• 14 et 15 octobre 1914

    14 octobre et 15 octobre

    Les vacances – presque forcées – de Berthe et de Robert, se terminent ce matin par la pluie ; elle tombe à torrents.

    Une voiture vient prendre Berthe et Robert vers 8 h et quart, moi je monte à pied à la gare, il n’y a pas de place pour moi dans la voiture.

    Le train entre en gare à 8 h 50. Je peux passer sur le quai – escorté d’un soldat – qui me quitte bientôt. Berthe et Robert s’installent dans un coin – il y a peu de voyageurs – dans leur wagon. Ils ne savent à quelle heure ils arriveront à Paris ; les trains mettent encore 7 à 8 heures pour franchir la distance de Blois à Paris !

    Le train siffle et part. Nous nous embrassons « au revoir ! à Pâques ! ou avant ! on ne sait pas !! Si les Prussiens reviennent sur Paris ! Hélas ! Qui sait !... Il faut tout prévoir !... au revoir !!... au revoir !... »… Le train s’ébranle, s’étire comme un long serpent, glisse sur les rails, file et disparaît dans un nuage de vapeur. Les derniers wagons sont occupés par des soldats anglais, tandis que quelques blessés français sont dans les autres.

    Le train disparait, là-bas, au tournant du Pont des Granges…

     

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    Blois.- Les Basses-Granges. Vue du pont.- 6 Fi 018/680. AD41

     

    Je redescends de la gare sous la pluie, par une journée d’une tristesse infinie.

    Maman et moi, nous voilà, à nouveau, seuls ; tous les deux dans la maison. C’est triste.

    Je reçois une carte de Paul Verdier ; ce bon Paul ne m’oublie pas. Elle a été mise à la poste à Roanne et représente la route de Saint-Chamond à Saint-Étienne ; elle porte à la partie réservée à la correspondance :

    « 5e section Inf. milit.

    Train sanitaire improvisée n°2

    St Etienne 12-10-14

    Lundi 4 h.

    En route pour Moulins et Troyes à 4 h 37 ce soir. Bonnes amitiés.

                                      Signé : Paul. »

    Ce brave Paul !

    J’ai des nouvelles de sa santé, par son père,  M. Verdier, il est quelque peu souffrant. Blessés, malades, tels seront les cas de cet hiver, et ce sera pour de longues semaines, car la guerre sera longue, nous n’avançons pas ou guère. Nous sommes actuellement du sud de Lille à Verdun ; telle est la ligne, en la fléchissant – au centre – vers Reims, ou vers Berry-au-Bac.
    Lille est repris par les Prussiens – on n’avait mis, pour défendre cette place forte,

    Cela se dispense de commentaires, et je copie ce communiqué au Petit Journal (communiqué visé par la censure, donc exact.)

    Roye, Albert, Senlis, et quantité d’autres villes sont entièrement détruites ! Il y en a d’autres sûrement, beaucoup d’autres, mais les nouvelles sont arrêtées par le gouvernement ; et je ne parle pas des villes endommagées comme Amiens, Arras, Soisson, Reims ! C’est effrayant et cela ne marche pas.

     

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    Lille, rue de Paris et la nouvelle bourse [dégâts dus à la guerre].- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf.fr / BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (666)

     

    A l’heure où des troupes seraient nécessaires sur le front, pour faire face à l’ennemi, les rues de Blois sont encombrées, le soir, des soldats qui attendent leur départ. Mais voilà ! Les soldats manquent de fusils et d’habillement, dit-on. Où est la belle organisation des premiers jours de la mobilisation ?

    Je dis ces choses parce que j’ai promis – ici même – de relater ce que – personnellement – je verrais et j’entendrais.

    Hier une partie de ce qui reste du 39e territorial devait partir ; ordre a été donné d’attendre. Il n’y avait pas assez de vêtements, paraît-il.

    Ce soir je vais à mon poste de la Croix-Rouge ; mon compagnon de nuit est - cette fois - mon excellent ami Pierre Mangean[1]. Dans la salle 2 il y a un nouveau blessé, atteint au coude par une balle en laiton, blessure peu grave.

    Le pauvre Bellot - n° 12 - qui avait été opéré à la gorge - va très bien ; il boit tout seul et commence à manger des purées, des bouillies et autres aliments liquides. Il ne souffre pas trop.

    C’est un bon garçon. « Je n’ai jamais été malade avant, me dit-il. J’ai le « coffre » bon, et c’est pourquoi je vais m’en remettre. » Il ne tarit pas d’éloges sur le docteur Marchand et le docteur Croisier, ainsi que sur les dévouées infirmières.

    Mademoiselle Sauvalle et madame Lambert-Champy nous donnent leurs instructions pour la nuit. Le brave sergent - n° 11 - atteint de balle et d’éclats d’obus aux 2 omoplates a été opéré ce jour même ; il est encore sous l’influence du chloroforme, sa soif est intense, il réclame à boire et - cependant - il ne faut lui donner qu’un quart d’eau dans une cuillère à café, toutes les heures, et pas avant 11 heures ; et il est 7 h. et il réclame - avec des yeux remplis de pitié et de supplication - un adoucissement à sa soif intense. « A boire ! A boire ! » Mais l’ordre est formel et c’est par de bonnes paroles et d’autres attentions que nous le faisons patienter. Pierre Mangean demande à passer la première moitié de la nuit ; je prends donc mon service jusqu’à 7 h., ce matin, depuis 1 h.

    « Quelle heure est-il ? » demande le brave sergent d’une voix couverte. « 2 h 20 » - « Ah ! Mon Dieu ! » A 3 h. c’est l’heure des quelques gouttes d’eau, qui tombent sur ses lèvres comme sur un brasier intense. « J’ai soif » disait Notre-Seigneur sur la croix ; c’est en son nom, et en pensant aux souffrances qu’il a endurées que j’étanche cette soif ardente du cher blessé.

    « J’ai soif «  disait le Divin Maître.

    « J’ai soif » dit le pauvre blessé.

    Je donne du lait au brave Bellot et de la limonade à Hassen, le tirailleur algérien (blessé au ventre par une balle, il tousse assez).

    Et le jour vient. Un jour froid, voilé par le brouillard pénétrant, un jour triste. Les vitres des salles sont ruisselantes de vapeur d’eau.

    Toute la nuit les plaintes et les gémissements d’un pauvre blessé - isolé dans une petite chambre du 1er étage - sont venus jusqu’à nous. Ah ! Ces gémissements, dans le silence de la nuit, comme ils étaient lugubres, et comme ils me perçaient le cœur ! Ils venaient d’un pauvre soldat, âgé de 25 ans, originaire des Htes Pyrénées, atteint d’une balle ou d’un obus - je ne sais au juste - mais qui avait occasionné une fracture ouverte, où - malgré tous les soins les plus dévoués - la gangrène, la hideuse gangrène, s’était mise. Et, depuis, ce fut tout son corps qui se gangréna ; les chairs, le sang, les veines, tout fut en décomposition. Autour de lui une odeur de cadavre s’élève, une odeur nauséabonde et de pourriture. C’est un cadavre en décomposition qui vit encore.

    La bonne sœur lui fait - hélas ! - des injections de morphine ; quelques heures après il faut recommencer, les souffrances deviennent intolérables.

    Sur son lit d’agonie - j’allais dire - et ce serait plus juste - sur son fumier d’agonie, le brave garçon[2] pense aux siens, qui ont été prévenus, à ses Pyrénées qu’il ne reverra plus…

    C’est terrible ! Pauvre garçon !...

    Madame Lambert-Champy et mesdemoiselles Sauvalle et Roche arrivent ; ma garde est terminée et je me retire.

    Au dehors le brouillard est pénétrant, les feuilles voltigent et tombent.

    Dans la matinée je vais en ville - pour des affaires - et j’ai l’occasion de passer par les Granges, j’en profite pour aller au cimetière prier sur la tombe des chers soldats qui reposent dans la partie - anciennement - réservée à la sépulture des soldats de la garnison. Déjà une vingtaine dorment - en cet enclos - du repos éternel et il n’y a plus de place. Mais la municipalité a offert un autre grand emplacement, dans le nouveau cimetière, entre les sapins et le mur de clôture qui longe le chemin descendant à l’Arrou. J’y vais. De grandes et longues tranchées sont faites, et déjà - une vingtaine également - ce qui porterait le total à 40 - sont enterrés là ; les tombes sont couvertes de fleurs fanées. Je prie pour cette pauvre jeunesse si tôt et si glorieusement disparue…

    Dans un autre angle, de la même partie, sont enterrés les allemands ; là des tumulus, pas de croix, pas de fleurs. Ils sont morts, nous n’avons plus à les juger, Dieu seul le fera ; il faut avoir de la pitié. Je prie pour eux aussi.

    Et je reviens en pensant à la fragilité des choses d’ici bas…

    Ce tantôt le 2e régiment étranger, au grand complet, les hommes vêtus à neuf, armés tous, tambours, clairons et fifres en tête, avec tout le matériel, les mulets, les voitures, font une sortie et reviennent à la nuit. L’allure martiale des hommes, l’impeccable défilé a été très remarqué. Encore quelques jours - je crois bien - et le 2e étranger qui a été formé, de toutes pièces - à Blois même, partira pour les grandes lignes de feu.

    [1] Demeurant en temps habituel à Paris, 11 rue de l’estrapade, il est docteur en droit.

    [2] Il s’appelle Galibet.