• 25 et 26 novembre 1914

    25 et 26 novembre

    Ce soir je vais prendre mon poste à l’ambulance. Il n’y a pas de nouveaux blessés. Vers 4 heures ½ du matin, alors qu’il fait la nuit noire, tout dort, une lueur - soudain – illumine l’orient. Ce n’est pas – déjà – le lever du soleil ; il est trop tôt ; en cette saison le soleil est paresseux et se lève tard. La lueur augmente ; elle éclaire les salles d’une clarté sinistre. Je vais voir à une fenêtre. Là-bas tout le ciel est embrasé, des flammes montent, s’élancent en des tornades de feu, des étincelles crépitent en essaims révoltés. C’est un incendie !... Et quel incendie !!... La lueur intense réveille les blessés. Ceux qui le peuvent se lèvent en chemise, montent sur des chaises et – au travers des vitres – regardent l’effrayant incendie. Où est-il ? Qu’est-il ? Les questions se pressent. Les suppositions vont leur train. Je vais réveiller M. Chavanne ; il court au dehors voir ce que c’est, car l’incendie semble tout proche et dans son quartier.

    Au 1er on entend les blessés qui vont et viennent et sont réveillés ; au dehors des gens se pressent. Les flammes montent toujours et semblent gagner du terrain.

    Je monte au 1er étage, où, peut-être, des fenêtres je verrai mieux. En effet j’aperçois des flammes énormes qui se tordent dans des convulsions folles et, devant, des silhouettes de gens qui font la chaîne et se passent - de bras en bras - des énormes choses qu’ils précipitent dans le brasier. De loin on dirait une armée de petits diablotins noirs qui se passeraient ainsi des humains et les précipiteraient dans les fournaises de l’enfer ! J’en étais là de mes réflexions de l’enfer, quand la bonne sœur garde-malade[1] – image du ciel – vient à moi, souriante, comme toujours. « Quel incendie, ma sœur ? » « Mais non ! Ce n’est pas un incendie, ce sont les soldats de la légion étrangère qui partent ce matin à 7 heures, paraît-il - et font brûler la paille de leurs paillasses » « Ah ! Par exemple elle est bonne ! Ameuter toute la ville et les environs, réveiller tous les gens y compris tous les blessés ; on ne brûle pas des paillasses – seraient elles habitées de puces ou autres habitants – à 4 heures ½  du matin ! La fumisterie est de mauvais goût ! ». La sœur fut de mon avis. M. Chavanne rentrant, étant allé voir jusque là, confirma ce qu’avait dit la sœur. Je rentrais dans les salles ; les blessés, grimpés sur leurs chaises, regardaient toujours « l’incendie ». Ceux qui n’avaient pu se lever ouvraient des yeux effarés à la lueur qui inondait les salles. J’expliquais ce qu’était « l’incendie ». Ce fut une explosion de rire et de plaisanterie à l’égard de la légion. « En voilà des fumistes ! ». Chacun, grelottant, regagna son lit, s’enfonça dans les draps. « Vous avez encore une bonne heure à dormir, dormez bien tous ! ». Ce fut, pendant quelque temps, des conversations drôles, d’une salle à une autre, d’un lit à un autre ; puis quelques ronflements se firent entendre, peu à peu le silence se fit, le sommeil revint jusqu’au jour…

    Quelle douloureuse nouvelle j’apprends ce matin ! M. le comte Jean de Beaucorps, fils de Madame la Marquise de Beaucorps a été tué à Ypres, le 2 novembre !… Bon, de caractère chevaleresque et noble, simple, très érudit et travailleur, pieux, tel était M. le comte Jean. Cette épouvantable nouvelle m‘attriste profondément. J’avais beaucoup d’affection pour le cher disparu, ainsi que pour son frère M. le comte Henri. Tous les deux avaient de cette bonté native qui est l’apanage des Beaucorps : bonté simple et bonté naturelle. Quelle perte irréparable !

    Très chevaleresque, il avait fait de grands voyages, et très travailleur il en avait fait des voyages d’études, de recherches et d’observation.

    D’un voyage en Asie mineure il avait écrit « [Au pays des massacres], la Saignée arménienne [de 1909] », étude de ce qu’avaient été les abominables massacres d’Arméniens chrétiens ; d’un autre voyage d’exploration dans le centre africain, le comte Jean en avait rapporté une relation très intéressante « du Nil blanc au Congo » [Sur le Nil blanc : de Khartoum à Gondokoro »]. Il m’avait fait l’hommage de ces deux ouvrages, que je garde précieusement.

    Il avait, pendant plusieurs années de patientes recherches, étudié le mystère glorieux de Lourdes. Dans trois volumes très documentés, très serrés d’étude, il avait analysé – très impartialement – l’apparition, les pèlerinages, les guérisons, tant au point de vue divin, surnaturel, réel, scientifique et médical. C’est là une belle œuvre qu’il avait écrit de tout son cœur, à la gloire de la Très Sainte Vierge. Que Notre-Dame de Lourdes le reçoive au ciel, et, comme à un fils privilégié, lui donne la récompense éternelle !...

     

    La Chapelle Montmartin ND de Lourdes [1600x1200]

     

    La Chapelle-Montmartin.- Notre-Dame de Lourdes.- CAOA. AD41

     

    J’ai aussi ces 3 volumes sur Lourdes, que je garderai précieusement. D’autres études – j’en suis assuré – devaient être ébauchées – sur son bureau de travail, elles resteront inachevées…

    Quel coup terrible.

    Réformé, il pouvait rester à ses études ; au lendemain de la déclaration de guerre il s’engagea au 25ème Dragons, voulant apporter sa vie à l’autel de la Patrie. Son sacrifice sera agréé par Dieu comme un des plus beaux…

    Nous, nous le pleurons et prions pour lui. Son souvenir restera toujours gravé dans nos cœurs. Nous nous découvrons devant sa mémoire.

    Honneur et gloire à M. le comte Jean de Beaucorps !

    [1] Sœur Saint-Martial