• 8 et 9 mars 1915

    8 et 9 mars

    Quel temps froid aujourd’hui ! Il vente, il neige, il gèle ; le temps est bas et couvert.

    Je reçois deux jolies cartes de Paul Verdier. L’une représente : « Saint-Florentin (Yonne) les escaliers de la montagne » et « Evry (Aube) La rentrée des foins par la route de Chessy ». La première est très pittoresque, la seconde est très poétique : le vent bruisse, là, dans les peupliers dont les feuilles miroitent au soleil de juin et mille senteurs embaumées s’échappent des voitures chargées de foin.

    « Ne plus mettre de nom de ville sur mes adresses seulement secteur 29 – Train Sanitaire Imp. n° 1 de l’HE5.

    Samedi 6 Mars 1915

    En cours de route 7 h 1/2 du soir

    Mon cher Paul

    Débordé aujourd’hui ; à peine revenu de notre voyage de Clermont-Ferrand, hier matin qu’arrivé à Évry (Aube) on nous donne l’ordre, ce matin samedi, à 7 h de partir pour Troyes. À 9 h 10 arrivée en gare ; j’avais un travail de bureau très pressé ; voila qu’on m’apporte mon courrier et colis, pendant qu’on chargeait les blessés et malades dans chaque wagon. Je n’ai pas eu le temps tout d’abord de lire les lettres nombreuses, ni de défaire les colis, car il fallait que je termine une polycopie, les feuilles d’état nominatives des blessés et les feuilles de diagnostics. De plus il fallait que je les distribue aux infirmiers des 37 wagons de blessés : puis monter dans chaque wagon remplir les feuilles en interrogeant chaque blessé sur son origine, régiment, etc. etc.

     

    évacuation blessés trains

    Évacuation des blessés par train sanitaire.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (571)

     

    À midi 20 le train part. On quitte Troyes pour, peut-être, Montpellier, et mangeant en route au galop dans mon compartiment de 1ère classe dont la portière est brisée (je suis à tous les vents et pluie) au prochain arrêt je monte dans un wagon continuer mon travail et c’est alors qu’ayant fini de faire l’état nominatif des 9 blessés du wagon je pus lire ta lettre appuyé sur un brancard, car ce n’était que des blessés légers.

    Merci, mon brave Paul, de penser ainsi à moi et d’avoir grossi le paquet que mon père devait me remettre. Merci ! Grand Merci ! Que te dois-je ! Mon cher pour toutes ces bonnes choses qui me font, certes, bien plaisir, car en cours de route, je déguste tout cela, ou bien quand nous sommes garés dans un village ou bien quand nous sommes arrivés à destination. Quel regret de n’avoir pu te voir ! Et quel mal cela t’a donné. J’en suis confus. La cause de tout cela c’est l’erreur de ma dépêche envoyée la veille au soir, mise au télégraphe à Bordeaux, à 7 h et arrivée chez mon père à 9 h 1/2 du soir.

    Mon médecin-chef, Dr Rogier, m’avait parlé de 3 heures après-midi, et dans mon calcul le train devant arriver entre 11 h 1/2 et 12 h 1/2, son observation m’a fait changer l’heure. Voilà pourquoi, tous vous êtes venu pour rien. Le Dr Rogier le regrette bien autant que moi.

    Arrivé à destination je t’écrirai et répondrai à ta lettre.

    Merci, grand merci, mon cher, et bonnes amitiés.

    Signé : Paul

    Secteur postal 29 – Train Sanitaire Impr. n° 1 de l’HE5

    Ne plus mettre Troyes.                  (Samedi 6 Mars 1915) »

    Avec ce bon Paul qui, dans les multiples pérégrinations à travers la France ne m’oublie pas, je vais avoir une belle collection de cartes postales illustrées.

    J’arrive à l’ambulance ce soir par un froid vif et avec des rafales de neige. Un malade à été évacué dans une chambre à part parce que l’on craint pour lui la scarlatine ou la rougeole. Ah ! Diable ! Les malades de la salle 3 sont actuellement, en suivant les lits par ordre : Jégoux[1], Papin[2], Larchey[3], Charles Viard[4], Quarentin[5], Habetz[6], Mêmereau[7], Brangé[8], Meunier[9], Meignan, Amouroux[10].

    La nuit se passe comme les précédentes. Au dehors le vent souffle en tempête, oh qu’il fait froid !

    À 8 h 1/2 (le soir) M. Chavane vient me rendre visite dans ma salle, aussi – ce matin – à 6 h – je lui rends sa visite à la salle 1 ; je ne suis pas en retard pour faire mes visites ! Là, j’apprends que le brave Boutet[11], Buon[12], Roumagnac[13] partent mercredi – demain – pour Chaumont ; que Viau[14], un des plus anciens en date à l’ambulance, avec d’autres partent pour Romorantin tenter le conseil de réforme. Le gentil Guibert[15], m’offre une photographie du groupe de la salle 1, avec les deux infirmières ; il y a Boutet qui préside, au centre, assisté de Chouel l’algérien, qui a dans ses bras une petite poupée noire, de Tardy qui n’est pas mauvais diable quoique venant des bataillons d’Afrique, de Guibert, de Buon, de mesdames Denoël et Schiffer, infirmières, et de Magloire, garçon de salle. Cette photographie me fait plaisir et je l’emporte enchanté. Je fais mes adieux à Boutet, un brave et bon garçon, et à Buon. Je remonte à la salle 3, mon petit Charles me donne un éclat d’obus ; comme on ne me donne jamais rien je trouve tout cela très bien et j’emporte ces souvenirs. Je quitte l’ambulance à 8 h passées, emmitouflé, traversant la bise glaciale qui souffle en tempête. Je m’arrête - en passant – à la cathédrale, monseigneur l’évêque termine la messe qu’il célèbre tous les mardis pour les soldats.

    En rentrant je trouve des lettres.

    C’est M. Riffault qui m’écrit :

    « J’espère que vous êtes tout à fait rétabli, et que vous avez repris votre service de dévouement pour l’armée. – Nous allons tous bien ici, et le jeune Jolain est très ardent dans son service. Quant à mon fils cela ne va pas aussi bien que nous voudrions : la radiographie vient de découvrir deux petits fragments d’os qui gênent l’articulation du genou : on va probablement les lui enlever ; mais cela retarde d’autant la guérison… »

    Le colonel Nitot m’écrit :

    « 7 Mars 1915

    Cher monsieur

    Vous avez parfaitement bien fait et je vous remercie d’avoir pris une initiative aussi légitime étant donnée mon ignorance des besoins de l’ambulance… Bonnes nouvelles de mes neveux. Tout va bien du reste. Mille amitiés.

    Signé : E. Nitot »

    Paul Robert m’envoie une carte de La Couronne représentant les ruines d’une superbe abbaye des XIIe et XVe siècles ; il me dit avoir reçu ma lettre.

    La Grèce, ou plutôt le roi de Grèce a mal agi, il lui en cuira. M. Zaïmis ne peut former un cabinet, c’est bien fait. N’en parlons plus et attendons les évènements.

    [1] de Bretagne

    [2] de la Sarthe

    [3] de Saint-Prest, près de Chartres

    [4] mon petit fusilier marin

    [5] de la Sarthe

    [6] de La Turballe (Loire Inférieure)

    [7] des environs de Parthenay

    [8] de Saint-Gaudens (Haute-Garonne)

    [9] d’Eure-et-Loir

    [10] de l’Ariège

    [11] de Limoux (Aude)

    [12] artiste lyrique à Paris

    [13] des Pyrénées Orientales

    [14] des Côtes-du-Nord

    [15] de la Charente Inférieure