• 22 et 23 mars 1915

    22 et 23 mars 1915

    Voici une carte de René Labbé, représentant, à la cathédrale de Meaux, le monument de Bossuet. Ce pauvre René qui a attrapé la gale, dans les tranchées allemandes, est évacué, en effet, dans une ambulance de Meaux.

     

    cathédrale de Meaux

    La cathédrale de Meaux.- Agence photographique Meurisse.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2676)

     

    « René Labbé, adjudant 23e du 231e Dépôt des éclopés, Meaux Seine-et-Marne. 

    15 mars 1915

    Cher monsieur Paul

    Vous aurez su, sans doute, mon évacuation à Meaux, et peut-être la visite de ma famille ?

    Je suis heureux, pardon ! Nous sommes heureux de profiter de cette joyeuse circonstance, au milieu de la tempête, pour vous adresser nos meilleurs sentiments.

    Signé : R. Labbé. »

    Voici aussi une longue lettre de l’abbé Perly datée du 17 mars, et que je reçois aujourd’hui.

    « 17-3-1915

    Mon cher ami

    Votre lettre du 13 m’est arrivée hier soir 16, au moment où je revenais à 2 kilomètres en arrière du fameux V…[1] dont les communiqués vous parlent, j’y réponds immédiatement, sous les chauds rayons d’un soleil printanier, toujours au son du canon furieux et frémissant, de la bonne besogne qu’il a fait encore ces jours derniers dans notre secteur.

    Rassurez-vous tout d’abord sur ma santé, si je suis parfois anéanti par une fatigue excessive, l’état sanitaire reste excellent. Oui, malheureusement, nos petits succès nous coûtent cher et nous sommes, brancardiers, assujettis à un travail très pénible. Que voulez-vous, nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre quand nous sommes témoins de l’héroïsme de nos chers petits soldats, nous surtout qui ne sommes pas exposés comme eux ; certes quelques balles perdues, quelques obus à la recherche de nos pièces, nous font entendre parfois une mélodie peu agréable, mais heureusement je suis sorti jusqu’ici sain et sauf et je veux croire que le Bon Dieu me continuera sa Divine Protection.

    Certes la grande guerre est terrible, aucune relation de journal, aucune photographie ne peut en donner une idée, et quiconque n’est pas témoin de cette lutte gigantesque ne peut se figurer ce qu’elle est.

    Vauquois ? Je puis vous en parler puisque les journaux en ont donné des détails officiels (voyez Petit Journal des 16 et 17 mars). Le village est presque totalement à nous, sauf le cimetière, dans les caveaux duquel les boches sont fortifiés !!! Et que nos généraux ne veulent pas faire bombarder. Ce pays a été témoin d’actes vraiment surhumains et nos petits soldats, dont beaucoup sont du pays[2], s’y sont conduits en héros ; ils s’y défendent comme des lions et font subir-là, des pertes cruelles à cet ennemi sauvage.

    Je vous remercie, cher ami, de l’intérêt que vous accordez à mes chers parents, je vous remercie de les avoir fait payer, car je crains toujours qu’en notre absence, par des temps aussi durs, ils soient en but à la misère en même temps qu’aux angoisses ; je serais heureux que vous acceptiez leur déjeuner quand vous irez vérifier vos travaux.

    Oui Marcel va bien, hier soir encore j’avais de ses nouvelles, il est fatigué car ils en sont à leur 30e jour de tranchées dans un secteur assez fatiguant où ils sont sans cesse à la merci des attaques. Il me disait dans une de ses lettres qu’ils ne gagnaient pas beaucoup de terrain, mais qu’ils faisaient une quantité considérable de victimes, tant mieux, l’anéantissement des boches sera, je crois, la raison sine qua non d’une demande de paix de la part d’un état-major aussi insensé qu’orgueilleux. Vous avez appris sans doute, par sa lettre, qu’il était caporal, tout pénétré de ses devoirs de gradé, comme il l’était de sa simple fonction d’agent de liaison ; il continue à se battre en brave, comme il se conduit en très bon chrétien.

    Oui le temps passe, le printemps approche et j’en suis heureux, car – comme vous le dites – il fleurira sur les tombes bien humbles, mais glorieuses de nos braves. Je pense, ce soir, en fleurir une, celle d’un neveu du père André, de la Bretonnière ; il est ici dans le cimetière à l’ombre d’une pauvre église bien délabrée et percée de multiples trous d’obus. Quelle prière fervente je ferai de nouveau et quelle larme pieuse je verserai sur cette tombe d’ami d’enfance !

    Vous m’interrogez sur la fin de la guerre et sur un voyage à Berlin ? Je ne crois pas que nous foulions beaucoup le sol teuton mais ce que je crois fermement, c’est que l’effort allemand étant colossal, et leurs pertes d’hommes très sensibles, à chaque attaque, l’Allemagne a une armée qui s’use et qui ne tient tête que grâce aux positions acquises, positions – certes – très avantageuses, et qu’alors à bout de ressources ils accepteront n’importe quelles conditions de paix dès qu’ils seront rentrés chez eux ! Quand ?? Bientôt.

     

    6_Fi_306_00077

    Guerre 1914.- Batterie allemande battant en retraite.- 6 Fi 306/77. AD41

     

    J’en suis de plus en plus persuadé pour de multiples raisons que je ne veux pas énumérer sur cette lettre, ce serait trop long. Demandons au Bon Dieu que cette prévision ne soit pas vaine.

    Tous nous y avons avantage.

    Le Carême se passe tristement me dites-vous, mais je crois qu’il peut se passer très pratiquement, car quel temps fut plus fécond en sacrifices de toute nature.

    Merci, mon très cher ami, de votre pieux souvenir et de vos vœux si affectueux à l’occasion de la Saint-Joseph ; j’y suis d’autant plus sensible qu’il m’est agréable de voir que la longue séparation n’a eut pour effet que de resserrer nos liens d’amitié, aussi je vous redis un très cordial merci. Daigne Saint Joseph exaucer vos souhaits et me ramener sain et sauf au milieu de vous. Pourtant si Dieu juge ma vie utile au salut de notre France bien aimée, vous savez que le sacrifice en est fait. Que le Dieu des armées accepte vos prières dans le sens qu’Il lui plaira.

    Vous avez jugé mon silence trop long, pardonnez-moi, j’attendais de vos nouvelles et vous aurais écrit d’ici peu. Ne m’en voulez pas si j’écris plus régulièrement à l’ami Huguet, qui porte le nom de l’archange dont demain c’est la fête, mais je lui fais toujours réponse à une correspondance tri-mensuelle.

    Quant aux souvenirs qu’il peut avoir de moi, qu’il ne s’en orgueillisse pas, car il n’en est que l’humble dépositaire, et je me réserve d’en faire la distribution dès mon retour.

    Si la chose est possible, je vous enverrai un souvenir boche, dans ce cas je joindrai au colis, ma montre qui n’a plus de remontoir. Dans le cas où vous la receviez avant votre voyage à Gy, je vous demande de la remettre à mes parents.

    Je termine cette lettre pour mettre ma correspondance à jour ; je vous demande, avant, de présenter à madame votre mère mon respectueux souvenir.

    Agréez, cher ami, l’assurance de ma plus fidèle amitié.

    Signé : Joseph Perly. »

    Ce soir je vais à l’ambulance pour mon service de nuit. Rien de particulier à signaler, si ce n’est qu’il n’y a que sept malades dans la salle 3, et la nuit se passe calme, trop calme, et, partant, trop longue.

    Au matin, suivant l’habitude, j’entre à la cathédrale ; Monseigneur l’évêque célèbre la messe pour les soldats.

    Voici une carte de Dargent, datée de Romorantin, du 18 mars.

    « Monsieur Legendre

    J’ai bien regretté de ne pas avoire pût vous dire aurevoire avant que de quitter Blois mais je pence que M. le commandant et ma Soeure Marcelle aurons exprimé mes regrets que j’ai eut. Je vais passé la visite de la commission à une heure 1/2. Bien le bonjour de ma part à Mme Legendre, à ma Sœure Marcelle et à mon ami Viard que je n’est pas eût le plaisire de voire longtemps ; toujours votre tous dévoué ami.

    Signé : Dargent Patrice

    14e Territorial d’infanterie

    Rue Burgère, n° 11

    Amiens (Somme) »

    Sa carte représente le château de Blangy (Seine-Inférieure.)

    Quelques passages d’une lettre de Madame Hersant, de Paris :

    « …Mon petit-fils qui a repassé la révision a encore été réformé pour maladie de cœur, ce n’est pas rassurant cependant car cela vous laisse une appréhension pour l’avenir. Je sais que monsieur Paul est toujours admirable de dévouement pour les blessés, en leur prodiguant ses soins et bien des choses qui leur font bien plaisir, c’est là de la bonne et vraie charité chrétienne… »

    La correspondance est vraiment chargée ; voici trois cartes de Paul Verdier. Une représentant la place de l’Hôtel-de-ville à Châlons-sur-Marne :

    « Mon cher Paul. En relisant ta lettre après avoir fermé mon enveloppe, tu me demandes où est Pignot[3] ? Il est médecin aide-major de 1ère classe réserve – Hôpital annexe n° 32 à Sens.

    Odinet[4] est médecin aide-major de 1ère classe, ambulance 14 (sur le front en Argonne) secteur postal 9. Pierre de Person[5], capitaine d’état-major d’une brigade, groupe Chaudagnes (6e corps) secteur postal 149.

    À bientôt de tes nouvelles, bien cher Paul.

    et bien amicalement à toi.

    Signé : Paul. »

    Une autre carte représentant à Lyon : Notre-Dame-de-Fourvière (l’abside) :

    « Gare de Lyon-Vayse, 17 mars

    Mon cher Paul

    En route depuis hier mardi matin nous avons dépassé Lyon à 9 heures ce matin, et filons vers Montpellier. Voici le pont d’Avignon et le temps est radieux. Paysage superbe ; le Rhône, avec ses montagnes, ses villes curieuses en monuments ; tout cela magnifique. Quel beau temps ! Que n’es-tu là, avec moi, pour rire ! Amitiés bien sincères.

    Signé : Paul. »

    Une carte de Castres (la 3e) représentant : «  Le Sidobre - Roc de l’Oie. » (mise à la poste à Cette, Hérault)

    « Castres -18 Mars 1915.

    Bon souvenir de la Montagne noire.

    Bonnes amitiés. Signé : Paul Verdier »

    Ce bon Paul, vraiment, ne m’oublie pas.

    Voici, maintenant reçue hier matin, une autre lettre de Dargent :

    « Romorantin, le 20 mars 1915

    Monsieur Paul Legendre

    J’ai passé jeudi dernier la vissite de la commission et je part pour un moi en convalescence chez M. Coussin Blany-sur-Bresle[6] Seine-inférieure où j’ai une de mes sœur car je n’est pas le droit d’aller dans le département de la somme.

    Je pence partir lundi 22 mars et ci j’ai du temps à moi à la gare je ferais tous mon possible pour aller vous dire bonjours car sa ma beaucoup ennuier de ne pas pouvoire vous dire aurevoire en revenant de Chitenay. Bien le bonjour de ma part à Madame Legendre, à ma Sœur Marcelle et à mon ami Viard. Toujours votre tout dévoué ami qui vous serre la main.

    Signé : Dargent Patrice »

    Hier, donc après-midi, (j’avais omis de le dire hier) vers 1 h, je me suis rendu à la gare, à l’arrivée du train de Romorantin, espérant y voir ce brave Dargent. Le train arriva, des soldats en descendirent, mais Dargent n’y était pas.

    Je redescendis de la gare désolé de ne pas revoir ce brave homme et pour comble de malheur, en arrivant à la maison, je trouve dans la boîte-aux-lettres une carte de Paul de Bellaing, qui était venu pour me voir !

    Ce n’est pas de chance.

    Ce tantôt, il fait un très joli temps. Je vais à Chitenay, comme il a été convenu.

    Je dois dire que dimanche j’ai reçu une bonne carte de Charlot, représentant le château façade sud :

    « Monsieur Paul.

    Aujourd’hui c’est moi qui vous écrit ; la fièvre a disparu et je me lève, enfin ça va un peu mieux ; Je suis toujours fatigué et je n’ai pas de forces ; enfin avec ce temps là j’espère bientôt être rétabli. Bonjour à Mme Legendre.

    Votre ami qui vous serre la main.

    Charles Viard »

    Cette bonne petite carte me cause un grand plaisir.

    Ce matin mardi, j’ai reçu de Charles la carte suivante représentant « Le château, groupe de Versailles. »

    « Monsieur Paul

    J’ai reçu votre lettre qui m’a grand fait plaisir. Aujourd’hui je suis en bonne santé. Gallon m’a fait les commissions, je vous en remercie beaucoup. Je vous attends demain à moins qu’il ferait mauvais ; mais j’espère qu’il fera beau.

    Je finis en vous serrant la main.

    Signé : Charles. »

    Donc voilà Charlot mieux et sur pied. Je vais voir cela de visu ; enfin ! Je pars vers midi et demi et je suis à Chitenay vers 1 h 3/4. De loin, avant d’arriver, j’aperçois des silhouettes qui vont, qui viennent, à la grille habituelle d’entrée ; je devine que l’on m’aperçoit – dès que j’atteins l’allée – parce que – précipitamment – les silhouettes disparaissent à droite et à gauche de l’allée, puis toutes vont à gauche. Une farce se prépare. En bon renard je la prévois et me tiens sur la défensive. Arrivé à la grille je mets pied à terre et – à pas de loup – avec une prudence d’Apache – celui de l’Amérique – j’avance résolument. Bientôt je découvre mes gars, Charlot et Gallon, cachés derrière un buisson. Découverts !

    « Bonjour M. Paul ! – Bonjour Charlot ! Bonjour Gallon !! Comment ça va ? Et qu’est-ce que tu as eu comme cela ? Avance que je vois ta frimousse. »

    Le cher petit est pâle, mais cependant il va mieux ; il n’a plus de fièvre, il mange bien, il dort bien. Où a-t-il eu cette rechute ? Il pense que c’est de s’être couché sur l’herbe, au soleil, comme les autres ; où il a pris froid. Enfin il va mieux ! C’est le principal. Je m’aperçois qu’il s’est fait raser sa moustache, qui commençait à pousser.

    « Farceur ! – Ah ! elle repoussera bien ! - Oui ! Mais cela te donne l’aspect d’un marin anglais ! – Aoh ! Yes !!... »

    Nous nous acheminons vers le château. Voici le général Gervois, voici Picot (avec sa main coupée), voici Darras, voici Boivin, etc.

    Nous allons par le parc et revenons pour le goûter. Mme Fayard, l’aimable et dévouée infirmière, a fait pour Charles un bon lait de poule ; mais Charlot ne peut supporter le lait de poule, dit-il, et il n’en veut pas.

    «C’est pourtant bon et fortifiant, et celui-là sent si bon ! – Je ne vous dis pas, mais cela me gêne ; je me suis forcé à prendre celui d’hier, il m’a fait du mal. - Je t’assure que c’est une idée, cela te ferait tant de bien. »

    En vain madame Fayard et moi nous nous mettons après lui ; il n’y a rien à faire, il n’en veut pas. « Fais le pour moi, lui-dis-je ; » Mais c’est peine perdue ! Le sapristi de petit mâtin !

    « Prends celui là, puisqu’il est fait, et puis on ne t’en fera plus ». Il n’en veut pas, il n’en veut pas. «Si tu ne le prends pas, je m’en vais. » Rien n’y fait « Eh bien ! Au revoir Charlot. » Je fais celui qui s’en va.

    Il sait bien, le filou ! que je ne m’en vais pas ; il connaît bien mon cœur. Je le laisse et vais de l’autre côté. Pendant que je cause à madame Fayard le voilà qui apparaît ! Je me sauve et me cache dans une chambre à côté «Il est parti M. Legendre » lui dit Mme Fayard. Le pauvre petit cherche, il ne me voit plus, sa figure s’attriste « Je m’en vais dans le fond du parc » dit-il tristement ; et il s’en va. Mme Fayard vient me trouver « Le pauvre petit vous croit parti et il est bien triste. Montrez-vous à lui et pardonnons-lui. » J’entre dans l’orangerie. Charlot est là. « Eh bien ! me voilà revenu, dis-je » Il redevient souriant, le voilà gai. « Je savais bien que vous n’étiez pas parti ! – Mais si, je suis allé jusqu’à moitié chemin de Blois et je suis revenu.- Ah ! Oui oui ! Je connais ça ! »

    Il est sceptique et n’en croit rien. « Mon pauvre Charlot ! » On lui apporte alors du pain et du beurre et un demi-verre de Bordeaux ; le voilà à son affaire ; il est heureux. Mme Fayard m’apporte un verre de Bordeaux et des petits-beurre ; nous trinquons tous.

    C’est la joie. Le brave Picot boit, avec délice, le lait de poule. L’incident est clos.

    Je reste encore jusqu’à 5 h ; puis Charlot me supplie de rester jusqu’à 5 h 1/2, je reste avec plaisir.

    Enfin à 5 h 1/2 je pars, il faut bien partir.

    Mais je dis à Charlot qu’allant aux Montils, demain, je ferai tout mon possible pour passer par Chitenay, au retour. Cela le comble de joie.

    « En tous cas à lundi prochain ! »

    Charlot, Gallon, le général, viennent me conduire jusqu’à la grille. « Au revoir M. Paul, au revoir ! A demain !! »…

    Je suis à Blois avec les dernières lueurs du jour.

    [1] c’est de Vauquois qu’il s’agit, je devine

    [2] du pays blésois

    [3] un bon ami de collège, docteur à Paris, rue de Lille.

    [4] un ancien du collège qui me laisse absolument indifférent.

    [5] un brave ami qui vient d’être cité à l’ordre du jour de l’armée (un ancien du collège).

    [6] c’est Blangy-sur-Bresle (Seine-Inférieure).