• 17 mai 1915

    17 mai 1915

    Quelle désolation, ce matin, en nous réveillant à 3 heures ! Il pleut ! Il pleut à verse !!! Charlot est désolé. Que faire ?

    S’aventurer par un temps pareil pour une si longue excursion est téméraire. En vain, je dis que nous ne pouvons pas partir par un temps pareil, que c’est de l’eau pour la journée, Charlot veut partir ; moi je ne demande pas mieux, mais je suis décidé à rester si le temps reste pluvieux. Le vent est au sud, le baromètre baisse, c’est de la pluie assurée. Charles est navré !

    Les heures se passent. Soudain vers 5 h le ciel semble s’éclaircir. Charlot prépare l’auto, et à 5 h 15, nous tentons une sortie. « C’es bien simple, dis-je à Charles, si la pluie reprend, nous reviendrons. » Et nous voilà partis, Charles au volant. La route est détrempée, mais le sol est bon pour les pneus ; vers Cour-Cheverny une petite bruine reprend, mais elle cesse presque aussitôt.

     

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    Cour-Cheverny.- Rue Barberet.- 6 Fi 67/6. AD41

     

    La Sologne est vite traversée – ma belle Sologne – et nous atteignons Romorantin ; les gens se réveillent. Bientôt nous sommes à Villefranche-sur-Cher, le ciel se découvre et la vallée du Cher se montre belle, verdoyante, aux coteaux et horizons bien lavés. En face Langon, voici – là-bas – sur la hauteur – Saint-Loup, perché dans la verdure, avec sa  belle petite église, au bas coule le Cher, lent et paisible. Quel ravissant paysage ! Pendant plusieurs kilomètres, la ligne du chemin de fer de Vierzon, le canal du Berry, la route, le Cher, se tiennent compagnie et se jouent les uns avec les autres.

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    Châtres-sur-Cher.- Canal du Berry. Le Pont-Levis.- Fonds JL Lacroix.- 207 Fi 15. AD41

     

    Voici Châtres, puis nous passons dans le département du Cher avec Thénioux. Nous gravissons une hauteur d’où la vue découvre un panorama d’une vaste étendue. Nous atteignons Vierzon – très importante et industrielle petite ville – que nous traversons sans encombre. Le ciel est devenu bleu et le soleil se montre. Quelle chance ! C’est sans doute la confirmation, car les rues sont animées d’une foule endimanchée et de petits communiants – le brassard au bras – et de petites communiantes – en robes blanches ; on attend la venue du pasteur du diocèse : monseigneur Dubois, archevêque de Bourges.

    En sortant de Vierzon nous sommes arrêtés sous un pont du chemin de fer et nous montrons nos passeports au brave garde-voie.

    Le temps devient de plus en plus beau. Charlot est radieux et chante comme un pinson. Pensez : revoir son pays et faire une entrée « sensationnelle » en auto, lui étant au volant. Quelle joie !

    Nous traversons Vignoux-sur-Barangeon, un charmant petit pays. Les prairies bordent l’Yèvre, et des landes pittoresques étendent leur merveilleux tapis de genêts d’or. Que c’est beau ! Voici Mehun-sur-Yèvre ! Nous sommes, à peu près, à moitié chemin ; nous nous arrêtons. Il faut ravitailler la voiture en essence et en eau, et la laisser souffler. Pendant ce temps nous « cassons la croûte » avec de la bonne charcuterie de campagne, à l’hôtel de l’Espérance. Ainsi lestés nous repartons, mettant le cap sur Bourges que nous atteignons peu de temps après. Mais quelle ville mal pavée, aux rues montantes, étroites et tortueuses ! Après de mauvaises indications qui nous sont données sur la direction de la route de Dun-sur-Auron, nous traversons Bourges – capitale du Berry – patrie de Jacques Cœur – de part en part – par ses artères principales. Les rues sont encombrées par les tramways et des voitures régimentaires. Bourges est une importante place militaire. Charlot conduit l’auto en maître. Nous passons devant de vastes casernes ; quel mouvement ! Nous filons ! Maintenant nous allons entrer dans la plaine du Berry.

    Nous prenons la grand’route de Moulins, elle est moins bonne, et, par ici les voituriers se rangent mal. Les sapristi de berrichons, dolents et endormis, attendent que nous soyons arrivés sur eux pour se ranger, et encore de quelle façon, et de quelle vitesse ; ils ne se bilent pas ; ils se retournent, regardent, prennent leurs aises. C’est énervant à la fin. Cela met Charles en « rogne » - comme il dit – et il leur flanque des sottises. Il y a de quoi vraiment.

    Nous passons à Saint-Just, des fourgons d’artillerie sont sur la place. La route est droite, mais continuellement accidentée, ce ne sont que des montées et des descentes ; et quelles côtes ! Ce n’est pas la plaine comme nous le pensions. Voici Blet, gentil village entouré de haies, avec une belle église romane que nous contournons, parce qu’elle se trouve placée dans l’axe de la route, avec un beau château. Tout autour la campagne est riante, avec des plaines et des bois ; ce n’est pas le vrai Berry de l’Indre, celui de George Sand, c’est le Berry du Cher. À gauche nous apercevons Charly dont le clocher de pierre émerge de la verdure. Les champs sont fleuris et embaument, les sainfoins, les luzernes étalent leurs couleurs roses et violettes, les trèfles dressent leurs rutilants tapis.

    Nous croisons de lourds attelages. De-ci, de-là de plantureuses fermes ; une bonne odeur d’étable, de laiterie et de pain chaud captivent en passant. Quelle belle nature ! Nous arrivons à Sancoins, chef-lieu de canton très important. Déjà, dans les prairies, les bœufs blancs paissent ; le Nivernais approche.

    À Mornay-sur-Allier, nous croisons un groupe de braves gens. « Mon père nourricier ! » s’écrie Charlot, nous arrêtons la voiture et Charles me présente un brave maçon et son fils, son premier père nourricier et son frère de lait, chez lequel il a été placé par l’assistance publique jusqu’à l’âge de 6 ans. Ils sont heureux de voir Charles. Vous pensez ! Nous leur promettons de passer les voir demain, en revenant. « Vous allez voir comme je suis reçu par ici » me dit Charles. Il se sent maintenant dans son « pays ». Nous passons l’Allier sur le beau pont suspendu de Mornay ; l’Allier passé nous sommes en Nivernais. Charles me montre Langeron, avec la tour de son vieux château. Enfin, nous faisons une entrée sensationnelle dans Saint-Pierre-le-Moûtier.

    Charles, la pipe à la bouche, fier au volant comme Artaban, me fait passer dans toutes les rues de la gentille petite ville nivernaise. En passant il salue des connaissances qu’il aperçoit. Nous nous arrêtons à la porte de monsieur le directeur des enfants assistés de la Seine, avenue de la gare. Un homme aimable, maniéré, la main tendue vient à notre rencontre ; c’est M. Bacquet, le directeur. Il est heureux de revoir Charles et de faire ma connaissance. Nous bavardons, M. Bacquet semble bavard, il nous invite à dîner pour le soir et nous partons déjeuner à l’hôtel du Lion d’Or, où nous déjeunons très bien en compagnie d’un docteur lorrain, très aimable, émigré dans la Nièvre. Le déjeuner est arrosé de la bonne eau minérale de Saint-Parize-le-Châtel. Comme nous voulons aller le soir à Saint-Parize, l’invitation de dîner de M. le directeur nous gêne, mais je trouve un biais : « J’ai promis, depuis mon accident, de ne plus rouler la nuit » et cela est vrai. Or de dîner à Saint-Parize cela nous attarderait trop.

    Nous allons voir M. le directeur et lui exposons le motif, il le trouve juste et nous invite alors à déjeuner le lendemain. Cela va mieux et nous acceptons. Mais – croyant m’intéresser - ne me propose-t-il pas de m’emmener voir ses poupons et tous ses enfants en nourrice de la région de Langeron.

    « Vous verrez comment nous opérons ». Je n’ose pas refuser par politesse, et tandis que Charles va voir ses camarades dans Saint-Pierre, nous partons M. le directeur et moi en auto en inspection des enfants assistés de la Seine. Cela ne me plaît pas du tout. Justement, voilà le temps qui se gâte, la pluie tombe. Nous arrivons à Langeron, entrons dans une maison. « Bonjour Mme Magloire - Bonjour M. le directeur – Eh bien comment va « notre » fille » et la nourrice, empressée, de présenter…

     

    A partir de ce passage, l’auteur interrompt subitement son récit et laisse dix pages blanches dans le but certainement de compléter sa narration. Il reprend le fil de son histoire seulement à partir du 23 mai, sans jamais relater les évènements qui se sont déroulés du 18 au 22 mai. Dans cet intervalle, nous savons que Paul Legendre et Charles Viard sont rentrés de leur escapade dans la Nièvre. La suite du récit nous apprendra que Charles a rejoint son régiment à Paris.