• 7 mars 1915

    7 mars

    Temps de giboulées !

    Berthe nous écrit :

    « Paris, 6 mars 1915

    Ma chère Mère

    Mon cher Paul

    Du coup ça y est ! Ce matin les journaux annoncent le recensement de la classe 17[1] qui devra être terminé le 1er dimanche d’avril, donc le jour de Pâques, la révision sera passée aussitôt dans la courant d’avril très probablement et le départ ensuite… Prions Dieu afin que le grand changement qui est la fin de cette guerre, et qui est tant attendu, arrive avant que ces pauvres enfants aient terminé leurs classes, car si ça dure encore jusqu’à la fin de l’année, au mois de juillet ou août ils partiront au front. En attendant il travaille toujours bien fort, ce pauvre grand, mais il est moins fatigué qu’aux omnibus, ce n’est pas le même travail et puis il est avec ses amis, la société des gars d’zarts[2] s’augmente tous les jours chez Delage, ils sont 5 de Paris, 2 de Lille et 1 de Châlons ; sans compter le fils du patron qui est également de la classe 17…

    Nous allons commencer une grande période de batailles, les soldats commencent à prévenir qu’ils n’écriront plus pendant quelque temps et qu’ils ne pourront plus rien recevoir. Que de pauvres gens qui vont rester ! Le fils Patrouix, qui est toujours bien placé, est du côté de Mesnil-lès-Hurlus, en pleine Champagne, l’endroit où on se bat sans répit depuis 10 ou 12 jours, le père est très inquiet et sans nouvelles depuis le commencement de cette bataille.

    Je vous embrasse de tout cœur

    Signé : B. Randuineau.

    Pierre Barrault doit partir ce mois-ci, j’ai appris qu’il était reçu « bon pour le service ». Madame Hersant[3] nous écrit : « … cet avenir si inquiétant avec tant de ruines ; chez beaucoup, pour ne pas dire presque chez tous, il ne faut pas compter sur les loyers, il y en a qui pourraient payer, mais qui profitent du moment. Si seulement on en prévoyait la fin, mais hélas !

    Comment déloger ces barbares de tant de départements qu’ils occupent et de cette admirable Belgique, dont – dans leur vengeance – ils détruiront ce qui reste.

    Marie[4] rentre du marché, elle me dit que l’on doit licencier les écoles communales le 15 pour les transformer en ambulances pour recevoir des blessés que l’on attend. (Est-ce vrai ? n’est-ce qu’un propos en l’air ? Souhaitons-le.)… »

    J’ai écrit, hier au soir, à Paul Robert, je reçois une lettre de lui ce matin ; elles se sont croisées.

    « La couronne 5 mars 1915

    Bien cher ami

    … Tu me demandes d’être philosophe, mais je crois que, sans me vanter, depuis cette guerre je l’ai été plus que jamais, peut-être un peu trop parfois ; mais heureusement, je savais que dans les heures les plus sombres il ne faut jamais désespérer d’En haut ; c’est - je crois – ce qui m’a tenu le moral si haut ; car je suis fier de te le dire, mon cher ami, rarement le découragement est venu me visiter, alors que j’en voyais tant d’autres, à mes côtés, qui, parfois, soupiraient après toutes sortes de choses impossibles à l’heure actuelle, d’où un découragement qui les tenait souvent bien longtemps.

    J’ai reçu, au commencement de cette semaine, une bien bonne carte de ma sœur Madeleine[5] – elle est bien heureuse de m’annoncer que le 19 mars aura lieu sa prise d’habits. Elle comptait tant sur moi l’année dernière pour l’assister dans cette si belle cérémonie, mais, hélas ! Les événements en ont décidé autrement, il faut se résigner. Je te demande, mon bien cher ami, de ne pas l’oublier dans tes prières ce 19 mars, afin que Dieu l’aide à accomplir ce grand sacrifice. Ma sœur Madeleine avait été pour moi, depuis son retour de pension, comme une seconde maman pour moi, et je n’oublierai jamais l’affection qu’elle me portait.

    Je n’ai toujours rien de nouveau à t’annoncer pour mon doigt ; le major n’est pas revenu depuis sa visite de dimanche quinze jours, de sorte que j’en suis toujours au même cran.

    À bientôt le plaisir d’avoir de tes nouvelles, mon bien cher Paul, je t’envoie une affectueuse poigné de main.

    Signé : Paul Robert. »

    La Grèce, depuis plusieurs jours, semblait vouloir se joindre à la Triple-Entente et se battre à nos côtés. Mais le grand homme d’état grec, M. Venizélos, partisan de la guerre contre le bloc austro-allemand-turc, n’ayant pu s’entendre avec son souverain, le roi Constantin, vient de donner sa démission de président du conseil des ministres. Le roi l’a acceptée et a chargé M. Zaïmis de former un nouveau cabinet. Le peuple grec manifeste ses sympathies pour la France et acclame M. Venizélos. Que s’est-il passé chez le roi Constantin ? Que prévoit-il ? Et que veut-il ? Son attitude est très incertaine, elle pourra avoir pour la Grèce de regrettables résultats !...

    Athènes ! Athènes !! L’heure est grave !... »

     

    venizelos

    Eleuthérios Venizélos, premier ministre grec.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (429)

     

    Comme mon petit fusilier marin est souffrant, le Docteur ne permet pas qu’il sorte, d’autant qu’aujourd’hui il fait froid et qu’il pleut par giboulées.

    Je vais donc passer la 1/2 journée auprès de lui à l’ambulance ; cela le remet et lui rend sa gaieté, car ce matin – paraît-il – lorsque le Docteur lui annonça qu’il ne sortirait pas – il se prit à devenir triste, et, à déjeuner, ne mangea presque pas. Aussi, ma visite l’égaie-t-elle. Nous jouons aux dames, regardons des journaux illustrés que je lui apporte, causons, plaisantons ; bref la 1/2 journée se passe gaiement.

    Lorsque j’arrive dans la salle 3 les lits de Mêmereau et de Larchey sont très entourés. Mêmereau reçoit la visite de sa femme et de sa belle-sœur, coiffées – toutes deux – du joli bonnet de Parthenay (Mêmereau habite les environs de Parthenay) ; elles sont heureuses de me voir, parce que leur mari et beau-frère leur a parlé de moi. Larchey, lui, est entouré de sa mère habitant Saint-Prest (près Chartres) – son pays – son oncle (habitant Paris) et son frère (garde-républicain). Ces braves gens me remercient et me disent qu’ils sont heureux de savoir leur cher blessé ici, et si bien soigné.

    Ils s’en vont bientôt pour rejoindre leurs trains. Monsieur Florance, administrateur général des deux hôpitaux (1 et 1 bis) entre dans la salle et vient me serrer la main. Ayant appris que M. Eymieu[6], attaché au service des entrées (1 bis) est parti – appelé par la mobilisation – j’avais écrit hier à M. Florance pour le remplacer. Il me rend alors, de vive voix, sa réponse ; tout d’abord il me remercie de mon offre, mais s’empresse de me dire que le service fait par M. Eymieu n’était pas très important, qu’il jouait « le rôle d’une cinquième roue à un carrosse » - ceci il me le dit, et me le redit plusieurs fois, à haute voix, dans la salle 3 – et qu’il me réserve un rôle plus important. Il m’annonce que je suis du comité de la Croix-Rouge, et qu’au cas où il tomberait malade ou s’absenterait, lui M. Florance, ou M. le commandant Brenet, ou M. Gaudin, de les remplacer les uns ou les autres. C’est pour moi beaucoup d’honneur, mais j’accepte ne voyant que le bien à faire à une si belle œuvre de charité et de patriotisme. Me voici donc administrateur suppléant ou administrateur adjoint.

    Mais que penser de M. Eymieu qui était si fier de son rôle, et n’en parlait jamais sans enfler la voix et sans se redresser fièrement. Ce n’était – suivant l’aveu de M. l’administrateur lui-même – que le rôle inutile « d’une cinquième roue à un carrosse ! » Comme voila bien le rôle le plus couru, le plus suivi et le mieux (?) porté ! Tout cela pour la galerie et les badauds – dont je ne suis pas – qui s’y laissent prendre « attaché à ceci, appelé à cela ! » Ils sont tous quelque chose – où il n’y a rien à faire – et ils ne sont rien du tout. Les voilà bien les gens !

    Combien je préfère mon rôle ignoré – que je garderai quand même – de veilleur de nuit. Là, dans l’obscurité de la nuit, dans le silence, pendant le sommeil des blessés ou malades, on fait le bien sans bruit, on lutte contre le sommeil ; on frôle la contagion, on soulage, on enlève les misères morales et du corps. Et personne - pas même mesdames les infirmières – ne savent le bien fait par les veilleurs de nuit. C’est pourquoi – du reste – ils sont si peu nombreux.

    Il y a – il est vrai – veilleur et veilleur. Il en est – et j’en connais – dont les malades se plaignent et parce qu’ils dorment et ne s’occupent pas d’eux. Dieu m’est témoin, et les malades et blessés en témoignent, que ce n’est pas moi.

    Je vais voir Vandaël et Gardeil à la salle 4, Charles m’accompagne, et je quitte l’ambulance à 7 heures. « À demain soir ! – Vous venez demain soir ? – mais oui !! » Et les regards des blessés s’illuminent de joie « À demain soir ! »…

    [1] la classe de Robert

    [2] les élèves des écoles des Arts et Métiers

    [3] Boulevard Voltaire à Paris

    [4] sa domestique

    [5] Religieuse en Hollande, par application de la belle devise de liberté - fraternité - égalité - instaurée en France par la République

    [6] demeurant à « La Terrasse » rue de la Butte à Blois.