• 7, 8 et 9 mai 1915

    7, 8 et 9 mai 1915

    [7 mai] Ce matin, avec Charlot au volant, nous allons à l’état-major (rue de la Butte) où l’autorisation d’aller dans la Nièvre est donnée à Charles. Puis nous revenons par les Grouëts, le carroir de Gaston (en forêt), la Guiche, Coulanges, Chouzy et la Scierie[1] (où j’appelle les pêcheurs pour leur acheter une alose ; mais il n’y a qu’un pêcheur, il est en pêche – au milieu du fleuve – et il lui est impossible de se déranger, et cependant il a des aloses ! Ce n’est pas de chance !

     

    111_Fi_00077

    Chouzy-sur-Cisse.- Les Bords de la Loire. Pêche à l’alose. Les Filets tendus.- 111 Fi 77. AD41

     

    Nous revenons à Blois. Tout le long de la Loire les propriétés débordent de lilas, de mai, de cytises en fleurs. C’est merveilleux !

    En quittant la Scierie – après nous être arrêtés quelques instants chez Mme Vernon, femme du garde – 10 heures sonnent à l’église de Candé ! Cela nous donne l’idée et l’envie de revenir par l’agreste et sympathique bourg, mais le détour – par le pont de Chaumont - est trop long. Nous revenons vers Blois directement.

    Nizon, m’écrit de Sevran (Seine-et-Oise) qu’il est très heureux, qu’il fait un temps superbe, qu’il fait de bonnes parties dans la campagne, qu’il respire le bon air, bref qu’il est bien. Je suis heureux d’avoir fait placer ce brave Nizon en si bonne maison.

    Pierre Gallon, le bon Pierre m’envoie une belle carte de son pays « environs de Saint-Chamond ».

    « Cher monsieur Legendre

    J’ai reçu la lettre que vous m’avez envoyée, je vous en remercie. Je suis heureux d’apprendre, que vous pensez toujours à moi, soyez persuadé que moi je ne vous oublie pas. Je fais quelques bonnes petites promenades à pied, bien entendu, pas en auto. Je vais bien et je vais commencer à prendre des dispositions pour obtenir une prolongation. Excusez-moi de vous avoir fait attraper une tournée par ce coquin de Charles, il ne faut pas s’en amuser. Je vous souhaite encore de bonnes promenades, et je termine ma carte en vous serrant cordialement la main. Votre petit ami Pierre. »

    Charlot étant – l’autre jour à Amboise – m’a envoyé une carte, je la reçois seulement aujourd’hui : « Bien le bonjour d’Amboise. » et Melle Marthe a ajouté « Vive l’oncle Paul ! »

    Darras m’écrit de son dépôt à Guéret qu’il ne m’oubliera jamais, qu’il ne va pas et va être envoyé, à nouveau, dans un hôpital à Bordeaux.

    Ce matin samedi – 8 mai – je vais reconduire Charlot qui part passer quelques jours dans son joli pays du Nivernais. Je l’accompagne au train de minuit 23 ; il passe par Tours, Vierzon, Bourges, Saincaize. Il devra arriver à Saint-Pierre-le-Moûtier ce matin vers 8h. « Bon voyage, mon gros Charlot, et amuse-toi bien ». Le train part, et il agite son béret – à la portière – jusqu’à ce que nous nous soyons perdu de vue. Bon voyage !

    Aujourd’hui 8 mai commence dans toute la France, la neuvaine de Jeanne d’Arc. Par ordonnance de monseigneur aux saluts du soir il est chanté : O salutaris, les litanies de la Sainte Vierge, l’hymne à Jeanne d’Arc (de monseigneur Foucault), Beáta Joánna, invocation aux saints de France, prière du Pape Benoît XV pour la paix, le Tantum ergo, et le cantique à Saint Michel.

    [9 mai] Je prends le train de 9 h 40 pour Orléans, où je vais assister aux fêtes de Jeanne d’Arc célébrées en la cathédrale d’Orléans. J’arrive à la grand’ messe – après le panégyrique prononcé par monseigneur Marty, l’éminent évêque de Montauban ; monseigneur Nègre, archevêque de Tours officie pontificalement, et monseigneur Touchet[2], évêque d’Orléans est à son trône. Les chants sont beaux. La messe terminée, les prélats, précédés des théories religieuses, font le tour des nefs et bénissent la foule. Monseigneur Nègre a le geste très simple et très divin.

    Je retrouve René Arnol à la sortie et, ensemble, nous allons déjeuner à l’hôtel du Loiret. Après le déjeuner, nous allons par les quais et les différentes rues de la ville ; puis nous assistons aux vêpres solennelles. René me fait placer dans le chœur, à côté de lui, dans les stalles des chanoines ; je suis trop près même pour entendre les chœurs, il m’est impossible d’en saisir l’effet. Ce que je saisis et ce qui m’indigne c’est que je lis sur les feuilles de la maîtrise : « chants des cathédrales de Cologne, Aix-la-Chapelle, etc. » et sur d’autres : « édités par Schwarm à Düsseldorf ». C’est une honte ! Comment, en ce temps de guerre, il se trouve des Français qui interprètent des œuvres allemandes, éditées en Allemagne ! Je ne suis pas de ceux qui disent que « l’art n’a pas de patrie. » Pardon ! L’art a une patrie, et l’art ne peut s’adapter à toutes les natures et à toutes les âmes ! Avons-nous la nature allemande ? L’Allemagne ne peut pas être la patrie de l’art. Non ! La France, oui ! La Grèce, oui ! L’Italie, oui ! L’Espagne, oui ! L’Allemagne, jamais !!!!...

    Déjà le matin j’avais été indigné d’entendre chanter à la fin de la messe le «Domine, Salvam fac Rem Publicam ! » comme si la République n’avait pas fait assez de mal à l’Église et à la France. Alors que, depuis la séparation, tous les diocèses ont supprimé ce chant, il se trouve encore un diocèse accroché à cette aberration. Le diocèse d’Orléans a pourtant beaucoup à louer la République ! Oui, parlons-en ! Ses processions de la Fête-Dieu, celles de Jeanne d’Arc, la Tour Saint-Paterne ! Tout cela ne compte pas. Drôle de mentalité dans ce diocèse. Aussi ce que dit monseigneur Touchet, en chaire, que je n’entends pas du reste, ne m’intéresse pas. Après le salut et la bénédiction je pars, mais le train aussi est parti. Je dîne donc encore, à l’hôtel du Loiret, avec René, et je pars au train de 8 h. À 10 h 30 je suis à Blois.

     

    Orléans la gare

    Orléans [la gare].- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (552) - Pho20Rol

     

    En rentrant je trouve une carte de Charlot de Saint-Pierre-le-Moûtier :

    « Bien le bonjour de Saint-Pierre. Viard Charles, fusilier marin. »

    Une bonne carte aussi du bon petit soldat Cassan que j’ai connu à l’ambulance.

    « Cher ami

    Vous excuserez mon silence certainement en apprenant mon retour au front ; voilà un mois passé que je suis au front, je suis resté à peine quinze jours au dépôt. Vous dire tout ce qui se passe est inutile, vous le comprenez ; nous combattons dans les bois. Pour le moment il y a un peu de calme, après une bien grosse échauffourée ; nous sommes au repos pour quelques jours, peut-être davantage, peut-être serons-nous bientôt aux tranchées de nouveau. Je ne suis plus au 143e, me voilà versé au 54e de Compiègne. Causons un peu de vous, cher ami, comment allez-vous ?

    Fréquemment je pense à vous qui êtes si bon et si compatissant. Je vous aurais écrit plus tôt, mais ici on oublie vite et l’on pense à tant de choses. Je termine, cher ami, en vous priant de penser à moi dans vos vœux. Le bonjour chez vous et à la bonne petite Sœur de l’hôpital !

    Cassan, 54e d’inf. 5e Cie, 2e section, secteur postal n°33 – aux armées. »

    Voilà un brave garçon, atteint d’une maladie de cœur assez prononcée, renvoyé sur le front, alors qu’il en est qui sont très forts, et j’en connais, qui n’y sont jamais allés. Est-ce juste ?

    [1] Propriété de M. Edmond Riffault, 4 rue du Pot-de-Fer à Orléans

    [2] [Stanislas Touchet, prêtre à l’âge de 24 ans, évêque à 45 ans, a obtenu la béatification de Jeanne d’Arc en 1909 et espère parvenir à la canonisation de la Sainte, ce qui sera effectif en 1920].