• 28 et 29 mai 1915

    28 et 29 mai 1915

    [28 mai] L’ami Pierre Gallon quartier-maître électricien m’écrit du Grand Palais :

    « Paris, le 27 mai 1915

    Monsieur Legendre

    Excusez-moi du retard que j’apporte à vous écrire, j’ai tellement eu du fourbi à faire ces temps-ci, visite sur visite, habillement, paiement, etc. Ça n’en finit plus ; je me figurais arriver au régiment en vrai bleu.

    J’ai eu de vos nouvelles par Charles. Je ne sais si nous resterons longtemps au dépôt ; nous devions être vaccinés hier, et le major attend encore quelques jours ; si nous ne subissons pas cette opération nous pouvons compter partir avant peu. J’ai causé de vous, assez longuement, avec Charles, et je crois que maintenant il a pour vous une affection très grande ; du reste il lui tarde de vous revoir, et il compte aller en permission de 24 heures dimanche. Il est allé hier soir voir votre sœur et votre beau-frère, je n’ai pas pu aller avec lui.

    J’attends toujours que vous me donniez des nouvelles au sujet de mon embarquement, je serai toujours très heureux que ça réussisse. Je vais toujours bien et je suis heureux de savoir que vous êtes toujours en bonne santé. Bien des choses de ma part à votre maman et recevez – cher monsieur – l’assurance de ma plus sincère amitié.

    Votre petit ami

    Pierre »

    Ce bon Pierre !

    Ayant écrit à monseigneur l’évêque de Lausanne et Genève pour la libération de monsieur Victor Vautier, de Cherbourg, prisonnier en Allemagne, je reçois une lettre de « la mission Catholique Suisse en faveur des prisonniers de guerre. » (de Fribourg)

    « Fribourg, le 26 mai 1915

    Monsieur

    En réponse à votre lettre du 10 mai nous avons le regret de vous faire savoir qu’il n’est pas en notre pouvoir de faire échanger des prisonniers.

    Par contre nous avons transmis votre lettre à la Croix-Rouge internationale qui s’occupe de cet échange.

    Veuillez croire – monsieur – à notre entier dévouement

    Prof. Paul Joye. »

     

    prisonniers français

    Prisonniers français et belges en Allemagne.- Agence photographique Rol.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (416)

     

    Je reçois une lettre de mon Charlot.

    « Grand Palais le 27 mai 1915

    Cher monsieur Paul

    Mercredi j’ai été chez votre sœur, j’ai été très bien reçu. Je suis invité à aller dîner vendredi chez eux.

    Je ne suis pas allé rue Lafayette, je suis allé à leur bureau ; enfin je vous remercie beaucoup de m’avoir donné leur adresse. Ils m’ont dit que Robert était chez vous, alors vous allez faire de bonnes parties d’auto. J’ai reçu une carte de Marthe[1] et si vous vouliez avoir la bonté de recevoir les cartes que l’on m’envoie, je vous les enverrais grossir le petit paquet qu’il y a. J’ai reçu une lettre de Joséphine[2] et elle est très contente d’avoir été en auto, elle m’a raconté que vous lui aviez écrit et qu’elle était très heureuse. Vous lui avez fait beaucoup de compliments sur moi, que je ne mérite guère. Enfin, vous êtes trop bon. Elle me dit que son frère est soigné à l’ambulance par le fils de madame Lafond[3], la boulangère ; il a été blessé comme vous le savez, et il a les oreillons.

    Hier le médecin n’a pas voulu me vacciner, alors j’en ai pour quelques jours à mon dépôt ; il y a un détachement le 1er juin et j’espère bien être dedans ; s’il m’avait vacciné j’en aurais eu pour deux mois, mais j’aime mieux partir. J’ai appris que ma compagnie a été complètement détruite dans une attaque à Nieuport et que – sur la compagnie – il en est resté qu’une demi-section, une trentaine sur 140 ; ils ont pris quelque chose les bonshommes. Beaucoup à mon dépôt demandent à repartir sur le front. Je n’ai pas encore reçu de vos nouvelles, depuis que je suis arrivé, cela m’étonne.

    Je ne vois plus grand-chose à vous raconter : que je suis toujours en bonne santé et j’espère que ma lettre vous trouve tout de même à la maizon[4] (maison).

    Je finis ma lettre en vous serrant cordialement la main.

    Votre neveu à la mode de France

    Viard Charles, 1er régiment de fusiliers marins en subsistance au Grand Palais - Paris »

    Pauvre enfant ! Il demande à repartir sur le front, remplacer ceux de sa compagnie qui sont morts pour la France ! Le brave !! Tous les jours je lui écris.

    Un œillet est joint à sa lettre ; je le garderai précieusement. Le reverrai-je le cher enfant que j’ai arraché à la mort ?...

    Madame Vauthier, de Cherbourg, m’écrit :

    « Cherbourg, ce 24 mai 1915

    Cher monsieur et ami

    Répondant à votre bonne estimée lettre, je ne sais comment vous remercier de toute l’amabilité, de tout le dévouement, de l’empressement que vous mettez pour faire revenir mon cher prisonnier. Je ne saurais jamais assez remercier Dieu de m’avoir fait trouver un bon ami et un protecteur tel que vous, monsieur et cher ami. Oh oui ! Je bénis Dieu et m’estime heureuse de toutes les coïncidences de ces tristes moments de cette guerre, de pouvoir rencontrer sur cette terre un cœur d’or et dévoué comme vous ; car au siècle où nous sommes, hélas ! que d’égoïsmes nous rencontrons à chaque pas, et vous – cher ami – vous me le disiez bien dans une de vos précédentes lettres, votre vie est employée à faire le bien, et mon seul désir est que vous soyez bien récompensé par toutes les satisfactions possibles de vos chers protégés ; enfin – monsieur et ami – merci, oh ! grand merci, de tout ce que vous faites pour mon mari, pour moi et soyez certain que deux cœurs battront à l’unisson pour la réalisation de tous vos souhaits et désirs. Je vous renvoie cette lettre de la Croix-Rouge, dont je vous prie de croire que je n’en parlerai nullement dans les lettres de mon cher mari ; notre sort, notre bonheur, notre réunion sont placés dans vos bonnes mains et puisse Dieu réaliser votre désir du prompt retour de mon absent, de mon cher mari.

    Cher ami, vous me dites que notre Charles est retourné à son poste, et peut-être sur la brèche du feu ; hélas ! espérons que Dieu lui préservera d’être blessé, mais je vous le dirai franchement, je crois que cette séparation très pénible pour vous, et je crois pour lui, sera son bonheur je le crois, je le sens ; près de vous, la bonté même, cet enfant était trop gâté, je crois, il finissait par croire que vos bienfaits lui étaient dus ; on s’habitue si vivement aux bonnes choses, aux gâteries !!!! Et loin, étant privé de votre bonne affection, de votre sollicitude, il lira, il verra dans son petit cœur de jeune homme, d’enfant presque, combien vous avez été bon pour lui ; il saura mieux apprécier tous vos bienfaits et ceux de madame votre bonne mère, et, à son tour, il priera Dieu de le ramener le plus tôt près de vous et en de très bons sentiments ; c’est ce que je vous souhaite de tout cœur, car, je le sens dans votre lettre, vous l’aimez beaucoup. Enfin, je pense qu’une bonne lettre de sa part est déjà venue vous témoigner ces bons sentiments, mais soyez certain – cher ami – que le petit secret est entre nous seuls.

    Allons, cher monsieur, encore une fois merci et permettez-moi de présenter mes meilleurs sentiments à madame votre mère et pour vous tous mes sentiments de gratitude.

    M. Vautier »

    [29 mai] Les Italiens avancent. De notre côté on m’assure que la guerre sera finie dans 3 mois ! Si c’était vrai ! Quel poids et quel atroce cauchemar de moins.

     

    italiens canon

    Armée italienne, un canon de campagne près du mont Antelae (Careo), 1915.- Agence photographique Rol.- BNF, [Rol, 485864]

     

    Charlot m’écrit :

    « Grand Palais le 28 mai 1915

    Cher monsieur Paul

    J’ai reçu deux lettres 26 et27, elles m’ont fait grand plaisir ; je commençais à désespérer. Vous mettez mal l’adresse, voilà la véritable :

    Viard Charles

    1er régiment de fusiliers-marins

    en subsistance

    au Grand Palais

    Paris.

    Ce soir je vais aller manger chez votre beau-frère. Je pensais aller dimanche à Blois, mais on est de trop, alors se serait dimanche prochain, mais je pense bien être parti sur le front.

    Je ne peux pas vous dire quel jour parce que l’on peut partir demain comme dans un mois. Quand je verrai le départ à peu près certain je vous écrirai. Pierre vous a écrit, mais vous ne lui avez pas fait de réponse ; voilà 2 cartes. Il vous souhaite bien le bonjour. Je ne vois plus grand-chose pour aujourd’hui. Avez-vous une bonne ? Sans cela madame Legendre va bien se fatiguer.

    Bien le bonjour à madame Legendre. Je vous souhaite une bonne santé à tous les trois.

    Votre neveu à la mode de France

    Charles Viard. »

    Voici encore de lui une belle carte (le cher enfant ne m’oublie pas) : « Prends bien garde, Boche, il y a danger, Quand veille un marin de trop s’approcher »

    « Grand Palais le 28 mai 1915

    Cher monsieur Paul

    J’ai reçu votre dépêche ce matin, mais elle a été sur le front ainsi que toutes les lettres ; il ne faut pas mettre le bataillon, ni la compagnie, sans cela je n’en recevrai jamais ; elles seront toutes perdues. Je n’en ai reçu aucune. Voilà l’adresse exacte :

    Viard Charles, 1er Régiment de fusiliers-marins, Grand Palais, Paris,

    Votre neveu à la mode de France. »

    Guibert m’écrit qu’il est toujours à Surgères (Charente-inférieure) son pays et qu’il a obtenu un nouveau mois de congé. Le veinard !

    [1] Mlle Marthe Lespagnol, de Candé.

    [2] Mlle Joséphine Latrasse, de Saint-Parize-le-Châtel (Nièvre), en place à Saint-Pierre-le-Moûtier (Nièvre).

    [3] à Saint-Parize-le-Châtel.

    [4] Maizon écrit ainsi pour l’accent que Charles y met pour le prononcer.