• 15 et 16 mars 1915

    15 et 16 mars

    Je vais à Villebarou le matin, au sujet d’un différend survenu entre deux voisins, les sieurs Brillard et Thommereau ; deux voisins ennemis. Il s’agit de contestation de dégâts et d’entrave à la jouissance de propriété. J’ai été nommé par le juge de paix du canton-ouest. Je donne tort à Thommereau sur deux points, et à Brissard sur un point.

    Je crois, un instant, qu’ils vont en venir aux mains. Ils acceptent ma décision, mais n’en restent pas moins, et plus que jamais, voisins ennemis.

     

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    Villebarou.- Entrée du bourg.- 6 Fi 276/2. AD41

     

    Je quitte Villebarou, à bicyclette, à midi 1/2, et comme Charles part pour l’ambulance-annexe de Chitenay ce tantôt, vers 1 h 1/2, je vais directement à l’ambulance, avant de déjeuner ; je déjeunerai après.

    Quel joli temps de printemps ! Pas un nuage, un ciel idéalement bleu, un soleil de feu ! Les oiseaux chantent ! Ce serait la joie si ce n’était la guerre. Hélas !

    À l’ambulance Charles est prêt. Il est joyeux de partir à la campagne, lui qui aime tant la campagne, mais aussi – intérieurement – et sans en rien montrer – car il a beaucoup de caractère – son cœur est gros à la pensée de laisser ici de bons souvenirs, des amis qu’il ne reverra, peut-être, plus jamais. La vie est ainsi faite de renoncements perpétuels !

    Il va dans toutes les salles dire « au revoir » aux camarades. Les mains se tendent, les « rigolades » volent de bouche en bouche, on est gai, on est triste.

    Gervois, le gros « réjoui-bontemps » de la salle 4, part aussi à Chitenay. Son voisin de lit, Dorival, pauvre garçon, sur son lit depuis 6 mois pour une mauvaise fracture de la jambe, pleure de le voir partir. Et, en effet, avec le départ de Gervois, c’est le départ de la gaieté de la salle 4.

    Nous descendons, armes et bagages, dans la cour, au soleil ; les convalescents nous accompagnent.

    Le petit Gardeil (salle 4) donne à Charles une peau de « bique », que Manière (salle 3) lui avait donnée à son départ ; Charles me prie de la lui retirer et de la lui apporter à Chitenay.

    Voici l’auto ! C’est la voiture de M. Guilloux[1], couturier, conduite par lui-même. J’accompagne nos chers partants jusqu’à la voiture. Déjà y ont pris places le quartier-maître Gallon et un autre soldat (de Sainte-Geneviève). Charles monte à l’intérieur et Gervois à côté du chauffeur. Le moteur ronfle. Les mains se tendent. Charlot est ému, il me tend sa main que l’élan donné à la voiture ne me fait pas lâcher : « Au revoir M. Paul ! À mercredi ? » « au revoir, mon Charlot, au revoir !! à mercredi ! » «  au revoir, M. Paul, au revoir… au revoir. »

    Nos mains se sont lâchées ; penché à la portière il me dit encore, toujours « au revoir », alors que la voiture s’ébranle et bientôt disparaît…

    Le voilà parti !...

    J’enfourche ma bicyclette, mais la voiture est loin. Je rencontre Melle Barbier qui me dit : « Je viens de voir le petit ! ». Sur le pont j’aperçois, de loin, l’auto qui monte, déjà, à vive allure, la côte de Saint-Gervais.

    « Je viens de voir passer le petit, me dit maman en arrivant. Il m’a fait signe bonjour, avec sa main en passant. »

    Avant de partir il m’a donné des balles de shrapnels, des éclats d’obus, une balle française, qui viennent de la guerre. Il me donne ce qu’il a, comme il a peu de choses il me donne peu de choses. Il a bon cœur et – à l’ambulance – tous l’aimaient.

    Le voila parti pour l’annexe, j’irai le voir mercredi, s’il fait beau temps.

    Le soir – à la même heure – je vais à l’ambulance. Je vais voir les blessés des salles 1 et 2, et de la salle 4. Tous les blessés de la salle 3 ont été éparpillés aux 4 coins de l’ambulance, en haut et en bas.

    À la salle 3 il n’y a que Mêmereau qui reste des anciens ; il y a 6 nouveaux arrivés d’hier, évacués de Châlons, convalescents de la typhoïde, presque tous du Midi. Cinq lits sont vides.

    Le lit du « petit » est vide ; matelas, sommier, oreiller, couvertures, tout est enlevé ; les casiers sont dégarnis. La cage est vide, l’oiseau s’est envolé !... La salle est triste et froide.

    La nuit se passe lentement et tristement. Oh ! Qu’elle est longue. Chaque heure me rappelle des souvenirs de mon petit marin. Au matin c’était son réveil gai, heureux, comme un pinson.

    Tout est triste.

    Avant 8 h je pars. J’ai passé une mauvaise et triste nuit…

    En rentrant je trouve la lettre suivante de Boutet (Salle 1) actuellement à Chaumont.

    « Chaumont, le 15 mars 1915

    Cher monsieur Legendre

    Votre bonne lettre m’est parvenue quelques instants avant mon départ. L’amitié que vous avez tenu à me témoigner à ce moment critique du départ, où, le cœur est un peu désorienté à la pensée de laisser derrière soi tant de bonnes affections qui n’ont cessé de se témoigner à vous pendant de si longs jours, m’a vivement touchée.

    Il est si bon de penser que les personnes avec lesquelles on a vécu des jours inoubliables se rappelleront de vous. Je suis heureux de voir que vous attachez un très grand prix à nos photographies. Elles vous rappelleront les blessés auxquels vous avez su inspirer plus qu’une vive sympathie.

    Je suis ici très bien installé. Je fais de grandes promenades dans le parc et dans la forêt. Nous avons ici nos libres entrées un peu partout. Buon et moi parlons souvent de l’Hôpital 1 bis. Il me charge de vous présenter ses bonnes amitiés.

    Je ne pense pas rester longtemps ici et je crois que l’on m’enverra à Romorantin où l’on me fera des massages. Si quelques fois vous aviez l’occasion dans vos déplacements de passer par Chaumont ce serait avec grand plaisir que je causerais quelques instants avec vous.

    Vous pouvez voir que je n’abandonne pas l’espoir de vous revoir, si ce n’est pas maintenant cette bonne occasion peut se retrouver plus tard, si Dieu me permet de sortir sain et sauf de la fournaise. Je vais quelques fois à Paris et j’espère pouvoir m’arranger pour m’arrêter à Blois.

    Ce sera avec plaisir que je viendrai frapper à votre porte ainsi que vous m’y engagez si aimablement.

    Croyez, cher monsieur Legendre, à ma sincère amitié.

    Signé : E. Boutet. »

    Voilà de bonnes lettres qui font du bien et qui consolent des ingrats. Je conserve, du reste, le plus amical souvenir du brave et intelligent sergent Boutet, natif de Limoux (Aude).

    La guerre créera, vraiment, de bonnes amitiés.

    [1] rue des domaines, n°5, Blois