• 23, 24 et 25 mai 1915

    23, 24 et 25 mai 1915

    [23 mai - Pentecôte] Après la messe où nous allons – ma mère et moi – à Notre-Dame-des-Aydes, je ne sors plus de la journée.

    En Italie, c’est chose faite : le roi a signé ordonnant la mobilisation générale des armées de terre et de mer du royaume et la réquisition de tous les véhicules et animaux servant au transport.

    La mobilisation est fixée à aujourd’hui 23 mai. Ainsi donc voici l’Italie, notre Sœur latine, devenue notre alliée.

    Évolution  des peuples ! Évolution des individus !! Évolution des choses !!!

    D’alliée – depuis de longues années – avec la triple alliance, elle brise cette alliance, se retourne amicalement vers nous et fait face – armée et menaçante – vers le danger qu’est la race germanique, en jetant le défi à l’Autriche, comparse, ou plutôt « chose » de l’Allemagne. Saluons cette noble attitude de l’Italie. Terre de vaillance et de droiture, patrie des arts et des lettres, elle était appelée à combattre avec la France pour ces nobles causes de la civilisation.

    Vive l’Italie !

     

    Ferté Beauharnais (La) tableau La Pentecôte

    La Ferté-Beauharnais.- Église Saint-Barthélémy.- La Pentecôte.- CAOA. AD41

     

     

    [24 mai – Lundi de Pentecôte, et 25 mai]

    Enfin ! Je commençais à être inquiet. Le facteur m’apporte ce matin une carte de mon Charlot (Notre-Dame-de-Paris).

    « Paris le 22 mai 1915

    Cher monsieur Paul

    Je suis arrivé en très bonne santé et j’attends les résultats de la visite. Pierre est en observation, mais moi j’espère bien partir un de ces jours sur le front.

    Bien le bonjour à madame Legendre.

    Votre ami qui vous serre la main.

    Viard Charles, f.m. »

    Hélas ! Si le cher enfant allait être envoyé sur le front, et le front des marins c’est Nieuport, c’est Dixmude, c’est Ypres, ce sont les Dardanelles, tout un front cruel et dangereux, où la mort vous guette à tous les détours du chemin.

    Pauvre enfant ! Le reverrai-je ? Que Dieu le rende gai, couvert de gloire et en bonne santé, à son oncle adoptif.

    Je lui réponds aussitôt et lui écris à son dépôt, à Paris, au Grand Palais.

    En Italie les événements marchent. Le roi et le cabinet Salandra ne perdent pas leur temps.

    Le gouvernement italien a fait remettre aujourd’hui au gouvernement austro-hongrois la déclaration de guerre ; l’état de guerre a commencé cette nuit à minuit ; l’ambassadeur d’Italie à Vienne a été rappelé ; l’ambassadeur d’Autriche à Rome a reçu ses passeports et quitte Rome. Cette fois-ci c’est la guerre !...

    Bravo l’Italie !

    Ce matin à la messe de pèlerinage et ce soir aux vêpres il y a foule au sanctuaire de Notre-Dame-des-Aydes.

    Ce soir je reprends mon service de garde à l’ambulance. Je passe la nuit à la salle 3, où je ne connais aucun malade. A 2 h 30 le jour paraît, c’est plus agréable que les veilles d’hiver.

    Les malades ne sont pas très malades.

    Je quitte l’ambulance ce matin à 7 h 15.

    En arrivant, je trouve une lettre et une carte de Charles. La lettre est de dimanche.

    « Grand Palais

    Cher monsieur Paul

    Aujourd’hui dimanche, je reste au dépôt, on s’ennuie à cent sous de l’heure. Oh ! j’espère bien ne pas y rester longtemps. Je suis avec Pierre et en se promenant ensemble, j’ai trouvé mon copain Faye qui a été malade aussi, mais il va mieux. Bien le bonjour à madame Legendre. Je vous dirai comment que ça se passe d’ici quelque temps.

    Votre ancien pensionnaire qui vous serre la main : Viard, 1er fusilier marin. »

    La carte est de lundi (hier), elle représente : « le Bouvet » sur lequel Charlot était embarqué à Cherbourg, avant de s’engager dans la vaillante brigade des fusiliers marins.

    « Cher monsieur Paul

    J’ai passé la visite ce matin et le médecin ne  m’a pas donné espoir. Je lui ai dit que j’allais bien, mais lui m’a donné 2 mois à rester au Grand Palais pour être vacciné. Je suis sûr d’en faire une maladie, moi qui croyais partir tout de suite ; et Pierre est comme moi.

    Bien le bonjour à madame Legendre

    Viard, fusilier marin, 1er régiment, au Grand Palais, Paris

    Votre ami qui vous serre la main

    Viard »

    Voilà une nouvelle qui me comble de joie. Pendant 2 mois – au moins – Charles va être tranquille à l’abri des balles boches, et des obus et des shrapnells, et puis dans deux mois la guerre sera avancée, puisque l’Italie – maintenant – bataille à nos côtés. Connaissant la bravoure et l’activité de Charles, je n’aurai vécu qu’en des craintes continuelles et dans des angoisses en le sachant sur le front. Le pauvre enfant est désolé, moi je suis enchanté et je vais le lui dire.

    Aussi, ce matin, c’est avec joie que je pars à bicyclette aux Montils. Comme il fait doux et frais en forêt, malgré la chaleur d’été qu’il fait ; c’est délicieux. Tout est en fleurs, tout est vert, tout embaume, les oiseaux chantent. Que la nature est belle ! Qui dirait qu’à quelques centaines de kilomètres d’ici le canon tonne, les hommes se tuent, des milliers et des milliers de cadavres sont entassés emplissant l’air d’odeurs épouvantables…

    Ici c’est l’idéale nature, c’est la paix des champs, c’est la beauté du ciel…

    Aux Montils, madame Corby, toujours aimable, et ses 3 fils[1] et ses 2 neveux, me reçoit et me retient à déjeuner. Ensuite – par le tramway électrique – nous allons à Chaumont-sur-Loire.

    Les petits enfants sont dans la joie.

    Nous visitons le château si merveilleux ; puis nous allons à l’ambulance, j’y vois Mêmereau, Gardeil, Chouel (l’algérien) et Meunier ; ils sont contents de me voir. Ensuite nous allons par les jardins, sur le pont jeté sur le ravin et sur l’idéale terrasse d’où la vue embrasse le plus beau et le plus calme panorama que je sache : la Loire coulant paresseusement dans un paysage de Touraine, aux rives reposantes, aux coteaux boisés parsemés de villages coquets, aux horizons fondus et doux. Rien n’est violent et heurté, tout est moelleux et en harmonie. Nous nous reposons devant ce merveilleux tableau, sous les quinconces de tilleuls, tandis – qu’autour de nous – mille senteurs exquises nous font oublier les instants cruels de la guerre.

    Quel oasis de paix !

    Nous revenons par le tramway, moi je laisse mes aimables amis aux Montils et je continue jusqu’à Blois.

    Très bonne journée.

    [1] Jacques, Jean, René.