• 18 et 19 mars 1915

    18 et 19 mars 1915

    Quelques dernières lettres de Berthe :

    « … Nous avons été bien attristés ces jours-ci par la nouvelle que le fils de M. Patrouix est prisonnier ; il n’en a encore rien reçu mais toute sa compagnie a été prise le 3 courant. Nous espérons d’après la lettre d’un de ses amis qu’il n’est pas blessé, mais peut-on en être sûr ? Une compagnie ne se rend pas toute entière sans qu’il y ait quelques blessés. Notre directeur est bien peiné et il sera dans la même inquiétude tant qu’il n’aura rien reçu de lui. Pauvre petit, il va bien souffrir de toute manière !

    Et quand reviendra-t-il ? S’il revient.

    Notre Robert attend que la date soit fixée pour l’inscription et la révision de la classe 17 ; il est content de la perspective. Que c’est beau d’être jeune on n’a peur de rien, mais les mères ne voient pas tout de la même façon… »

    D’une autre lettre reçue ce matin

    « …J’ai appris, avec beaucoup de tristesse, les malheurs de madame Aubert[1] ; je l’avais justement rencontrée au mois de septembre, lorsque j’étais allée aux vêpres à Notre-Dames-des-Aydes, elle m’avait dit que son fils était en train de passer son concours pour polytechnique lorsque la mobilisation a été déclarée, et comme il était de la classe 14, il était à ce moment là dans un régiment d’une ville du Midi, il a dû être nommé sous-lieutenant comme candidat à Polytechnique. C’est bien triste pour cette pauvre femme ces deux morts en un mois.

    Quels tristes souvenirs lui donneront cette maudite guerre ! Vous vous souvenez qu’étant chez vous je recevais des lettres de Mme Lacombe, une dame de Meaux qui était partie dans la Charente avec ses deux petits enfants ; son mari était comme Paul dans les auxiliaires, à la révision il a été pris dans le service armé, et, depuis les premiers jours de décembre il était incorporé à Saintes ; or, ces jours derniers, elle m’écrit une lettre désolée, son mari a quitté Saintes le 1er mars et a été embarqué le 4 à bord du « Charles Roux » à destination des Dardanelles probablement. Vous croyez que ce n’est pas triste de partir ainsi en laissant sa femme et 2 enfants, avec une maison de commerce à faire marcher ; encore s’il en revient… et s’il est blessé par là, si loin, comment sera-t-il soigné ? Que de tristesses partout ! Nous n’avons pas encore de nouvelles du fils de M. Patrouix, ça peut-être très long à venir... »

    Voici une vieille lettre de madame Hersant, à la date du 25 février, que j’ai oublié d’insérer et que je retrouve, de laquelle j’extrais :

    « …Monsieur Paul. Bien qu’éloignée je connais votre dévouement aux blessés et à toutes les œuvres qui se rattachent à la guerre. Cette bonne Sœur Marcelle, l’ange de la charité, dans une lettre me dit son admiration pour votre bonté, les bons soins et les douceurs que vous donnez à ces pauvres blessés.

    Il fallait cette horrible guerre pour faire connaître ce qu’il y a en France d’honneur, de vaillance et – j’ose dire – de fraternité ; car on n’entend partout que ce mot soigner, secourir et aider chacun selon ce qu’il peut faire. Hélas ! Combien de temps encore subirons-nous ces maudits, qui ne respectent rien et qui sèment la ruine chez tous et le deuil dans toutes les familles.

    Nous ne pouvons que prier, unissons donc nos prières à celles de toute la France et demandons au Bon Dieu qu’il nous délivre de ces hommes néfastes, et de cette politique, cause de tous nos malheurs… »

    Aux Dardanelles l’attaque se poursuit plus active que jamais, la flotte alliée se trouve au plus étroit du détroit. Ce jour, au cours de l’attaque, les forts de la côte vigoureusement bombardés par la flotte ripostèrent, également, avec vigueur, et causèrent quelques sérieux dommages à nos unités. Deux de nos navires furent très éprouvés.  « Le Bouvet » ayant touché une mine sous-marine, coula en quelques minutes (685 hommes d’équipage, officiers compris), une soixantaine, seulement, furent sauvés. « Le Gaulois » très avarié, fut mis hors de combat.

    Deux cuirassés anglais « L’irrésistible » et « l’Océan » furent coulés, également, en quelques minutes, par 50 mètres de fond. Triste bilan de cette guerre ! En quelques minutes des milliers de victimes. Je les salue bien bas, comme on salue des braves et des héros.

    Les eaux des Dardanelles en fermant – à tout jamais – leur tombeau les aura transportés dans l’éternelle gloire. Honneur à ces vaillants, morts au champ d’honneur pour la France !

    L’action continue plus que jamais, les alliés veulent passer et ils passeront.

    Le « Henri IV » remplacera « le Bouvet » ; d’autres unités s’ajouteront aux unités présentes, la guerre ne s’en arrêtera pas d’une seconde.

     

    Cuirassé Henri IV

    Cuirassé français Henri IV dans les Dardanelles.- Agence photographique Rol.- BNF, [Rol, 44847]

     

    Ce soir je vais à l’ambulance. Il y a une recrudescence de fièvre chez les malades de la salle 3 ; rechutes toujours plus sérieuses. La nuit se passe dans la tristesse. Les malades actuels sont : lit 5 Couret de Saint-Gaudens (Haute Garonne) ; lit 7 Mêmereau, de Parthenay (Deux-Sèvres) ; lit 8 René Gérard, maréchal des logis d’artillerie, de Douai (Nord) très malade de la fièvre typhoïde ; lit 9 Paul Faure, sergent-major, de Toulouse (Haute-Garonne), maladie de foie ; lit 10 Denis de la Haute-Garonne, typhoïde ; lit 11 Boucher de Paris, courbatures, hémorroïdes ; lit 12 Cany de Toulouse (Haute-Garonne), typhoïde et crise cardiaque. Ce dernier est un dessinateur-décorateur.

    Je quitte l’ambulance vers 7 h 1/2 passées, afin d’assister à la messe, le jour de la fête de Saint-Joseph, à la cathédrale.

    Je reçois ce soir une carte de Charles :

    « Chitenay, le 19 Mars 15

    Cher monsieur

    Aussitôt que vous avez été parti nous avons reçu les lettres et j’ai reçu votre lettre avec votre carte et celle de ce matin. Je vous remercie beaucoup. Quelle bonne partie de promenade que nous avons faite ensemble.

    Bien le bonjour à Madame Legendre.

    Bonne poignée de main de votre neveu à la mode de France.

    Signé : Charles »

    Voici une carte de Paul Verdier représentant une vue de Chavanges (Aube)

    « Mon cher Paul

    Merci de ta bonne lettre reçue hier lundi à notre retour à Troyes d’où nous avons été dirigés sur Chavanges ci-contre. Nous n’arrêtons plus. A peine la journée à Chavanges que l’on nous envoie à Châlons cette nuit charger des blessés, de Beauséjour, de Massiges. Je n’ai pu me coucher vu que j’allais et venais de wagon à wagon pour contrôler les blessés. Il faisait un brouillard glacial, et j’ai dû rentrer dans mon compartiment me faire du thé avec rhum et sucre et tes bons petits gâteaux que je dégustais avec plaisir. Cela m’a réchauffé et je continue mon contrôle. Nous avons eu beaucoup de Marocains dans nos wagons ; très curieux à étudier ces gens, mais soldats auxquels nous devons beaucoup. Nous quittons Châlons pour Troyes à 10 h ce matin et on ne sait où on ira.

    Merci de ta bonne lettre, mon cher Paul ; voici le printemps venir, les oiseaux chantent et la victoire aussi bientôt. Excuse ce décousu, mais nous roulons et bonnes amitiés. Signé : Paul »

    [1] Pâtissière, place Saint Martin, à Vendôme  (Loir-et-Cher). Son mari est mort de surmenage, ses employés étant partis à la guerre ; son fils aîné est tué, un mois après, à la guerre. Deux morts en un mois ! Que de deuils !!