• 11 et 12 novembre 1914

    11 et 12 novembre

    C’est l’été de la Saint-Martin aujourd’hui et c’est pour cela qu’il pleut « à plein temps » toute la journée et qu’il fait froid.

    Tout est bouleversé dans le monde.

    La journée se passe sans rien de particulier et le soir je vais prendre mon poste de l’ambulance. À chaque fois que j’y vais - je donne – tantôt à l’un, tantôt à l’autre – 2 paquets de cigarettes aux blessés, et quelquefois aussi des noix aux 2 turcos. Pendant qu’ils dorment, discrètement, je dépose un paquet sur la table de nuit ou dans la poche du veston accroché au pied du lit. À leur réveil les braves jeunes gens sont heureux de trouver ainsi un paquet de cigarettes qui – dans le bleu des fumées du tabac – leur fera oublier leurs douleurs et leurs peines. Clerget, Bellot et Franchineau sont partis pour l’ambulance de convalescence de Romorantin, où – ont-ils écrit – ils sont moins bien, et Brunet – le bon cultivateur normand – est parti guéri pour son dépôt de Falaise, tout proche de chez lui. Je regrette leur départ.

    Hamida et Hassen – les 2 bons turcos – de la salle 2 sont passés dans la salle 1, et, dans la salle 2, trois blessés méridionaux (avec un très fort accent) des Pyrénées orientales et de l’Hérault, sont arrivés ces derniers jours.

    M. Chavane partage la nuit avec moi, sans rien de particulier à noter.

    Le jour paraît très beau et très clair, alors que la nuit a été épouvantablement agitée. Vers 2 heures, en effet, une tempête effroyable, réveillant les blessés, un vent terrible faisant craquer les arbres et les maisons, et une pluie torrentielle déversant des flots de pluie, ont déchaîné une vraie bataille des éléments.

    Blotti dans un coin ombreux de la salle, dans le silence des nuits, j’écoutais ces rafales arrivées au paroxysme de la colère, les charges furieuses du vent et les roulements sinistres de la pluie qui faisait rage sur les vitres des fenêtres ; et je pensais aux pauvres soldats dans les tranchées, dans les bois, exposés ainsi aux assauts des hommes et aux assauts de la nature. Je pensais aux pauvres marins, perdus en mer, sur leurs croiseurs, toutes lumières éteintes, exposés à la danse furieuse des flots, aux ruines explosibles lancées à propulsion, aux attaques sourdes et cachées des torpilleurs.

    Je pensais à leur brave aumônier, mon éminent et si bon ami, monseigneur Bolo ; debout, dans cette nuit de tempête, il devait prier devant son oratoire, demander à Dieu de ne pas les faire sombrer dans les fonds insondables de la mer, de préserver ses chers matelots, de protéger la France.

    Je pensais au « Waldeck-Rousseau » qui devait danser terriblement une « danse de tous les diables », tantôt émergeant, mal en équilibre - sur la crête écumeuse des flots, tantôt disparaissant dans le repli glauque d’un immense creux de vague, abîme mouvant, vallée d’épouvante.

    Je pensais à tout cela pendant cette nuit de veille, entre deux tasses de lait distribuées aux chers blessés.

    Et ce matin – après la colère – c’est le calme plat, le sourire de la nature, un soleil délicieux. Les rues sont jonchées de feuilles et de débris apportés par la tempête. Il fait beau. Ainsi va la vie ; la joie succède au malheur, le froid à la chaleur, la santé à la maladie. Il faisait mauvais, maintenant il fait beau. Après les jours sombres de la guerre viendront les jours ensoleillés ; après l’hiver des batailles viendra le printemps de la victoire.

     

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    Cellettes.- Rue du Pont.- 6 Fi 31/14. AD41

     

    Ce tantôt je vais à bicyclette aux Montils par la belle allée de la forêt, déjà toute parée de ses feuilles rousses d’hiver. Le sol est jonché des débris de l’automne, et les arbres montrent leurs branches nues et froides. Les corbeaux – dans les nues – jettent leurs cris rauques et lugubres. Je reviens par Seur et Cellettes et je suis, à la nuit, rentré à Blois.