-et-Loire.

    Après Chargé nous atteignons Amboise ; le drapeau de la Croix-Rouge - qui indique l’installation d’une ambulance - flotte sur le château. Ce sont autant de stations de dévouement et de sacrifice.

    Lussault, Montlouis (au pont de chemin de fer, les gardes-voies barrent la route et exigent les sauf-conduits ; nous nous rendons à leur demande). En face, Vouvray s’étage sur le coteau verdoyant, couvert de ses vignes fameuses, villas et châteaux se pressent en cette enchanteresse Touraine.

    Un aéroplane nous suit jusqu’à Tours ; c’est un biplan ; il évolue dans un ciel bleu, éclairé par le soleil.

    À Tours, arrêt d’une demi-heure. Je laisse l’auto sur le quai et - Berthe et moi - allons rue nationale où nous achetons un gâteau pour emporter à Bourgueil.

    Nous repartons, passons la Loire sur le pont de pierre. Tiens ! Ici il n’y a pas de factionnaires armés, tandis qu’à Blois il y en a trois.

    Nous suivons la rive droite, passons à Saint-Cyr, à Fondettes (le pont sur la Loire de la ligne du Mans est gardé militairement. Tiens ! Mais nous ne sommes pas arrêtés) tout le long ce sont de belles demeures, de riantes villas, de vieux manoirs enfouis dans les frondaisons et les fleurs.

    Comme cette Touraine est belle !

    Voici Luynes, là-bas, avec son château si pittoresque qui domine la vallée ; à côté le Prieuré tragiquement célèbre.

    Nous quittons la Loire et - à partir de Pont-de-Brême - en face Berthenay - suivons le coteau.

    Nous traversons Cinq-Mars-la-Pile, puis Langeais. Au-dessus de la porte du château - sous la poterne du pont-levis flotte le drapeau de la Croix-Rouge, la merveilleuse résidence - propriété de l’Institut de France - est disposée en ambulance, sans doute - ou en séjour de convalescence. Plus loin à l’extrémité de la principale rue de Langeais - le drapeau de la Croix-Rouge est accroché au-dessus d’un asile : autre ambulance sans doute. A Planchoury - au bas de St Michel - la barrière du passage à niveau, sur la ligne de Nantes, est fermée ; un train militaire, avec chevaux et artilleurs du service de ravitaillement, est arrêté ; il faut attendre. Il repart, la barrière s’ouvre, nous repartons.

    Avant Saint-Patrice-sur-Loire nouvel arrêt au passage à niveau, la barrière s’ouvre, nous repartons. Ingrandes, Restigné - les vignes de Bourgueil commencent, elles rampent sur le sol, s’accrochent à de hautes perches et suspendent - au soleil - de belles grappes vermeilles ; leurs gros sarments noueux ressemblent à des serpents. Voici Santenay[1], le moulin de Monseigneur Renou, tout reblanchi et rajeuni, transformé en maison de campagne, le Changeon[2] carresse ses pieds. L’aimable famille Perrochon-Renou[3] est sur la route, heureuse de nous voir. Je remise ma voiture ; nous sommes rendus.

    L’hospitalité est très cordiale, très franche et très large. M. et Mme Paul Perrochon-Renou, M. et Mme Perrochon - père et mère - et leurs trois fillettes - sont là, à notre arrivée.

    Vite nous nous mettons à table, car il est près de midi, et les appétits sont aiguisés.

    Le déjeuner, très gai, est agrémenté des bons vins de Bourgueil, dont M. Perrochon-Renou possède de bons clos ; sa cave est une des mieux montées de la région, ses crus sont justement renommés.

    Dans la salle à manger - tout autour - sont des bronzes qui appartiennent à Sa Grandeur Monseigneur Renou, ancien archevêque de Tours ; ce sont des cadeaux qui évoquent de doux souvenirs.

    Après le déjeuner nous allons au moulin - propriété achetée par mademoiselle André[4], pour la mettre à la disposition de Monseigneur Renou.

    Cette propriété, que j’ai été appelé à restaurer, comprend le bâtiment du moulin et le pavillon de Monseigneur. Les travaux commencés il y a un an, arrêtés par la guerre, reprendront l’année prochaine ; nous l’espérons et nous le souhaitons. Nous entrons dans le moulin ; l’aspect intérieur révèle celui d’un chantier interrompu ; mais comme cela sera bien à l’achèvement.

    Voici les appartements de mademoiselle André, puis ceux du chapelain ; au 1er étage, de la salle de billard, la vue s’étend, merveilleuse, sur Restigné, la Chapelle-sur-Loire, la vallée de Port-Boullet et jusqu’à Ussé perdu, là-bas, dans les ombrages de son parc.

    Nous entrons - ensuite - dans le pavillon de Sa Grandeur - gentil pavillon de repos ou Mgr pourra, dans le calme et dans l’intimité familiale, recouvrer les forces épuisées par un long et fécond épiscopat. Mgr Renou était adoré de ses diocésains, il était un vrai père pour eux. Voici le vestibule, le salon (les meubles sont là non montés ni déballés) la chambre de Mgr, son cabinet de toilette, la chambre du domestique de sa grandeur, puis, ouvrant sur un large déambulatoire - où - à l’ombre du soleil, à l’abri des jours de pluie Mgr pourra - à l’air - lire son bréviaire - la salle à manger, assez vaste pour recevoir les amis - et Mgr en a ! - à côté la chapelle et la sacristie. Devant le pavillon une cour, à côté les remises à autos ; dans le fond, bordé par la rivière, le jardin.

    Les entrepreneurs de Bourgueil auxquels j’ai donné rendez-vous sont là : messieurs Arthur Gasnier (maçonnerie), Séguin (charpente), Girard (couverture), Minier (menuiserie), Boutreux (serrurerie) et Groussin (plâtrerie) sont là ; M. Petit (peinture) n’a pu venir. Ce sont tous de braves gens. Ils me racontent qu’il y a, à Bourgueil, 2 ambulances, dont une dans l’abbaye. Les fruits, les meilleurs vins, les poulets, les œufs, les confitures, etc, etc abondent à ces deux ambulances ; en ce joli pays - si hospitalier - chacun - riche ou pauvre - dans la mesure de ses moyens - apporte les adoucissements aux blessés.

    Bon et généreux pays !

    À 5 heures, à regret, après avoir trinqué avec un vin généreux de Saumur, nous quittons l’aimable famille Perrochon. En ces temps troublés, nous reverrons-nous ? Nous le souhaitons en espérant - ce jour là - trinquer à la victoire de la France. Nous partons et revenons - exactement - par le même chemin qu’à l’aller.

    À Saint-Patrice le soleil se couche, dans un ciel de feu, derrière les frondaisons de Rochecotte.

    À Saint-Cyr nous sommes arrêtés par le garde-voie du pont de la ligne du Mans ; nous montrons notre sauf-conduit. Un peu plus loin nous allumons les lanternes.

    Le ciel est pur, la lune est déjà haute et les étoiles se montrent.

    Là-bas les lumières de Tours se mirent dans la Loire. Nous arrivons à Tours, passons le pont et gagnons la rive gauche. Au pont de Montlouis - il fait - nuit - une lumière rouge se balance au milieu de la route ; il faut s’arrêter ; c’est un garde-voie qui balance sa lanterne, il prend connaissance du sauf-conduit et nous repartons. Quel joli temps ! Quel idéal clair de lune !! Il fait presque jour par ce bel éclairage lunaire et nous n’aurons pas besoin d’allumer les phares.

    Mais, sur la rive gauche, bordée d’une haute colline abrupte, nous sommes constamment dans l’ombre et - par ces soirs de vendanges, où les routes sont - sur le tard - encombrées par les voitures surchargées de vendangeurs - voitures souvent non éclairées - il est préférable d’avoir les phares allumés. Un peu avant Amboise donc nous les allumons ; c’est plus prudent.

     

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    Pontlevoy.- Groupe Firmin Meunier.- Louis CLERGEAU, 1903.- 120 Fi 37. SAMPP/AD41.

     

    En passant dans les villages nous apercevons les celliers et les pressoirs bien allumés ; des lanternes vont et viennent ; une bonne odeur de vin nouveau gonfle les poumons ; mais pas un chant, pas un rire ne se fait entendre. Les vendanges sont bonnes cependant, mais elles sont tristes.

    La France souffre, elle saigne ; sous le pressoir de la guerre coule le plus pur et le plus généreux sang de ses enfants. Vendanges de la patrie !!... Sève féconde qui exaltera de nouveaux sacrifices et fera la France plus grande et plus forte.

    Nous sommes à Blois à 8 h ½, couverts de poussière, ayant fait les 216 kilomètres - aller et retour - sans anicroches, enchantés de l’excursion en Touraine.

     

    [1] Hameau de la commune de Bourgueil.

    [2] Rivière.

    [3] Neveu et nièce de monseigneur Renou.

    [4] Propriétaire à la Croix, près Bléré (Indre-et-Loire), fille de feu Édouard André, le grand architecte paysagiste.