• 10 novembre 1914

    10 novembre

    Je reçois une bonne et longue lettre de Robert, qui mérite d’être transcrite toute entière.

                                  « Paris, le 8 novembre 1914

    Chère grand’mère

    Cher oncle

    Vous devez vous demander si je n’ai pas été tué par quelque bombe allemande, par suite du long temps qui s’est écoulé sans que je vous donne de mes nouvelles. Je me porte bien, ainsi que mes parents, et jusqu’ici tout va bien à l’école[1]. Tous les soirs, en rentrant, j’ai des leçons à préparer pour le lendemain, et les notes que l’on a actuellement comptent pour l’obtention du brevet d’ingénieur.

    Je n’ai encore été interrogé que 2 fois en mathématiques où j’ai eu 17, et en technologie où j’ai eu 14 ; comme il faut 13 de moyenne pour le brevet, jusqu’ici cela va très bien ; j’espère que cela continuera.

    Je crains, cependant, que cette année ne soit une année de perdue car les élèves de ma classe sont les classes militaires 1916, 1917 et 1918. Or la classe 1915 va partir le mois prochain, 1916 au mois de mars ou avril, et – si la guerre n’est pas finie – 1917, dont je fais partie, vers juillet ou août.

     

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    1914 - Paris - A l’école militaire.- Le général Galliéni passant en revue les sociétés de préparation militaire - 5 novembre. 6 Fi 306/34. AD41

     

    Les classes 1916 et 1917 vont être soumises à un entraînement de préparation militaire ; nous ferons, très prochainement, 2 heures de préparation militaire par jour et des marches de 20 à 30 kilomètres tous les dimanches, à partir de dimanche prochain. Vous voyez donc, que je vais avoir de moins en moins de temps de libre à la maison ; je partirai à 7 heures du matin et rentrerai à 6 heures tous les jours, et mes dimanches seront pris, en grande partie.

    Peu importe, même si l’on ne nous appelle pas ; cet entraînement ne fera que de nous développer et de nous entraîner pour plus tard.

    J’ai été heureux d’apprendre que mon oncle a été maintenu dans les auxiliaires, il ne partira qu’en dernier – dans ces conditions – et n’ira pas au feu.

    Le musée de la guerre de chez nous[2] s’augmente continuellement ; quand je suis arrivé, j’ai trouvé un panier à obus allemand et 2 douilles de 75 ; depuis nous avons eu des balles anglaises, des balles allemandes, et – depuis hier – nous avons un fusil allemand en assez bon état et portant l’initiale de Guillaume : W surmontée de la couronne impériale. Nous avons commencé à le dérouiller, mais il y a encore du travail après pour qu’il soit très propre.

    C’est mon oncle[3] qui est au Bourget une semaine sur deux qui a tout cela ; il voit passer continuellement, là-bas, des trains de troupes, de blessés, de prisonniers, de munitions, de nourriture, de débris ramassés sur les champs de bataille ; il est passé cette semaine tout un train de munitions pris aux allemands. Nous sommes allés le voir l’autre dimanche, il m’a donné un brassard et je suis rentré dans la gare avec papa ; nous y avons vu des canons revenant du front, qui avaient été atteints par les obus allemands : roues brisées, cuirasse transpercée.

    Depuis 3 semaines que nous sommes à l’école nous ne sommes encore pas entrés dans les ateliers qui sont occupés par les élèves de 3e année, et ceux de 2e année de la classe 1915, qui réparent les autos militaires et font des obus. Il y avait l’autre jour à la réparation le gros canon de chez Martineau, l’épicier de Blois. J’y ai vu, également, des autos prises aux allemands que l’on répare pour réexpédier sur le front.

    À Paris, je n’ai rien remarqué d’anormal ; seulement de nombreuses autos militaires passent devant chez nous, prennent la route de Châlon ou celle de Soissons pour rejoindre le front. Toutes les portes de Paris sont barricadées et coupées de tranchées, il ne reste qu’un petit passage, des arbres abattus sont en travers les routes et toutes les casernes regorgent de soldats. Nous sommes allés tantôt à Vincennes qui est la garnison principale du camp retranché, on ne voit que des soldats de toutes armes : artillerie légère, artillerie lourde, dragons, infanterie, chasseurs à pied, automobilistes, aviateurs…

    En attendant le plaisir d’avoir de vos nouvelles, ainsi que de celles de tous les soldats de Blois que je connais, je vous embrasse de tout cœur.

    Votre petit-fils et neveu

                                  Signé : Robert Randuineau »

     

    La lettre de Robert est des plus intéressantes et montre certains aspects de Paris pendant la guerre, comme certains côtés de la vie des écoles.

    La préparation physique de la classe 1917 est déjà commencée ! Tout cela ne prouve pas que la guerre sera courte.

    Sur les fronts de guerre l’état se maintient à peu près le même. Dans le nord, la rive droite de l’Yser est dégagée ; Ypres – dit-on – avec ses uniques halles – est en flammes ; Arras est à nouveau bombardée. En Argonne la ligne reste la même ; autour de Reims également, ainsi que sur les hauts de Meuse.

     

    Ypres_bombardée

     

    Ypres bombardé.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (428)

     

    Je lis dans « l’Écho de Paris » la navrante constatation faite par M. Paul Delannoy, bibliothécaire de l’université de Louvain, au lendemain de l’incendie allumé par les sauvages qui détruisit l’unique, la merveilleuse bibliothèque.

    « La perte de la bibliothèque est irréparable, dit M. Paul Delannoy ; quantité d’ouvrages rares et précieux, plus de trois cents, des manuscrits, des chartes, ont été la proie des flammes. Aucune compensation pécuniaire ne pourra réparer ce dommage. Alors même qu’on transporterait à Louvain, après la victoire, l’une ou l’autre bibliothèque d’Allemagne, les nombreux ouvrages relatifs à l’histoire des Pays-Bas, et le fonds si riche de l’ancienne université ne seraient point remplacés. »

    C’est épouvantable !

    « La bibliothèque brûlait encore, continue-t-il, lorsque j’arrivais à Louvain, et le vent emportait de tous cotés des papiers enflammés ou calcinés. L’incendie ayant été allumé dans les parties inférieures du bâtiment et dans les dépôts de livres il n’y au aucun espoir de retrouver quoi que ce soit sous l’énorme monceau de décombres. »…

    Quel désastre irréparable !

    Les misérables !! Ils se vouent à jamais à l’exécration de toute la terre. Nulle victoire – tant victorieuse qu’elle soit – ne pourra réparer ces désastres. Ces merveilles, et tant d’autres, sont disparues à jamais.

    Les hommes – hélas ! meurent – ce sont de douloureuses épreuves – mais dans quelques années – le temps aidant – tempus edax rerum ! – les vides seront remplis, les noms – hélas ! – pour beaucoup – seront oubliés – oh ! que l’on ne me dise pas non, je connais assez les gens pour connaître l’ingratitude – la vie aura repris, l’herbe humaine – si j’ose dire – sera repoussée, et il n’y paraîtra plus de ces terribles hécatombes actuelles. Pauvres et chers soldats qui tombez dans l’oubli !

    Votre mort en est plus belle !

    Mais de tous ces chefs-d’œuvre, de toutes ces merveilles, rien ne les remplacera. Il y en aura d’autres, ce ne sera pas celles-là. On les oubliera, cela est certain, mais leur vide sera toujours là…

    Pertes irréparables, dit M. Paul Delannoy.

    [1] École nationale des Arts et métiers de Paris.

    [2] Mon beau-frère collectionne ce qu’il trouve de la guerre actuelle ; il a raison. Moi aussi j’aimerais cela, mais ici – à Blois – je ne puis rien trouver.

    [3] Chef de gare à la Cie du Nord