• 17 mars 1915

    17 mars

    Un temps idéal ! Comme hier et avant-hier. Un azur sans nuages, un soleil aux chauds rayons, les oiseaux chantent. Quel joli temps pour aller voir mon Charlot à Chitenay. Je pars à midi 1/2, à bicyclette. Je m’arrête à la Patte d’oie chez M. Duplessis, qui, au soir de mon accident, avait bien voulu aller chercher ma voiture en forêt et la remiser chez lui ; je n’étais pas passé par là depuis. M. Duplessis, et sa famille, sont de braves gens ; je les remercie et leur donne une offrande en dédommagement de la peine que je leur ai donnée.

    Je repars et je suis arrivé au château vers 2 h. Un soldat en convalescence sonne « un rappel. » M. le marquis de Pothuau m’aperçoit, aimablement vient à moi « Ah ! me dit-il, vous allez faire un heureux ! Vous êtes attendu avec impatience ! » Je suis très touché d’être attendu par tant d’affection. Nous allons vers l’orangerie.

    C’est là qu’est installée la grande salle à manger, salle de jeux de l’ambulance. Cette ambulance s’appelle « hôpital auxiliaire 43 ».

    Les petits enfants de l’école libre viennent saluer les blessés ; ils défilent les petits bonshommes le fusil sur l’épaule, deux par deux, tambours et drapeau en tête, conduits par leur instructrice – une religieuse sécularisée (cela se voit) – qui leur sert de général. Ils font halte devant l’orangerie, se heurtant les uns les autres, comme une rame de wagons mal attelés ; cela ne fait rien.

    J’aperçois Charlot, qui m’aperçoit et vient à moi.

    « Bonjour monsieur Paul ! » – « Bonjour mon Charles ! Comment vas-tu ? »

    Et il me dit sa joie d’être ici, où ils sont si bien, où il sent qu’il va prendre de la santé. « Hier, cependant – me dit-il - je me suis ennuyé. – « Oh ! C’est l’effet du premier jour sans doute, et le changement d’habitude. » La nourriture est très bonne et abondante, la vie est familiale, l’air est pur, les promenades innombrables dans le parc et les jardins.

    Dans l’orangerie sont installés toutes sortes de jeux : cartes, dominos, jacquet, dames, billards, grenouille, instruments de musique, etc. etc. Il y a de tout. Au milieu, une large table sert pour les repas. Tout autour règne une frise composée de toutes les silhouettes des blessés, malades, et personnes approchant l’ambulance ; c’est d’un très bel effet décoratif et d’une idée très spirituelle. Voici les silhouettes de M. le marquis, Mme la marquise, l’aumônier[1], Mme la comtesse[2], les enfants, le brave Picot, Durand, Dargent, etc etc. Il y en a tout autour de la salle ; c’est charmant ! Charles et le gros Gervois auront aussi leur silhouette. Ces silhouettes ont été faites par un soldat, architecte, en convalescence à Chitenay, et qui avait employé d’une façon artistique son temps ; il est parti, mais Mme la comtesse doit -paraît-il - continuer la série.

    Voici le gros Gervois ! Gai, blaguant, c’est la joie perpétuelle. Quel heureux caractère ! Il s’amuse partout.

    Des chants s’élèvent. Ce sont les petits soldats en herbe qui chantent des chansons patriotiques, accompagnés – au refrain – par les petits tambours. On applaudit. C’est très gentil. À la fin quelques-uns des petits soldats offrent des cigarettes aux blessés et malades, achetées avec leurs sous du goûter de 4 h dont ils se sont privés, les chers petits !

    Gervois, lorsqu’il reçoit son paquet de cigarettes, fait le salut militaire au petit moutard qui croit avoir affaire à un général. Le farceur !

    « Ah ! Voici monsieur Legendre, me dit Mme la marquise en venant à moi, on vous attendait, depuis ce matin, avec impatience. On me l’a dit trois fois aujourd’hui que vous veniez. Voici vos enfants ? » - « Voici mes enfants, Mme la marquise. Voici le gros, dis-je, en tapant sur le ventre de Gervois qui se redresse ; celui-là il vous fera une audition à lui tout seul, il vous interprétera des chansons gaies, tristes, sérieuses, tout ce que vous voudrez. À lui seul il vous fera un concert. C’est un numéro, ou plutôt c’est « tous les numéros. » Quant à celui-là, dis-je, en tapant sur l’épaule de Charles, c’est le benjamin, le préféré, le meilleur, « c’est mon petit gars », je vous le recommande, Mme la marquise, c’est « mon petit marin », il est à moi, je l’ai adopté ! »…

    Nous causons gaiement. M. le marquis prend des vues photographiques des groupes, il cause avec nous familièrement ; ce sont de braves gens.

    Charles m’entraîne voir sa chambre ; une gentille petite chambre très propre, neuve, aux murs peints à l’huile ; il y a 3 lits, dont celui de Gervois ; la fenêtre ouvre sur les jardins et le parc ; comme il doit faire bon, le matin, humer l’air pur qui entre dans la chambre, alors que les oiseaux joyeux chantent dans les arbres voisins.

    Nous redescendons et allons dans le parc. Charles et Gervois, à tour de rôle, vont à bicyclette dans les allées où il fait si bon rouler. Il fait chaud.

    Quelle belle propriété ! Avec ses pelouses, son parc, la pièce d’eau, le canal, le vaste potager ! Tout cela a grand air.

    Nous rentrons vers 4 h. On apporte à Charles et au quartier-maître Gallon, que je suis heureux de revoir, leur goûter. Eux seuls goûtent parce qu’ils sont les plus faibles et les plus anémiés. Leur goûter se compose d’un morceau de pain et d’une petite tranche de beurre, de deux petits-beurre et d’un demi-verre de Bordeaux.

    Nous nous amusons ensuite comme des enfants. J’aime revenir, par instant, aux bons jeux du temps passé, où la joie était si franche, si naturelle, sans soucis. Le temps passe vite, hélas ! Il faut partir déjà !! Je dis au revoir à Vieillecazes et à Durand (Salle 1) qui partent demain pour Romorantin ; Charles et Gervois viennent me reconduire jusqu’à la grille. Charlot en profite pour aller un dernier tour à bicyclette, et nous nous quittons dans la joie et dans le regret de la séparation.

    « Quel jour reviendrez-vous ? – Mardi ! – Pas avant ? – Ce ne m’est pas facile, mon petit. – Ôh ! – Mais mardi sans faute, et par n’importe quel temps ! – Eh bien, alors, à mardi M. Paul ! – À mardi, mon petit Charles ! »

    Les poignées de main s’échangent. Je monte en selle et je roule. Mais à la grille, Charles et Gervois sont toujours là, je me retourne, ils agitent leurs « calots » : « à mardi ! à mardi M. Paul ! – à mardi ! à mardi ! »

    Je roule, je me détourne, ils sont toujours à la grille… Je les laisse, vraiment, dans une douce atmosphère de sympathie. Que dis-je ?... Dans une vraie et sincère atmosphère d’amitié. Le cher petit ! Jamais il n’a connu tant d’amitié.

    Maintenant je roule sur la route de Blois, Chitenay s’éloigne.

     

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    Cellettes.- Rue Nationale.- 6 Fi 31/11. AD41

     

    Je m’arrête à Cellettes quelques quarts d’heure, chez Mme Godineau qui vient de perdre, le 25 janvier dernier, son mari, le bon Paul Godineau[3], un vieil ami de mon cher père. Je lui dis toute la part que j’ai prise à son épreuve.

    Je rentre à Blois à 6 h ¾, avec les derniers rayons du jour.

    En rentrant je trouve une bonne carte de Charles, avec la vue représentant le château de Chitenay (façade sud).

    « Cher Monsieur

    Je suis arrivé à bon port. J’ai commencé à faire des promenades, mais qui me font mal aux jambes. J’ai reçu votre carte qui m’a fait grand plaisir. Je vous attends demain. Joli temps de printemps. Bien le bonjour à Mme Legendre.

    Votre neveu à la mode de France qui vous serre la main.

    Signé : Charles Viard.

    « Bien le bonjour de mes camarades Gervois et Gallon »

    Le cher petit ! Quelle bonne après-midi j’ai passée avec lui !

    M. le directeur des enfants assistés de la Nièvre m’écrit :

    « Saint-Pierre-le-Moutier, le 15 mars 15.

    Monsieur

    Je vous présente d’abord mes excuses de n’avoir pas répondu plus tôt à votre lettre relative à Viard. En voyage à peu près tous les jours depuis un mois, je dispose de peu de temps, en ce moment pour mes écritures.

    Je vous remercie bien des bons renseignements que vous me donnez sur notre pupille et aussi, et surtout, de la bienveillance que vous lui témoignez. Je suis content que Charles soit en très bonne voie de guérison ; il est d’une constitution très robuste qui lui permettra de se rétablir rapidement. Je suis persuadé, d’autre part, qu’il saura vous récompenser par sa gratitude de tout ce que vous faites pour lui.

    Je vous prie d’agréer, monsieur, avec mes vifs remerciements l’expression de mes sentiments les meilleurs.

    Signé : Le directeur

    Bacquet. »

    [1] l’abbé Marius Rabier, aumônier de l’Espérance à Blois, avenue Victor-Hugo, 7 ; et qui a une propriété à Chitenay

    [2] Mme la comtesse de Pothuau, née de Salaberry

    [3] entrepreneur de maçonnerie à Cellettes