• 1er et 2 mars 1915

    1er Mars et 2 Mars

    Mars – dit-on – sera le mois du « grand coup » attendu depuis si longtemps.

    Nous y voilà !

    Les Dardanelles sont de plus en plus bombardées et on parle – pour prochaine – de la prise de Constantinople.

     

    bombardement dardanelles

    Bombardement aux Dardanelles, cuirassé anglais.- Agence photographique Rol.- BNF, [Rol, 45608]

     

    Berthe nous écrit que Robert est entré à l’importante maison Delage, à Courbevoie.

    « Ils font des obus, des autos et des moteurs d’aéroplanes, ils ont une machine à mener. » Puis comme j’avais envoyé en communication les cartes et la lettre reçues d’Edmond Cassan, Berthe me dit : « nous avons lu avec intérêt la belle lettre et les cartes que tu as reçues d’un de tes malades, nous sommes heureux de voir qu’en voilà au moins un qui a de la reconnaissance et qui, je crois, s’en souviendra. Comme tu le dis pour ton petit marin il est à craindre qu’il soit renvoyé sur le front dès son rétablissement. Hélas ! Surtout en ce moment où on recrute tout le monde je crains bien qu’il n’y ait rien à faire pour l’en dispenser ; s’il avait de la famille il irait y passer 7 jours avant de repartir, mais je crois que c’est le seul délai qu’on puisse lui donner ; si maman était plus solide je te dirais prends le pendant ce peu de temps, ce serait toujours quelques jours de passés, mais maman a déjà assez de mal à faire son travail sans lui en donner en surcroît. »

    Je devine – entre les lignes – le bon cœur de Berthe, elle, elle prendrait mon petit marin pendant sa convalescence, mais elle n’ose pas me le dire ouvertement à cause de maman.

    Je ne veux pas ajouter un surcroît de travail à maman, mais on oublie trop vite que je n’oblige pas maman à faire tout ce qu’elle fait. Combien je préférerais mieux qu’elle se repose et qu’une domestique – comme j’en connais et que je voudrais avoir – fasse le travail. À qui la faute si nous n’en avons pas et si maman se fatigue. Maman est chez elle et je suis chez moi, or – chacun chez soi est libre et doit l’être, c’est la loi de la justice même. Je recevrai donc mon petit marin chez moi, je serais un misérable si j’abandonnais ainsi ce pauvre enfant, sans famille, si brave, si gentil, au si grand cœur. Je n’oublie pas qu’il s’est battu pour moi, qu’il a fait le sacrifice de sa vie pour moi, qu’il s’est donné pour la France. Je me suis attaché à lui, ou – pour mieux dire – Dieu me l’a envoyé – je l’en remercie de tout mon cœur – je ne l’abandonnerai pas, et je ne permettrai jamais – parce que le cher enfant n’a pas de famille – qu’il soit renvoyé se faire tuer à la guerre, à peine remis. Cela je ne le permettrai jamais, et je ne m’arrêterai pas aux mesquines préoccupations de cuisines. Je prendrai mon petit marin chez moi, pendant sa convalescence. Il n’a pas de famille. Je lui ouvre la mienne.

    J’ai dit.

    Berthe continue : « Voila le soleil qui arrive, ça fera peut-être les affaires. On tremble à l’avance pour tous ceux qui vont y rester lorsque l’offensive sera prise sur tout le front.

    Ça commence à chauffer également du coté de Monseigneur Bolo ; il disait lorsque nous l’avons vu qu’il irait voir les Dardanelles, c’est bien probable. »

    Oui, en effet, parce que ça chauffe du coté des Dardanelles !

    Je rencontre Mme Lemaignen qui me dit que Charles, souffrant beaucoup du poignet droit, ne pourra pas partir encore pour Chitenay ; le Docteur craint une périostite, cas qui se produit souvent à la suite de la typhoïde.

    Je reçois la lettre suivante de M. Florance, administrateur général de la Société de secours aux blessés, en réponse à l’offre que j’ai faite d’une baignoire et son chauffe-bain provenant du château de St-Louis.

    La lettre portant l’adresse de Vienne, est allée dans l’Isère et elle revient avec la mention « Inconnu à l’appel à Vienne, Isère ». Naturellement.

    « Blois, le 23 Février 1915

    Cher Monsieur

    Le docteur Ansaloni très pris en ce moment m’a chargé de vous répondre.

    La baignoire que vous nous offrez nous convient parfaitement. Ainsi que vous le dîtes on pourra faire passer le tuyau d’échappement de la fumée par une fenêtre ; c’est très possible dans la petite pièce au 3e étage du bâtiment neuf de Sainte-Geneviève où nous pensons pouvoir l’installer.

    La salle de bain du 1er étage existe toujours mais la baignoire pour enfant est trop petite. Puis on a installé dans la pièce des appareils de stérilisation dont on se sert constamment qui font qu’on ne pourrait se servir d’une baignoire, même de dimension, en cet endroit.

    Quand vous voudrez, venez donc me voir à Sainte-Geneviève, à 11 heures du matin, ou à 4 heures du soir, et nous verrons ensemble l’emplacement que nous avons trouvé, le seul dont nous puissions disposer.

    Pour le cas peu probable où je serais absent, M. Gaudin, que vous connaissez très bien, me remplacerait.

    Quant au jeune Viard vous pourrez le faire sortir mercredi dans l’après-midi, si le temps le permet. Il en sera de même probablement vendredi et dimanche ; cependant il faudra peut-être une permission du commandant de la place. Nous verrons cela. Le commandant Brenet, administrateur spécial de l’hôpital de l’école normale, est aussi bien disposé que possible en votre faveur et en faveur du jeune Viard.

    Pour ce qui concerne le docteur Ansaloni il donne toute autorisation.

    Veuillez agréer, cher monsieur, l’expression des mes sentiments les plus distingués et nos remerciements

    Signé : Florance

    Administrateur général de l’Hôpital auxiliaire n°1 »

    Voici une lettre du brave Dargent qui m’écrit de :

    « Chitenay, le 28 Février 1915

    Mon cher ami M. Legendre

    Je écrit c’est quelque lignes en rantrant de la messe mais aujourd’hui nous avons eût la messe à le chapelle du chateau et non pas à l’église de Chitenay car il y avais quelque chose qui à empécher et Jeudi nous avons passé une bonne journée avec M. le Curé de Chitenay nous avons commencer par aller à la chapel pour chanter quelques cantiques et suivie de plusieures disaine de chapelet que nous avons eût le plaisir de dirire touts en semble et comme M. le curé c’est un ci bon curé qu’il à déjeuner avec nous et il nous à apporter quatres bouteilles de sont bon cidres et vous parler citous le monde rigole de voire tous cela.

    Et après le déjeuner on à commencer les grandes partie de jeux surtout que M. le curé aime bien les jeux de balle on en a fait quelque belle partie et après on à rentré dans la salle et la ce sont les jeux de cartes les dominots les dame le paquet le billard et combien d’autre jeux que je ne puis vous dire Car il y en a de trop à citer et surtout que je pence que M. Legendre doit les connaître. Je pense que demain Luindi 1er mars il en à deux de chez nous qui part pour Blois alors il y avoire une place pour mon cher Charles qui seras si bien avec nous sur tous les points. M. Legendre Je vous prie de bien vouloir dire bien le bonjour de ma part à Mme Legendre qui est ci bonne aussi et qui à ci bon cœur et bien le bonjour à ma Sœur Marcelle et à mon camarades Charles que jatent demain avec grand plaisir et bien le bonjours à les camarades de la salle 3. Je pencé voire M. Legendre dans le courant de la semaine mais je n’est rien vue j’aurais été bien comptent de pouvoire passer un bon moment avec un bon ami qui à toujours eut bon cœur pour moi comme M. Legendre la eût depuis qu’il me connait et me faire bien des plaisir et en même temp de belle surprises c’est pour cela que des bons amis on en rencontre pas souvent qui ont aussi bon cœur que M. Legendre je pence vous voire la semaine prochaine ci il fait beau temps à bientot que je puisse avoire la belle surprise de vous voire avec mon ami Charles Viart.

    Recevez M. mes meilheures amitiés  votre ami qui pence tous les jours à vous qui vous serre la main.

    Signé : Dargent Patrice. »

    J’emporte cette lettre-là ce soir à l’ambulance et la montre aux camarades intéressés.

    Charles souffre assez de son poignet, cependant il passe une bonne nuit et se lève de bon matin. Toute la nuit la lune éclaire – comme dans le jour - par les sept fenêtres de la salle.

    Six blessés arrivés dimanche sont là ; ce sont tous de braves gens. Il y en a trois de particulièrement atteints, surtout un qui a une balle dans la poitrine et un éclat d’obus, il a une bonne figure vénérable, l’air distingué. Pauvre homme ! Il souffre et ne se plaint pas. Il est en sueur et je l’essuie plusieurs fois : Un autre est très blessé à la cuisse ; paysan d’Eure-et-Loir il se plaint de ne pouvoir « grouiller », c’est son mot et il le redit souvent ; la petite Sœur Saint-Daniel me demande ce que cela veut dire, je lui explique. Je donne du sirop de diacode, de la tisane pectorale, du tilleul alcoolisé, du bouillon. J’aide et je lève deux malades pour leurs besoins naturels, jusque dans les moindres soins, il faut bien.

    Lorsque le jour vient, c’est l’eau à faire chauffer et à distribuer pour la toilette. Ma Sœur Marcelle arrive seule et je l’aide. Je fais la toilette à Mêmereau et le fais manger. Enfin il y a beaucoup à faire. Je bande le poignet de Charles et lui suspend à une écharpe. Le pauvre petit !

    Je quitte l’ambulance à 8 heures 1/4, je resterais bien encore et m’arrête à la cathédrale en passant.

    À 11 heures je vais à Sainte-Geneviève où j’ai rendez-vous pour l’installation de la baignoire que j’offre au nom de M. le Colonel Nitot, à qui elle appartient. M. Florance, administrateur, est là, ainsi que M. Blin, ancien plombier qui remplace son successeur M. Martineau, parti à la guerre.

    M. Florance me fait visiter quelques salles, elles sont bien, très grandes et très élevées, mais je préfère l’école normale où l’entrée est mieux, où il y a de beaux jardins, plus d’air.

    Ce soir Paul Verdier m’envoie une carte représentant « Riom – La vierge à l’oiseau (XIXe siècle) » elle est ravissante.

    « Lundi 1er Mars.

    Mon cher Paul

    Souvenir d’Auvergne. Pas plutôt arrivé à Troyes hier dimanche matin que l’on recharge notre train de 405 blessés et malades et en route pour Moulins, puis pour Clermont-Ferrand et nous voici (il est 15 heures) en pleines montagnes d’Auvergne, au milieu de la neige, vent, pluie, etc.

    Allons au Mont-d’or et Bourboule, guérir mon rhume.

    Bonnes amitiés : Signé : Paul. »