• 3 mars 1915

    3 mars

    Hier au soir alors que j’étais à mon bureau, deux petites filles viennent sonner « Monsieur nous venons de la part de ma Sœur Marcelle vous dire que le petit Viard part jeudi pour Chitenay. » Cette nouvelle me plonge dans la joie et dans la tristesse. Joie de savoir Charles mieux et tristesse de le voir s’éloigner de Blois.

    Aussi ce soir vais-je à l’ambulance le voir avant son départ. Mais en arrivant j’apprends par le commandant Brenet et par Mme Lemaignen ensuite que son départ est différé ; le Docteur s’y oppose et il a raison, parce qu’il souffre beaucoup de sa périostite. J’entre dans la salle 3 et le trouve le bras bandé, jouant au jeu de patience – lui qui n’en a guère – avec Amouroux ; il est pâle, il lui vient des boutons, c’est l’anémie qui le gagne ; le Docteur parle de faire un sondage à son poignet afin de voir s’il y a abcès et s’il y a du pus.

    Il souffre, me dit-il, mais n’a pas perdu de sa bonne humeur. Ce matin cependant, me dit ma Sœur Marcelle, il a failli pleurer ; Charles dit que non, qu’il n’était simplement qu’attristé, cela se comprend. Le pauvre enfant ! Au dehors il fait un temps idéal de printemps, le soleil resplendit, les oiseaux chantent, j’ai mille peines à le faire sortir au jardin où il doit faire si bon. Il y consent.

    Nous allons voir Vandaël et Gardeil (salle 4), je demande la permission à Melle Burat, infirmière de cette partie de la salle qui me répond très aimablement que « je suis chez moi à l’ambulance et que je peux faire comme je voudrai. » Voilà, au moins, des paroles aimables.

    Vandaël fait des merveilles avec des perles pour se distraire (des bagues, des chapelets, des colliers, des encadrements, etc.). On dirait qu’il n’a jamais fait que cela, et – de son métier – il est débardeur ; ce n’est pas la même chose ; Il emploie ainsi – très agréablement et très utilement – son temps d’hôpital ; il est très bon garçon malgré son apparence plutôt commune : l’apparence – en voilà la preuve – n’y fait rien. Voici le petit Gardeil, plus distingué, plus jeune, toujours souriant ; c’est un phénomène car il a onze doigts aux mains, il en avait douze, un doigt lui a été coupé. Voici aussi le gros Saju, le « réjoui-bontemps » de l’ambulance, qui excellerait dans les rôles de Polin ; voici aussi ce bon Le Daniel, qui va de mieux en mieux, et a voulu me donner, l’autre jour, une carte postale illustrée de son pays (il est d’Auray) représentant « les pèlerins à la fontaine ». Nous descendons dans le jardin. Dans l’escalier nous rencontrons un pauvre blessé qui est remonté sur une civière ; il vient d’être opéré d’une hernie et dort encore. Le pauvre homme ! Il y a quatre opérations ce soir, dont deux de hernies. Larchey (le paysan d’Eure-et-Loir) qui parle toujours de « grouiller » est opéré de son éclat d’obus à la cuisse.

     

    6_Fi_306_00059

    Sur le Front.- Carte patriotique.- 6 Fi 306/59. AD41

     

    Dans le jardin il fait une douce température, les violettes se montrent. Nous faisons plusieurs tours puis nous rentrons. Nous continuons le jeu de patience commencé jusqu'à l’heure de la « soupe » qui sonne à 5 heures 1/4. Charles descend alors à la salle à manger, je lui dis « à demain ! »

    Le Docteur Croisier, assisté de madame Croisier, accompagné de madame Lemaignen, tombe dans la salle alors que le dîner commence. Melle Barbier et ma Sœur Marcelle alors s’empressent, le dîner s’arrête. Je fais manger Mêmereau, je verse à boire aux uns et aux autres, enlève le lait qui se sauve de sur le feu, distribue du pain. Enfin la visite du Docteur s’achève et le dîner aussi.

    Je quitte l’ambulance avec les dernières lueurs du jour. Pendant ces quelques instants passés j’ai pu rendre quelques services ; mademoiselle Barbier me remercie.

    Un infirmier me disait tantôt qu’un ordre était arrivé aux ambulances de France d’avoir à tenir prêt pour le 5 mars, je ne sais plus combien de centaines de mille lits, et d’évacuer, le plus possible, les blessés valides.

    Si la chose est vraie, elle nous annonce décidément le « grand coup ».