• 14 novembre 1914

    14 novembre

    Je reçois une longue et joyeuse lettre de monseigneur Bolo :

                                  « 28 octobre 14

    Bien cher ami

    Il faudrait le divin Homère en personne, écrivant sous la dictée d’Ulysse, pour vous décrire et nommer les côtes en vue desquelles je vous écris et que la censure me défend de vous nommer. Tout ce que je peux vous dire c’est que l’Aurore aux doigts de rose y soulève les portières du jour, tandis que la blonde Phébé y étend les voiles légers de la nuit, tandis que les dieux immortels versent dans les yeux et le cœur des humains un peu de cette extase dont leur coupe est remplie.

     

    Cattaro

     

    Cattaro, Monténégro.- Agence photographique Meurisse.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2546)

     

    La semaine dernière les Autrichiens devant Cattaro nous ont servi un autre plat. Nous étions partis en éclaireurs à 15 kilomètres en avant de la flotte, quand un ballon captif nous ayant aperçus, l’ennemi nous a envoyé un aéroplane, deux sous-marins, un contre-torpilleur et un croiseur.

    Grenades, bombes, torpilles, nous sont venues d’en haut, d’en bas, et de l’horizon. Nous avons riposté comme il convenait par une canonnade véritablement tonitruante. Les cœurs demeurèrent fermes, mais les chambres !

    … La mienne, entre autres, offrait un spectacle effarant : fenêtres arrachées, bibliothèque à terre, portes d’armoire défoncées, porte d’entrée gondolée, quant aux verreries et autres fragilités il n’en restait qu’une poussière diamantine ou adamantine sur le linoléum stupéfait. Tout ce désastre causé simplement par l’ébranlement d’air de nos canons. Nous sommes revenus couverts de gloire.

    Comme le milieu – de l’amiral au plus humble soutier – est des plus sympathiques vous pouvez en conclure que je ne m’ennuie pas. La messe le dimanche est célébrée avec pompe, musique, piquet d’honneur, sonneries de clairon, drapeaux déployés. La semaine est sanctifiée par des conversions quotidiennes, des confessions nombreuses ; des communions assez fréquentes. Je remplis mes temps libre par mon petit programme personnel de prières et de lectures, coupées par des allées et venues à travers le monstre de fer, semant sur mon passage les bons conseils, le bon tabac, telle une étoile qui, bien qu’étincelante en elle-même, ne verse cependant que de faibles rayons.

    Au total je suis le plus heureux des aumôniers. Je dis à la marine « Sero te cognovi, sero te amavi ». (J’ai déjà pris l’habitude de le dire avec vous). Donnez-moi des nouvelles de la Chaise, en me disant que l’on ne vous a pas trop mal fait déjeuner et croyez à une affection que les flots de la mer Ionienne, ajoutés à ceux de l’Adriatique sont incapables d’éteindre.

                                          Signé : H. B. »

    Et monseigneur – sa lettre cachetée – reçoit la mienne, alors sur le dos de l’enveloppe même, monseigneur m’écrit ce qui suit : « Je reçois à l’instant vos deux lettres du 11 et du 19 (aujourd’hui 31 octobre). Merci de me promettre d’aller à la Chaise et de m’envoyer de bonnes nouvelles. Ce courrier-ci m’a apporté un sac de journaux. La poste va assez vite pour nous. Mais les colis-postaux mettent un temps infini. Je voudrais pouvoir faire pour le 25 décembre un arbre de Noël. Les objets préférés sont : pipes en bois, blagues, briquets, tabac, objets utiles comme boites de papier à lettre et enveloppes, etc. J’espère que la déclaration de guerre de la Turquie nous fera aller sur les côtes de Syrie. On n’en mourra pas. Mais si l’on en mourait ce serait en beauté, et dans une atmosphère divine !... Ithaque 31 octobre »

     

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    Saint-Georges-sur-Cher.- Ancien prieuré de La Chaise.- 6 Fi 211/25. AD41

     

    Quel plaisir délicieux de lire les lettres si gaies, si spirituelles, si franches et si bonnes de monseigneur Bolo. Les marins ne doivent pas s’ennuyer avec lui. Les heureux ! Je les envie. Je me réjouis à la pensée d’entendre – plus tard – la guerre finie – monseigneur nous conter sa merveilleuse campagne de la grande guerre. Quel charme incomparable ce sera.

    Justement ce matin je reçois un avis, daté de Toulon, du 10 novembre, émanant de la gare de Toulon, me disant que le colis de journaux envoyé à Mgr Bolo est en souffrance dans cette gare. Motif « le destinataire  avisé ne répond pas. » Eh ! Il ne répond pas ! Je crois bien. Mgr est aujourd’hui dans la mer Ionienne, demain il sera dans l’Adriatique, après-demain il sera ailleurs ; il est partout. L’avis lancé par la gare de Toulon peut voyager longtemps sans le joindre. Comme c’est bien « ad-mi-nis-tra-tion ! » Et comme j’avais prévu le cas j’avais eu soin de libeller mon adresse « Monseigneur Bolo, aumônier de la marine, à bord du « Waldeck-Rousseau » à Toulon (Var) faire suivre à l’escadre de la Méditerranée.

    Donc c’est bien à bord du « Waldeck-Rousseau » que le colis doit être livré. Je vais à la gare où les employés sont de mon avis. Sur leur recommandation je fais une lettre à l’adresse de M. le chef de gare de Blois, qui se charge de faire comprendre à la gare de Toulon son erreur.

    Comme il est difficile de faire peu de chose – en somme – pour nos bons soldats de terre ou de mer. En attendant mon colis est là-bas, arrêté, alors qu’il devrait être rendu. Ce retard me contrarie bien. Enfin espérons !

    L’administration restera toujours l’administration.

    État-civil de la semaine dans les ambulances blésoises :

    Le 7 novembre : Désiré-Augustin Duclos, 26 ans, soldat au 24e régiment d’infanterie (rue Franciade).

    Le 9 novembre : René Piqueret, 20 ans, soldat au 113e régiment d’infanterie (Hôtel-Dieu).

    Le 10 novembre : André Valentin, 26 ans, soldat au 159e régiment d’infanterie (Hôtel-Dieu).

    Le 12 novembre : Ernest, René, Joseph Pelletier, 24 ans, sergent au 65e régiment d’infanterie (rue Franciade).

    Et – à cette liste – s’ajoute celle des noms connus de blésois, morts loin de la petite patrie. Je les enregistre – au fur et à mesure – qu’ils sont sûrs et officiels ; car – souvent – l’opinion publique fait circuler des noms sans prendre – dans l’affolement d’ailleurs compréhensible – la peine de les contrôler – si la chose est possible, et souvent elle ne l’est pas. Que de noms – ainsi – circulent de bouche en bouche !... Que de noms de disparus, non portés, encore, comme morts, et que leurs parents et amis ne reverront plus !....