• 5 et 6 mai 1915

    5 et 6 mai 1915

    [5 mai] Avec Charles – toujours au volant, et roi du volant – nous allons en auto à Candé. Dans ce charmant et riant pays, pendant que Charlot conduit Melles Jeanne et Marthe à Amboise, je fais un croquis au bord du Cosson, près du pont.

     

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    Candé-sur-Beuvron.- Vue générale.- 85 Fi 24. AD41

     

    Candé est une mine inépuisable. Lorsque la joyeuse bande est revenue, nous allons Charles, René Daveau et moi, en bateau sur le Beuvron, en une descente lente et capricieuse. Qu’il y fait bon ! Nous remontons à regret !

    Nous revenons à Blois couverts de fleurs qui nous ont été données, puis de genêts d’or et de mai que nous avons cueillis dans le bois de la Caillère.

    Heureuse saison ! Que j’aimerais habiter ainsi la campagne toute l’année.

    Gervois m’écrit de

    « Sarlat, le 1er mai 1915

    Mon cher monsieur Paul et mon cher Charles

    Comme je vous l’ai promis sur ma carte je vous donne un peu de détails. Je m’ennuie beaucoup au dépôt, que voulez-vous, il faut s’y faire. Et toi, mon cher Charles, que je suis heureux de te savoir si bon conducteur, aussi tu le mérites, cela te revient, car, tu vois, quand on a bon cœur, on est toujours récompensé. Ah ! le veinard que donnerai-je pour que tu me pilotes dans l’auto. Hélas ! j’ai l’espoir de te revoir un jour car j’ai mis toute ma confiance dans ce que ton père adoptif m’a prédit sur sa lettre, et je l’en remercie de tout cœur. Qu’en dites-vous de la canonnade sur Dunkerque[1], je n’en dors plus et j’attends avec impatience des nouvelles de ma pauvre femme et de mes chers enfants ; j’espère bien que c’est assez de malheurs. Combien de familles dans la douleur ; on compte 60 victimes. J’ai toujours foi à ma bonne étoile. Et toi, Charles, es-tu heureux ! Tu n’as pas de famille, mais tu as plus que tout le monde : tu as un père qui t’aime comme son enfant ; mieux que personne – tu le comprends- j’ai longtemps déjà apprécié ton intelligence, aussi, cher ami, fais ton chemin et n’oublie pas ton ancien et fidèle ami qui te serre cordialement la main, ainsi qu’à vous, mon bon monsieur Paul, et à plus tard. Je termine et une bonne convalo.

    Paul Gervois 110e, 25e Cie de dépôt – Sarlat – (Dordogne). »

    J’ai dit le 4 mai - ci-dessus - que la lettre de Paul Verdier était trop longue pour être insérée ici ; cependant j’y reviens et en copie des extraits tout à fait en même communion d’idée avec moi.

    « Troyes, le 2 Mai 1915

    Mon très cher Paul

    … Il faut te dire que depuis 15 jours les correspondances expédiées d’ici subissent un très long retard. Cela est voulu et même il y en a qui ne sont pas expédiées – raison militaire. Il faut se faire que nos lettres ou cartes expédiées d’ici sont décachetées, et si le contenu ne plaît pas à ces messieurs, alors c’est le rebut. Et pourtant nous ne pouvons dire des choses intéressant la défense nationale. Il faut te dire qu’il y a beaucoup de désordres dans les services. Et l’on devrait bien employer les embusqués à aider au tri de la correspondance.

    Quant à la guerre je ne puis rien t’en dire vu que nous ne pouvons ouvrir la bouche sur les opérations, sinon conseil de guerre, délit d’espionnage. Brrr ! Quant à la fin on ne peut croire qu’elle sera finie cette année ! Ah ! mon pauvre ami, que c’est long ! Nous autres on parle de nous changer de train ou même d’affectation. Il n’y a pas de grand coup à espérer. Depuis fin février on en parle, les boches nous épient, et c’est pourquoi personne, ni militaire, ni civil le saura, car les boches sont renseignés comme nous. C’est la raison de toutes ces mesures contre les indiscrétions, et peut-être c’est juste. C’est une guerre de surprises !

    Dans l’histoire du monde on n’aura pas vu un système de guerre comme actuellement. Je te félicite du dévouement que tu mets au service de la France, en essayant de remettre sur pied chez toi de bons et vaillants défenseurs de la patrie.

    Je ne comprends pas que Boullet reste chez lui à gagner de l’argent quand, étant dans l’armée auxiliaire, il aurait dû être versé dans les ateliers de l’armée. Et nous autres que faisons-nous ? Nous qui sommes obligés de mendier pour ainsi dire puisque notre situation est perdue. Sommes-nous en république ou dans l’anarchie ? Je vois, avec peine que ça continue : des pères de famille avec charges sont dans le besoin et ne gagnent rien, dépensent plutôt pour leur santé et adoucir leur vie, et pendant ce temps là des gens qui gagnent de l’argent gros comme eux et qui pourraient faire comme nous : gagner un sou par jour. Ah ! mon vieux, tout cela se paiera après la guerre et au lieu de voir l’union de tous, on ne verra que guerre entre les individus, car ceux qui seront victimes moralement, physiquement et matériellement de cette guerre seront en droit de réclamer à ceux qui ont eu une vie plus agréable, à l’abri du danger, tout en gagnant de l’argent. Ceux là devront faire vivre les autres ! D’où luttes d’un nouveau genre en plus des luttes des partis. Gare aux capitalistes ! Nous voyons trop ici, à Troyes, d’embusqués ; ça nous fait rager et c’est honteux ! On pourrait lever une armée avec tous ceux, en France, qui ne sont pas d’un service actif. A-t-on besoin de faire fantaisie en guerre ! Pour les vêtements, moi, je m’en fous ; je reste avec un pantalon troué ; ça m’est égal, c’est la guerre ; et je ne veux pas que l’on me change quoi que ce soit de mon habillement ; pas un centime ira aux marchands d’habits. Je préfère soigner mon corps et mon moral que de soigner ma tenue : ce n’est pas avec cela qu’on vaincra l’ennemi ! Je m’arrête, mon cher Paul, je t’en dirais trop, car je suis écœuré, dégoûté de voir tout ce qui se passe partout où je passe. Avec cela ce repos qui prolonge encore les choses, nous démoralise. Il n’y a plus de justice en France et encore moins d’égalité. Que doivent penser tous ceux qui se font trouer la peau, qui ont femmes et enfants, quand ils apprennent qu’il y en a tant d’embusqués qui gagnent de l’argent, sous prétexte de travailler pour l’armée.

    Je suis bien placé pour le savoir, dans la famille de ma femme il y en a de ce genre. Je cesse mon verbiage ; je te souhaite, mon vieux, bonne santé, et continue à montrer aux embusqués de Blois que tu sers, au moins, à quelque chose, à remettre sur pied les défenseurs du pays. Écris-moi souvent.

    Bonne amitiés : Paul Verdier. »

    La lettre de ce brave Paul est très suggestive, très vraie, et écrite sous l’empire d’une crise de sincérité. Je l’approuve des deux mains !

    [6 mai] Charlot et moi nous allons en auto (Charlot toujours au volant) à Chambon, au château des Terrasses, chez le colonel Nitot. Le colonel est heureux de recevoir un jeune brave. Charles raconte sa campagne de l’Yser devant le colonel et madame Nitot qui l’écoutent avec avidité et un patriotique intérêt. Le colonel, renversé dans son fauteuil, les yeux rêveurs et tristes, pense à la terrible épopée actuelle, à laquelle il aurait tant souhaité prendre part ; il écoute, lui, vieux brave, ce récit d’un jeune brave et il envie le sort de mon cher petit fusilier qui a vécu des heures si tragiques et si belles. « Mourir sur un champ de bataille, me disait, il n’y a pas longtemps, le colonel- a été le rêve de toute ma vie ! » On conçoit qu’il écoute Charlot avec tant d’avide curiosité, presque de jalousie.

    Nous quittons les Terrasses, puis je vais acheter 3 pièces de vin chez un propriétaire[2] de Chambon, après - bien entendu- que nous l’ayons goûté.

     

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    Onzain.- Grande rue.- 6 Fi 167/26. AD41

     

    Nous revenons par Onzain où nous goûtons, le pont de la Loire, Chaumont et Candé ! Avec arrêt bien entendu ! et accueil joyeux et sympathique.

    Le bon Dargent m’envoie une carte de Landerneau (Finistère) où est son dépôt « Le marché aux puces ». Il me donne de bonnes nouvelles de sa santé.

    Mon excellent ami M. Henri Robert, de Lunéville, me fait une agréable surprise en m’envoyant son portrait entouré de ses 2 fils (dont l’ami Paul). C’est là une belle et amicale photographie qui prend immédiatement place dans mon bureau.

    « Lunéville, 3 Mai 1915

    Mon cher confrère

    Mon cher ami

    Paul vous a dit, peut-être que j’avais eu la grande joie d’aller l’embrasser et de passer quelques jours avec lui, à Nevers. Vous pouvez penser ce qu’a été cette entrevue, après huit mois de si douloureuse séparation et de si cruelles angoisses. Notre bonheur a été d’autant plus grand que mon fils aîné se trouvait justement, lui aussi, peu éloigné, et qu’avec lui aussi nous avons pu nous trouver réunis.

    J’avais fait le projet même de profiter de ce voyage pour aller vous embrasser. Vous me l’auriez permis, n’est ce pas, et vous dire toute ma reconnaissance pour votre sympathie et votre bonté envers chacun de nous. Mais j’avais dû combiner un voyage d’affaires, bien nécessaire, avec heureuse entrevue, et il ne m’a absolument pas été possible d’en distraire si peu de temps que ce soit pour aller vers vous, mais ce n’est – je l’espère bien – que partie remise au jour de la délivrance.

    D’ici là, d’ailleurs, c’est sur votre visite que nous comptons, mon cher ami, car notre pays mérite une visite à ses souvenirs si tragiquement douloureux ! J’ai voulu conserver le souvenir de cette réunion de Nevers, je me permets de vous en adresser un exemplaire[3].

    J’espère que la santé de madame votre mère est aussi satisfaisante que possible et que vous ne vous ressentez plus vous-même de votre terrible accident. Veuillez être l’interprète de madame Robert et le mien pour prier madame votre mère d’agréer l’expression de nos sentiments les plus respectueux. Veuillez toujours me croire – mon cher ami – votre ami très reconnaissant et tout dévoué.

    Henri Robert. »

    René Arnol (Direction de l’intendance à Orléans) m’écrit pour m’inviter à aller assister aux fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans, dimanche prochain. Comme Charlot ira passer quelques jours en Nivernais, et que je serai seul, j’accepte.

    J’écris à monseigneur l’évêque de Lausanne et Genève, et à la Croix de Genève, pour demander la mise en liberté de M. Vautier – de Cherbourg – prisonnier et infirmier en Allemagne, en échange d’un prisonnier et infirmier allemand. Je souhaite de tout cœur, réussir et rendre, ainsi, un précieux service aux bons amis de Cherbourg, que je ne connais que par mon Charlot. Faire le bien, toujours faire le bien, même à ceux que l’on ne connaît pas. N’est-ce pas là le vrai bonheur ?

    [1] Les Boches, en effet, bombardent Dunkerque avec des pièces à longues portées et Gervois est de Dunkerque.

     

    [2] M. Prudent Navarre

    [3] la photographie