• 13 novembre 1914

    13 novembre

    La guerre continue âpre et dure. Nous tenons bien – paraît-il – sur le front immense de la bataille. Mais cette guerre universelle, où se heurtent les Français, les Russes, les Anglais, les Belges, les Canadiens, les Indiens, les Japonais, les Serbes, les Autrichiens, les Turcs, les Allemands, sera longue, très longue et remplie d’exploits imprévus. « La grande guerre », comme on l’appelle déjà, et comme l’histoire va la marquer sur ses tablettes. La grande guerre !

    Nous aurons assisté de loin à la grande guerre ; nous aurons vécu au temps de « la grande guerre ». La grande guerre !!

    Les jeunes soldats de la classe 1914 partent cette semaine pour la guerre ; la classe 1915 va arriver. Les conseils de révision des exemptés, des réformés, des auxiliaires se succèdent. Les rangs se forment, pressés et enthousiastes. Où m’appellera-t-on ?

    Enfin voici une lettre de l’abbé Perly !

                     « 11-11-14

    Bien cher monsieur et ami

    Ma vie de bureaucrate en campagne est finie, après avoir quitté mon bureau de consultations médicales mardi, je suis maintenant dans un pré au pied des ruines d’un canton de la Meuse. Là les journées inactives s’écoulent interminables ! heureusement que pour tuer le temps notre médecin-chef a inventé les promenades hygiéniques de 1 h à 4 h ½, alors, baluchons sur l’épaule, nous arpentons quelques kilomètres et revenons manger la soupe pour aller ensuite au cantonnement, où nous dormons plus ou moins jusqu’au lendemain 5 heures. Si peu intéressant que je trouvais le service des malades, voilà 15 jours, il l’était davantage que notre inaction. Il ne faut pas – certes – faire des blessés pour nous occuper, mais enfin il y aurait peut-être une organisation permettant un emploi plus sérieux de notre temps.

    Depuis ma dernière lettre, je n’ai pas grande nouvelle à vous communiquer ; ma vie a été tout au moins utile, pendant 1 mois, du 1er oct. au 4 novembre. Nous n’avions à l’ambulance 6 – où j’étais affecté – plus de malades que de blessés ; j’ai pu – malgré un service assez difficile à remplir – avoir le bonheur de dire ma messe cinq fois. J’ai célébré la 1ère fois, le 15 – jour anniversaire de maman – et la dernière fois – le 4 – jour de Saint-Charles, jour doublement cher. J’avais pu célébrer le 2, c’était un bonheur d’autant plus grand qu’il m’était impossible d’aller aux offices le Saint jour de Toussaint ; j’ai assisté à une demi grand’messe. Nous avons eu une belle fête, comme chants et musique, l’église était remplie de civils et de militaires, mais, certes, l’élément militaire dominait de beaucoup. Il est vraiment charmant de voir tous ces soldats, guidés par leurs chefs, venir se confier au Dieu des armées, à Notre-Dame des victoires et remettre leur vie entre les mains de leur Divin Maître.

     

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    Notre-Dame des Victoires.- Carte patriotique.- 6 Fi 306/31. AD41

     

    Demain nous aurons une cérémonie très particulière, qui sera touchante ; nous aurons un service funèbre pour l’un de nos camarades qui nous a quittés voilà trois semaines comme médecin-auxiliaire, et qui a été tué en faisant la relève des morts et des blessés.

    C’était un très bon camarade, très intelligent, en qui les pauvres perdent un véritable ami. Après la cérémonie qui aura lieu dans une petite église, restée seule au milieu des ruines, dont a parlé un « écho de Paris » de cette semaine, nous irons tous dans le pays voisin déposer la couronne du souvenir sur sa tombe.

    Merci, cher monsieur, de votre bonne lettre, merci de votre très affectueux souvenir, merci de votre offre généreuse, et permettez-moi de terminer cette lettre, car je suis gelé.

    Adieu, maintenant, les longues lettres, l’onglée ne nous permettra pas de correspondre longuement.

    Offrez, je vous prie, mon meilleur souvenir à Mme votre mère.

    J’ai reçu, hier, une carte de Marcel qui s’habitue dans l’Argonne, mais sa carte étant datée du 7, il devait être relevé quand je l’ai reçue il est maintenant à la 12e Cie.

    Recevez, cher Monsieur, l’assurance de mon amitié la plus sincère.

                                                 Signé : J. Perly. »

    J’apprends la mort du capitaine Deminuid, tué à l’ennemi, beau-frère de M. Chavane qui partage – avec moi – les veilles de l’ambulance.

    Notre cousin Georges Oudin reçoit confirmation – hélas ! – par une lettre de Jacques[1], de la mort de son cher petit Jean. Pauvre enfant ! Tué à 23 ans !!

    Je vais ce matin, à la cathédrale, à une messe que la conférence de St Vincent de Paul fait dire pour le repos de l’âme de Maurice Brosset, tué à l’ennemi, dans l’Argonne.

    Des morts, partout des morts !

    J’ai appris – hier à Cellettes – la mort de M. Pierre Pioger, entrepreneur de peinture à Cour-Cheverny, tué à l’ennemi ; jeune homme très actif, travailleur, devant lequel s’ouvrait un bon avenir. Toujours des morts !!! C’est navrant !...

    [1] Son fils aîné.