• 15 novembre 1914

    15 novembre

    C’est de plus en plus terrible sur le front du nord. Les Allemands veulent Calais à tout prix, pour attaquer ensuite l’Angleterre et tenir le Pas-de-Calais. Y réussiront-ils ? Jusqu’ici nous tenons bon. C’est le drame le plus gigantesque, le plus épouvantable, le plus acharné que le monde ait vu.

    C’est aujourd’hui l’anniversaire – le 67ème – de la naissance de maman.

    Nous recevons – à cette occasion – la lettre de Berthe, dont j’extrais les passages suivants qui – de près ou de loin – intéressent la guerre.

                                      « Paris, 14 novembre 1914 

                           Ma chère mère

    Quoique les jours que nous passons de ce moment nous semblent bien longs et que le cours des évènements ne marche pas vite, comme nous le voudrions, nous sommes forcés de constater que le temps passe quand même et que nous sommes arrivés à ton 67ème anniversaire. A cette occasion je t’adresse nos vœux bien sincères de santé et de tranquillité ; souhaitons ensemble, ma chère mère, que tu n’aies pas la peine de beaucoup de mères de voir partir tes enfants dans cette maudite guerre. Te voilà à peu près tranquille pour Paul. Si, par hasard, il est appelé il n’ira toujours pas au feu. Arthur sera probablement obligé de partir, mais je me plais à espérer qu’en raison de son âge il restera également en arrière. Si ça dure aussi longtemps qu’on le craint, de la manière que ça marche, Robert prendra le fusil à son tour, mais prions Dieu que la fin de cette guerre arrive lorsqu’il saura faire son métier de soldat.

    D’après les personnes qui semblent être au courant des affaires, il paraît que ça va bien de ce moment, mais c’est terrible en même temps pour ceux qui y sont, car ils tiennent toujours bon, et comme ces sauvages là commencent à douter de leur réussite tout leur est bon pour y arriver.

    …le petit fils de Madame Hersant[1] est pris comme soldat, il est à Provins.

    Je reprends ma lettre laissée inachevée au bureau ; je viens de lire celle de Paul ; que de tristesses ! Dans le pays de province, où tout le monde se connaît, on apprend des morts tous les jours ; ici on ne se connaît pas, on entend bien parler, mais ça ne fait pas la même chose, ce sont des gens qu’on ne connaît pas. Je prends bien part à la peine de la famille Oudin ; pauvres gens ! Et combien d’autres ! Au Sélénifuge[2] il n’y a encore que l’homme de l’usine de blessé ; mais il y en a trois qui sont en plein feu de ce moment, dont M. Paul[3], et le fils Patrouix[4] qui se bat dans l’Argonne, pauvre petit ! M Paul a perdu son neveu qui était en garnison à Sedan, un jeune homme de 22 ans, instituteur, qui avait toujours été la joie de ses parents !

    Tu vois, ma chère mère, que nous sommes encore des privilégiés de ce moment ; espérons que des temps meilleurs viendront lorsque notre tour arrivera de donner les nôtres.

    Je termine en t’embrassant bien fort, ainsi que Paul. Ta fille

                                          Signé : B. Randuineau »

     

    Sedan_défilé

     

    Infanterie allemande défilant, célébration de la victoire de Sedan à Berlin.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EST EI-13 (390)

     

    Suivent des petits mots d’Arthur – mon beau-frère – et de Robert – mon petit-neveu.

    Arthur dit notamment : « quoique nous passions une période affreuse, estimons nous d’être privilégiés pour l’instant, sans avoir personne au feu, et attendons la fin avec patience, en attendant de nous réunir dans de meilleurs moments. »

    C’est vrai, alors que tant de familles ont des leurs au feu, et cela depuis le début de la guerre, estimons nous heureux de n’avoir personne. Certes, nous sommes aux ordres de la France ; déjà nous faisons notre devoir, nous le ferons toujours.

     

     

    [1] Madame Hersant, 51 boulevard Voltaire à Paris ; son petit fils est avocat à la Cour d’appel de Paris

    [2] Société pour l’exploitation du détartrage des chaudières à vapeur

    [3] Chef des bureaux du Sélénifuge (dont le siège est boulevard des Italiens)

    [4] Directeur propriétaire du Sélénifuge